Par Raphaël Buyse

Que faut-il penser de ce texte ?
• 5000 personnes, sans compter les femmes et les enfants.
• 5 pains et deux poissons.
• 12 messieurs bien choisis.
• Un coup de baguette divine ?
• Et hop ?
On peut. Tant que ça fait rêver, ça fait rêver…
Mais sommes-nous ici pour rêver et pour nous adoucir un tant soit peu la vie ? Si la foi ressemble à quelque chose comme ça, le réveil risque d’être bien difficile. Et il ne faut pas nous étonner que des gens cherchent ailleurs des rêves plus excitants que nos célébrations…
Que nous dit l’évangile que nous venons d’entendre ?
Il nous raconte d’abord que Jésus vient d’apprendre la mort de Jean-Baptiste et l’on sait bien le lien qui les reliait. C’est près de Jean-Baptiste, sur les bords du Jourdain, que Jésus a entendu pour la première fois ce qu’il portait en lui-même. C’est près de lui qu’il comprit que son bonheur et que la joie du Père, ce serait de faire vivre les autres en leur révélant le vrai visage de Dieu et tout le possible de l’homme.
Mais voilà que des mois ou des années après, Jésus apprend l’exécution de son ami quasi-cousin. On a sûrement dû lui raconter les circonstances du drame : la danse d’Hérodiade, le caprice de sa mère et l’embarras d’Hérode. On devine bien, même si l’évangile n’en dit rien, la colère de Jésus, sa peine et sa souffrance. Mais tout cela est rapporté avec une grande pudeur : on dit seulement que Jésus a besoin de se retrouver seul…
Je pense ici à deux amis qui, à l’approche du décès de leur fille, demandaient à leurs amis de respecter leur silence… Lorsqu’on a mal, on a souvent besoin de « prendre sa barque », d’aller se mettre à l’écart et de faire silence.
Enfin, cela dépend : il y a des gens qui, au contraire, ont besoin d’aller rejoindre d’autres… On est chacun ce que l’on est.
Ce que rapporte l’évangile, c’est que Jésus ne se retrouve pas seul très longtemps ! Les gens apprennent qu’il est par là, et ils accourent. Lorsqu’il accoste, il y a 5000 personnes. C’est du moins ce que l’on raconte…
Ce qui est touchant, ce n’est pas le nombre, mais l’attitude de Jésus. Il est dans la tristesse, dans la douleur d’avoir perdu un proche ; il est en train de « faire son deuil » comme on dit, mais il se laisse saisir par cette foule immense.
C’est très mystérieux de voir comment Jésus, au lieu de se recroqueviller dans sa tristesse, se laisse rejoindre et en devenir plus vivant. Mystérieusement, il y a des morts, des séparations, des échecs et des ruptures qui déclenchent un sursaut de vie… alors qu’il y a des morts, des séparations, des échecs et des ruptures qui referment, isolent et tuent à petit feu. Nous ne sommes pas tous à égalité devant les mêmes réalités…
Et c’est troublant de le constater.
Au lieu de s’enrouler dans sa tristesse, au lieu de fuir les gens qui sont autour de lui, Jésus est saisi de compassion, comme si sa propre blessure le rendait plus attentif. Il faut se savoir fragile pour être secourant. Dans sa blessure, il découvre comme un « surcroit d’humanité ».
Il faut que nous lui demandions ça, pour nous, pour d’autres aussi.
Il est capable de le faire…
Je pense encore à ces parents que j’évoquais il y a quelques instants. Après avoir dit « laissez-nous dans notre silence », je les ai vus, le jour même de la célébration des funérailles de leur fille, aller réconforter d’autres personnes tellement effondrées…
Et l’on raconte, dans l’évangile, que ce jour-là, Jésus a pris du temps pour mettre d’autres en vie. Et même jusqu’à la nuit tombante…
Compassion de Jésus…
Je ne me lasse pas de la contempler…
…
Mais de l’autre côté, les 12 garçons regardent leur montre.
Il est six heures moins le quart, et c’est l’heure pensent-ils, de fermer les guichets de la grâce pour être libre à 18 h ! « Seigneur, renvoie la foule ! Qu’ils aillent dans les villages s’acheter de la nourriture avant que ferment les commerces. Nous n’en serons que plus libres ! »
La réponse de Jésus est cinglante : « Ils n’ont pas besoin de s’en aller. Donnez-leur vous-mêmes à manger. »
La suite, on la connaît…
Que s’est-il vraiment passé ?
Dans l’évangile, on trouve six versions de cette histoire ! Deux chez Matthieu, deux chez Marc, une chez Luc et une chez Jean. Avec ici et là des petites nuances. Mais dans aucun récit, on ne parle de « multiplication » des pains…
Dans un autre récit que celui que nous venons d’entendre, on raconte qu’un petit bonhomme montre aux disciples qu’il a, dans sa besace, 5 pains et 2 poissons. Et que les disciples, goguenards, les montrent à Jésus : « Mais à quoi penses-tu donc, Seigneur ? On ne peut rien faire avec si peu ! »
J’aime penser que le geste de cet enfant provoque une avalanche.
