Guinée, la vente des terres finance la migration
Par Jean-Bernard Jolly
Une étude du sociologue Olivier Peyroux, cofondateur de l’association Trajectoires, décrit la situation des jeunes Guinéens migrants. Leur coûteux voyage est souvent financé par la vente de terres familiales, à la différence d’autres migrants qui sont aidés dans leur périlleuse traversée de la Méditerranée par des diasporas bien implantées. C’est de tels jeunes que secourent des organismes comme SOS Méditerranée. Cette remarquable enquête a été réalisée pour Caritas France et Caritas Maroc, et publiée le 4 juillet 2020 sur le site de Radio France Internationale (RFI). En voici une présentation.
-Olivier Peyroux note d’abord que cette migration est nouvelle et inattendue, à un moment où la Guinée connaît, certes des tensions politiques, mais en même temps une croissance soutenue due à la mise en valeur de ses importantes ressources minières. Il s’agit de jeunes, mineurs ou majeurs, de 15 à 30 ans, principalement des garçons, qui prennent l’initiative de partir vers l’Europe sans avoir le soutien de parents et d’amis déjà installés dans les pays d’accueil, à la différence des Maliens, des Sénégalais ou des Ivoiriens. La migration concerne, mineurs et majeurs confondus, de l’ordre de 11 000 personnes par an depuis 2017.
-Pourquoi cette aspiration au départ ? Il y a le fond commun de se sentir exclu de la mondialisation et de n’avoir pas de perspective d’avenir dans son pays. Mais, d’une manière plus spécifique, la situation politique en Guinée et les relations clientélistes qui la structurent font qu’il est pratiquement impossible d’obtenir de Guinée un visa pour l’Europe. La seule voie de migration est clandestine, l’itinéraire est terrestre, il suppose l’intervention d’un nombre important d’intermédiaires qu’il faut payer. Le voyage est donc coûteux, de l’ordre de 3 000 à 10 000 euros, ce qui l’interdit aux jeunes les plus démunis.
-Comment financer une telle dépense ? En l’absence de diaspora en Europe qui pourrait aider, il faut emprunter sur place, en Guinée. Et c’est là que se situe une malheureuse spécificité guinéenne. Le relatif développement économique fait qu’il y a dans le pays un nombre assez important de prêteurs potentiels, disposant de fonds. Ils ne cherchent pas à tirer des intérêts, même usuraires, de leurs prêts, mais s’intéressent d’abord aux terres dont pourraient hériter les candidats à l’exil. Car ce sont des terrains que demandent les mines et le secteur industriel. Les jeunes ne peuvent pas rembourser l’emprunt qui permet leur départ, et ils sont obligés de vendre leur terre familiale. Ainsi la vente de terres finance la migration. Et c’est souvent au moment d’un décès que peuvent être réunis les fonds nécessaires. « Une fois que le terrain est récupéré, l’intermédiaire va pouvoir le revendre parfois dix fois le prix à des compagnies ou à d’autres entreprises surtout étrangères. »
-La route jusqu’en 2017 passait souvent par la Libye, à travers le Mali et le Niger. Aujourd’hui, il s’agit de gagner l’Algérie et le Maroc pour rejoindre l’Espagne. Le voyage est très dangereux dans la mesure où il est organisé par des « taxis-mafia », via une longue chaîne de passeurs. Si les intermédiaires ne sont pas payés comme ils le demandent, le migrant peut être séquestré jusqu’à ce que lui ou quelqu’un d’autre paye, il sera même torturé ou vendu pour un travail qui s’apparente à de l’esclavage. Les familles sont alors souvent obligées de s’endetter au pays pour libérer leur proche. Certains s’arrêtent dans chaque pays traversé pour travailler et gagner ainsi l’argent nécessaire à la poursuite du voyage.
-Le cas des femmes est différent. Moins nombreuses, elles partent généralement par avion jusqu’au Maroc. Mais de là, elles passent en Europe par des voies qui échappent aux structures de prise en charge des migrants, avec pourtant des chances non négligeables de regroupement familial.
-Quelles actions sont-elles possibles face à cette situation ? Malgré les contrôles renforcés aux frontières, le flux des départs reste constant, donc la réponse sécuritaire ne fonctionne pas. Il faudrait prendre les moyens de régulariser le séjour de ces jeunes, vers les pays d’Europe en déficit de main d’œuvre en particulier. Mais alors que la migration comporte généralement un aspect bénéfique pour le pays de départ, via les transferts d’argent des émigrés, ce n’est pas le cas des jeunes Guinéens, dont le départ se fait au prix de ressources familiales, foncières, irremplaçables, et conduit donc à l’appauvrissement de la classe moyenne inférieure à laquelle ils appartiennent.
Voir l’entretien avec Olivier Peyroux : https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200704-guin%C3%A9e-vente-terres-finance-migration
Source : https://www.chretiensdelamediterranee.com/guinee-la-vente-des-terres-finance-la-migration/