CE N’EST PLUS LE TEMPS DES RÉFORMES, MAIS CELUI D’UNE RUPTURE RADICALE
Par José Maria Vigil [1]
José Maria Vigil est un ancien religieux missionnaire de l’ordre des clarétains. D’origine espagnole, naturalisé Nicaraguayen en 1988, il réside maintenant au Panama. Il a été très proche de Pedro Casaldaliga (lui aussi clarétain) qui a consacré sa vie à la lutte des paysans sans terre, avec qui il a ensuite poursuivi un travail éditorial.
José Maria Vigil est un spécialiste reconnu de la théologie de la libération. Il a évolué vers la théologie du pluralisme religieux, et s’est ensuite tourné vers les nouveaux paradigmes. Il est un pionnier du nouveau paradigme post-religieux, non théiste. Parmi ses nombreuses activités, il coordonne la commission latino-américaine de théologie EATWOT (Ecumenical Association of Third World Theologians), il dirige leur revue théologique : « Voices ». Il est membre du WFTL (Forum Mondial de Théologie de la Libération). Il dirige une collection « Tiempo Axial » sur les nouveaux paradigmes. Il a participé au Forum Social Mondial. Avec Castaldaliga, il a fondé l’Agenda Latinoamericana. Il est (évidemment) interdit d’enseignement.
Le texte qui suit est le résumé d’un article où il exprime l’urgence de se tourner vers une nouvelle conception du phénomène religieux : les nouveaux modèles.
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C’est en train de se produire, et c’est peut-être la plus grande transformation religieuse des derniers millénaires ; oui, des millénaires, depuis le fameux « temps axial » dont parlait Karl Jaspers. Le temps axial est un temps qui a marqué un avant et un après, en tant que point de rupture radical dans l’histoire de l’humanité. En effet, à cette époque, la conscience de l’humanité a été transformée de telle manière que nous avons accédé à un autre niveau de conscience spirituelle. De nombreux observateurs parlent de l’avènement d’un « paradigme post-religieux » [2]. La modernité (y compris ce que nous appelons souvent la postmodernité) a remis les choses dans un nouveau contexte où tout a pris une direction et une signification différentes. Ce n’est plus un temps de réforme, mais de grande rupture.
Pour ceux qui voient la réalité du monde actuel comme un moment de profonde transformation, des régions entières ayant notamment quitté le christianisme en quelques décennies seulement, l’avenir de celui-ci en tant que religion n’a qu’une seule issue : plus de réformes, encore moins de contre-réformes, mais autre chose : la mutation. La seule issue est la « mutation génétique », religieuse et spirituelle, que ce nouveau temps axial exige de l’humanité. Les religions, en tant que nouvelle configuration de la dimension spirituelle permanente de l’être humain, sont apparues récemment, avec le néolithique. C’est précisément le néolithique qui s’achève avec l’émergence et le développement des « sociétés du savoir ».
Maintenant, il ne s’agit pas de « se rebiffer contre l’aiguillon [3] », ni de retenir la marée avec ses mains, ni de marcher contre l’histoire et l’évolution biologique, mais de se laisser porter, de capter le sens du vent, et de lui faire confiance, laissant germer ce qui est nouveau, et mourir ce qui a fini de remplir sa mission. On parle de « mutation génétique » pour désigner un changement qui transforme l’identité biologique elle-même, au plus intime de l’être vivant, ce qui peut même impliquer un changement d’espèce. En d’autres termes, après le choc contre l’iceberg, le Titanic est déjà condamné et va sombrer ; cela peut prendre deux heures et demie, ou peut-être plusieurs siècles, mais il est déjà mortellement blessé et incapable de se réformer. Nous pouvons nier la réalité, et rester à l’arrière du navire avec l’orchestre, en compagnie de ceux qui ne sont pas en mesure de rompre avec un passé qui sombre, et de se lancer dans une nouvelle aventure, ce qui est justement la seule possibilité de continuer la vie.
Les religions sont en constante évolution et transformation. Des réformes et encore des réformes les adaptent aux changements culturels de l’évolution des temps. Aujourd’hui, une réforme (qui ne ferait que donner une nouvelle forme) ne suffit plus, mais il faut une rupture (qui, plus qu’une nouvelle forme, donne une nouvelle identité).