J’aime penser que son cadeau malhabile suscite une vive émotion chez ceux qui sont autour de lui et que son geste se propage comme flammèche sur les chaumes…
J’aime penser qu’à son exemple, l’un après l’autre, chacun sort de son sac son petit « en-cas », sa petite « réserve réservée » et les met en partage. Si bien qu’après avoir mis toute cette vie en partage, il reste de quoi remplir… 12 paniers.
On dit, dans l’évangile, que tous ont été rassasiés.
Il y avait sans doute mieux à espérer comme menu de banquet en présence de Jésus… mais peut-être faut-il nous rappeler ce que disait Saint Ignace de Loyola que nous fêtions il y a quelques jours : « Ce n’est pas d’en savoir (ou d’en avoir) beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement… »
Cette interprétation de l’évangile n’est peut-être pas très catholique, elle est seulement plausible. Elle nous fait sortir de l’image d’un Jésus tout puissant qui, depuis ce temps-là, d’ailleurs, se serait mis en retraite anticipée en nous laissant végéter dans la faim et le dénuement.
À ne pas lire entre les lignes, on risque de faire des « miracles » de Jésus de jolis mirages… Jésus n’est pas un magicien qui se plait dans le sensationnel : je ne crois pas en ce Christ-là.
Jésus est ce premier de cordée qui nous propose de prendre soin des autres et de leur donner nous-mêmes à manger ! Il nous convoque au partage de ce que nous avons et au don de ce que nous sommes. Et c’est là le vrai miracle.
Si nous nous décidions à partager nos pauvretés de toutes sortes, si nous nous décidions à vivre dans la compassion et non plus le repli sur nous, la vie serait bien plus facile et il est certain que nous ramasserions bien des paniers en trop.
Il ne faut cependant pas croire que nous sommes des gens fermés, avares, bouchés, cupides, rapaces, centrés sur nous et nous refusant à tout partage ! Arrêtons de croire, de dire et de chanter que nous ne sommes « pas beaux » !
Ce qui nous pèse, c’est cette indécrottable idée qu’il existe quelque part quelqu’un capable de nous combler : alors on va, on vient, dans cette quête illusoire qui fait de nous des éternels insatisfaits. Ce qui fait piétiner nos vies, c’est cette folle idée perfectionniste qui tend à nous faire croire que l’on n’a rien donné tant que l’on n’a pas tout donné : sottise de tout-puissant !
Ce qui nous retient, c’est aussi et d’abord ce fichu manque de confiance en nous-mêmes. Cette incapacité de croire dans la valeur immense de nos 5 petits pains et de nos 2 poissons. Nous ne croyons pas assez que le peu que nous sommes et que nous avons est capable de mettre de la vie. Alors nous ne les risquons pas.
Et c’est bien ça, le drame…
Tant d’amours qui se terminent prématurément à cause de cela, par insatisfaction d’un idéal jamais atteint et par des frustrations diverses ; tant de projets et de rêves qui ne sont jamais mis en œuvre par peur de ne pas y arriver, par crainte de ne pas avoir les forces et les talents. C’est oublier les autres, et oublier que la vie ne se construit que dans le partage du peu que nous sommes et que nous avons ; et que le bonheur ne se reçoit que dans le consentement à nos fragilités, nos pauvretés et à celles des autres.
L’évangile nous déplace.
Il nous conduit sur un autre chemin.
Et c’est cette audace-là qu’il faut demander au Christ…
Ce que l’on peut aussi entendre, dans l’évangile, c’est que Jésus prend le pain et les poissons. Il les bénit puis il rend grâce à Dieu pour l’audace du petit bonhomme et de ceux qui lui ont emboité le pas en se risquant aussi.
Le peu, remis à d’autres, devient du grand…
Au pays des amoureux, disait Madeleine Delbrêl, un anneau de cuivre vaut plus qu’un anneau d’or.
Et trois fois rien, disait Raymond Devos, c’est déjà quelque chose…
…
Un dernier point : il faut que l’on sorte de l’idée que, lorsque Jésus dit à ses disciples de donner à manger à la foule, il préfigure le ministère sacerdotal, celui du service diaconal et qu’il veut qu’il y ait entre Lui et la foule quelques intermédiaires visibles qui seraient maintenant les évêques, les prêtres et les diacres tous au service du « peuple des rachetés » ! Il faut chasser ces idées de nos têtes… si tant est qu’elles y soient encore inscrites !
L’évangile est pour tous.
Il n’y a jamais de parole « réservée » à quelques-uns.
C’est à chacun d’entendre.
« Donnez-leur vous-mêmes à manger »
« Même si vous n’avez que peu : donnez… »
Cela devrait suffire…
Viens nous apprendre, Seigneur !
Source : https://raphaelbuyse.wordpress.com/2020/08/02/donnez-leur-vous-memes/