Le théisme, un modèle utile, mais pas absolu pour « imaginer » Dieu
La question n’est plus de croire ou ne pas croire « en Dieu », mais en quel Dieu croire
Par José Maria Vigil
VOIR :
Une histoire longue, mais pas éternelle, de l’idée de « Dieu »
Les anthropologues insistent sur le fait que l’homo sapiens est un homo religiosus depuis le début. Ce primate a commencé à être « humain » quand il a commencé à avoir besoin d’un sens à sa vie, et commencé à percevoir une dimension spirituelle, sacrée, mystérieuse…
Nous pensions que cette dimension religieuse implique une relation nécessaire à un « Dieu », mais aujourd’hui nous savons qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Nous avons maintenant des données qui montrent que tout au long du Paléolithique (70 000 à 10 000 ans avant J.-C.), nos ancêtres vénéraient la Grande Déesse Mère, s’identifiant de façon confuse avec la Nature. L’idée de « dieu » est plus tardive, elle date de l’époque de la révolution agraire (il y a 10 000 ans). Le dieu guerrier, mâle, qui vit dans le ciel et fait alliance avec la tribu… est une idée divine récente, qui s’est répandue et s’est imposée principalement dans les religions « agraires ».
Le concept grec de dieu (« théos ») marquera plus tard l’Occident : c’est le « théisme », une façon de concevoir ce qui est religieux, centrant tout sur la figure de « dieu ». Les dieux vivent dans un monde supérieur au nôtre, et ils sont puissants, mais ils ont des passions humaines. Les philosophes grecs critiqueront cette image trop humaine des dieux. Le christianisme va aussi purifier son image de Dieu, qui restera malgré tout assez anthropomorphique : Dieu aime, crée, décide, se repent, intervient, pardonne, rachète, sauve, a un plan… comme nous, qui après tout sommes faits à son image et à sa ressemblance. Ce Dieu tout-puissant, Créateur, Cause Première, Seigneur, Juge… est resté au centre de la vision religieuse occidentale du monde, comme l’étoile polaire dans le firmament religieux autour duquel tout tourne. On ne pouvait même pas douter de Dieu : le doute était déjà un péché, contre la foi. Croire ou ne pas croire en Dieu : telle était la question décisive.
Grottes de l’abbaye de Brantôme, grotte du Jugement Dernier
La science et la modernité se heurtent à Dieu
Mais à partir du XVIIe siècle, les progrès de la science ont fait reculer « Dieu » dans tout ce qui lui était jusqu’alors attribué. Grotius l’a dit : tout fonctionne de manière autonome, etsi Deus non daretur, comme si Dieu n’existait pas. La science découvre les « lois de la nature » ; les gobelins et les esprits ne sont plus nécessaires, les miracles disparaissent, et deviennent même incroyables. Bultmann dira : vous ne pouvez pas être moderne et croire au monde des esprits traditionnel.
Non seulement la science, mais aussi la psychologie sociale nous transforment : l’être humain adulte moderne ne se sent pas à l’aise devant un Dieu paternaliste qui bouche les trous. Bonhoeffer dira : « Dieu se retire, il nous appelle à vivre sans lui, dans une sainteté séculière ».
Si l’athéisme a commencé au XVIIIe siècle, au XXe siècle, il s’est multiplié par 12 : c’est l’option « religieuse » qui a le plus progressé. Il y a une augmentation des « athées », des « impies », qui ne sont pas des gens de mauvaise volonté qui veulent lutter contre Dieu, mais des gens pour qui Dieu n’est pas crédible, pas même intelligible. L’idée classique de « dieu » est remise en question.
Une nouvelle réflexion sur la question
Le christianisme occidental des XVIIIe et XIXe siècles a interprété l’athéisme comme de l’anticléricalisme, et il avait en partie raison. Mais il reconnaîtra plus tard qu’une autre grande partie de la raison est tenue par des critiques athées : « nous, les chrétiens, avons regardé plus que révélé le visage de Dieu » (Vatican II, GS19). Nous avons défendu de mauvaises images de Dieu, et maintenant il y a beaucoup de chrétiens qui reconnaissent que « je ne crois pas non plus en ce Dieu auquel les athées ne croient pas ».
Mais aujourd’hui, nous faisons un pas de plus : le concept même de « dieu », même purifié des mauvaises images, est un concept limité, et un concept d’acceptation non universelle. Plus : il y a ceux qui croient que certains concepts de dieu sont même nuisibles, car ils transmettent à l’Humanité des idées profondément erronées. Baltodano estime qu’il est urgent de changer l’image de Dieu dans son pays, car l’image commune de Dieu y est néfaste. La question est nouvelle et très sérieuse : quel statut donnons-nous au concept de « Dieu » ?
JUGER :
L’idée de « théos » a ses problèmes
Commençons par en reconnaître certains :
• l’objectivation de dieu : il est « un être », très spécial, mais un être concret, un « individu »… qui vit dans le ciel, là-haut, dehors… La grande majorité des croyants le croient, littéralement ;
• il est une « personne » : il aime, pardonne, ordonne, a un plan… comme nous… N’est-ce pas de l’anthropomorphisme ?
• il est Tout-Puissant, Seigneur et Juge universel, récompensant et punissant… une projection du système agraire ?
• il exerce et conserve la responsabilité ultime au cours de l’histoire (ne nous déresponsabilise-t-il pas ?)
• il est le Créateur : absolument « transcendant », totalement différent du cosmos… Un dualisme radical qui met l’Absolu d’un côté, et la réalité cosmique, dépouillée de toute valeur, de l’autre ?