Les changements que connaît notre espèce humaine en cette nouvelle période axiale dans laquelle nous vivons sont si profonds que bon nombre des hypothèses fondamentales millénaires issues des religions ne s’inscrivent plus dans le cadre culturel de la nouvelle société. Tous les éléments fondamentaux les plus anciens du judéo-christianisme – par exemple – datent de la seconde moitié du deuxième millénaire avant notre ère. Mais ce que nous appelons la base « anthropo-théo-cosmique » (la conception de la relation entre Dieu, la nature et l’humanité) avait déjà été établie au cours des trois millénaires précédents, après les violentes invasions des peuples eurasiens… et aussi des sémites, au sud, phénomène aujourd’hui relativement bien documenté par l’archéologie. L’évolution des présupposés « anthropo-théo-cosmiques » qui s’est alors forgée est restée inchangée jusqu’à ce jour, pendant tous ces millénaires. Le judaïsme et toutes les religions du Levant, de Canaan et de la Mésopotamie, qui sont apparus au cours de ces trois millénaires avant notre ère, partagent le même présupposé anthropo-théo-cosmique formé précédemment, s’abreuvent au même fleuve spirituel, sans connaître la source. La Bible elle-même, qui est apparue très tard, a grandi au sein de ce même humus anthropo-théo-cosmique préexistant. Elle est la fille de cette époque de culture religieuse, de son imaginaire et de son paradigme, paradigme qui est encore debout aujourd’hui.
Dans le contexte culturel de la situation actuelle, l’adaptation des religions à la nouvelle spiritualité qui s’ouvre les oblige à assumer ce changement de présupposés fondamentaux (anthropo-théo-cosmiques), qui n’est plus une « réforme », mais implique une rupture majeure, au regard d’une vision paradigmatique en vigueur depuis plus de 5000 ans.
Ce que nous exposons ici est très grave, car il s’agit d’un « changement de paradigme », que nous appelons souvent le nouveau paradigme post-religieux. Les religions, cette façon de façonner la spiritualité humaine qui a émergé avec le néolithique et la révolution agricole et urbaine, ont rendu un grand service à l’humanité – non exempt de grandes contradictions et souffrances – mais peut-être qu’ils ont fini de remplir leur rôle. Les mêmes présupposés très anthropo-théo-cosmiques de la spiritualité traditionnelle ne sont plus intelligibles dans la nouvelle sensibilité spirituelle à laquelle l’humanité accède. L’humanité entre dans une nouvelle étape d’évolution biologique, dans laquelle la dimension la plus profonde de sa conscience ne s’exprime plus sous une forme « religieuse » ni dans une « spiritualité »… D’où les abandons massifs qui ont eu lieu et continuent de se produire.
Nous sommes dans une nouvelle ère axiale, et il ne s’agit plus de Réformes, mais d’une Rupture globale. Tant que nous restons dans l’ancien paradigme, le débat peut se poursuivre in aeternum. Le seul fait d’entrer sincèrement dans le nouveau paradigme fera disparaître les anciennes questions et leurs débats, et nous pourrons vraiment nous poser les questions porteuses d’avenir. John Shelby Spong, qui fut l’évêque anglican de Newark, aux États-Unis, est l’un des auteurs chrétiens réformés les plus conscients de la nécessité de profondes ruptures théologiques et spirituelles. Écrivain prolifique, il a insisté à maintes reprises sur le fait que le défi culturel et religieux actuel est tel qu’il exige du christianisme une réforme beaucoup plus profonde que celle de Luther, une réforme qui fera paraître mineure celle du XVIe siècle. Celle-ci ressemblera désormais à un jeu d’enfants par rapport au poids de la Nouvelle Réforme qui nous est désormais imposée. Ce n’est plus l’heure des vieilles réformes ; c’est l’heure d’une Nouvelle Réforme qui s’impose d’urgence, différente et radicale, une véritable « mutation génétique spirituelle » à la hauteur de la grande transformation biologique que la planète et le cosmos vivent en nous. [4]
Notes :
[1] in : eatwot / academia.edu / José María VIGIL Panama
[2] Paradigme ici désigne l’ensemble des représentations, des croyances et des valeurs qui conditionnent la façon dont un individu perçoit la réalité et réagit face à ce qu’il perçoit. Les découvertes scientifiques en tous domaines depuis le 16e siècle ont bouleversé la manière dont les humains pensaient le monde auparavant, se pensaient eux-mêmes, et en conséquence se représentaient Dieu et Jésus. L’Église catholique reste tributaire de l’ancien paradigme dans sa doctrine, sa morale, sa structure, ce qui ne la rend pas crédible pour des femmes et des hommes modernes.
[3] Résistance inutile contre une force supérieure ; cf. Ac 26,14
[4] Texte transmis par Jacques Musset, reçu de Guilleme Ramis, catalan, et traduit par Régine et Guy Ringwald
Source : Golias Hebdo n° 641