• traditionnellement, il a été un dieu « tribal », de mon pays ou de ma religion, qui « nous a choisis » et nous protège des autres, nous a révélé la vérité et nous donne une mission universelle sur les autres… ?
Tout cela n’est qu’une façon d’imaginer Dieu, mais une façon qui a longtemps été inacceptable pour un nombre croissant de personnes… qui sentent qu’elles croient en Dieu, mais pas en ce genre de dieu, pas en « théos », ce qui ne serait qu’une façon agraire d’imaginer-concevoir la Divinité… Dieu doit être quelque chose de plus profond que ce que cette foi traditionnelle a imaginé comme étant Dieu.
Faisons une distinction
Une chose est de croire au Mystère de Dieu, à la Divinité – la Réalité ultime, inexprimable -, et une autre est de croire que ce Mystère prend la forme concrète de Dieu – « théos » (un être, là-haut, tout-puissant…).
Croire en la Réalité ultime, sans l’image de Dieu
-La Réalité ultime, elle ne peut pas être aussi simple que cette image de dieu-théos… Nous ne pouvons pas confondre ce qui est vraiment la Réalité ultime avec notre idée de « dieu ». Le théisme est un « modèle », une forme concrète d’imaginer-concevoir le divin, un instrument conceptuel, une aide, non indispensable.
-Il s’agit d’un instrument culturel, qui s’est révélé extrêmement utile, voire brillant ; mais ce n’est pas une « description » de la Réalité ultime, que nous ne pouvons pas « imaginer ».
-C’est une création humaine ; c’est pourquoi elle a changé, et elle change encore ; maintenant, elle nous semble une idée évidente, mais l’humanité a passé beaucoup de temps sans elle.
-Aujourd’hui, pour beaucoup de gens, ça ne fait pas sens : ils ne peuvent pas accepter cette façon d’imaginer la Réalité ultime. Ils estiment que le « théisme », qui consiste à imaginer la Réalité ultime comme un « dieu », n’est pas la seule façon de s’y référer ni la meilleure, ni toujours la bonne.
Il n’y a aucune raison de disqualifier le « théisme », qui pour beaucoup de gens est utile, voire indispensable. Il s’agit de découvrir qu’elle n’est qu’un instrument et que d’autres ont besoin d’un autre modèle, pas d’un modèle théiste. Croire ou ne pas croire en « Dieu » n’est plus la question ; ce qui est décisif maintenant, c’est l’expérience spirituelle de chacun.
AGIR :
• Celui qui se sent bien dans la tradition théiste peut y rester ; personne ne doit être dérangé.
• Cependant, de nombreuses personnes et communautés traditionnelles feraient bien de se pencher sur cette question ; il n’est pas bon de l’ignorer simplement par paresse.
• De façon générale, il faut de nouvelles images, de nouvelles métaphores de Dieu ; les traditionnelles sont usées et ne sont plus utiles à beaucoup de gens.
• Aujourd’hui, un nombre croissant de personnes découvrent que le théisme est incompatible avec leur perception actuelle du monde, et qu’en dehors du théisme, paradoxalement, elles se réconcilient avec la dimension divine de la réalité, avec la Réalité divine, un nouveau nom – plus respectueux – qu’elles donnent à Dieu.
• Les théologiens voient de plus en plus clairement la possibilité d’un christianisme post-théiste, bien que cette intuition soit encore loin d’être bien établie. On peut être chrétien et pas théiste, ne pas croire en « dieu-théos », mais à la Réalité divine, à la Divinité.
• On peut – et on doit – relire les religions au-delà du théisme (certaines ne sont pas théistes). Tout comme le modèle « dieu » n’est pas indispensable, la forme théiste classique des religions ne l’est pas non plus. Nous pouvons vivre au-delà du théisme, mais pas au-delà de la Réalité ultime. Une réinterprétation post-théiste du christianisme est déjà faite par beaucoup, en pratique et en théorie, et il vaut la peine de la connaître.
• L’expérience spirituelle de l’être humain est permanente, et s’approfondit, mais les images et les explications que nous nous sommes données pour la comprendre et l’exprimer, ont varié, et varieront, au fur et à mesure que nos connaissances s’accroîtront.
• La controverse traditionnelle sur l’existence de Dieu (croire ou ne pas croire en Dieu…) est une discussion qui n’a plus de sens… Le modèle théiste n’est pas absolu ; il est si traditionnel qu’il semble indispensable à beaucoup, mais il ne l’est pas. Et l’alternative au théisme n’est pas l’athéisme, mais le « post-théisme », ou simplement le non-théisme. Ces deux formes sont compatibles avec l’expérience spirituelle de l’être humain.
Source : http://servicioskoinonia.org/agenda/archivo/obra.php?ncodigo=727
Illustration : Arie M. den Toom / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)
On peut se reporter aussi, sur ce thème, à plusieurs réflexions de José Arregi, telles que :
https://nsae.fr/2020/02/25/croire-ou-ne-pas-croire-en-dieu/
https://nsae.fr/2020/01/14/la-religion-dou-vient-elle-ou-va-t-elle%e2%80%89/
https://nsae.fr/2019/07/04/pour-une-eglise-prophetique-post-seculaire-postreligieuse/
https://nsae.fr/2019/06/19/spiritualite-chretienne/
Ainsi qu’à celles de Jean-Marie Kohler :
https://nsae.fr/2019/10/11/la-foi-chretienne-au-defi-des-mutations-contemporaines/