« Contre le fanatisme, remettons la religion dans le débat public » (Adrien Candiard)
Par Bernard Ginisty
Pour Adrien Candiard, frère dominicain et islamologue, l’attentat monstrueux dont a été victime un professeur d’histoire et de géographie de la part du terrorisme islamiste souligne que notre approche habituelle du fanatisme ne fonctionne pas. « Quand on fait sortir la religion du débat public, alors elle n’est plus soumise à la critique. On transforme une opinion en une identité qui devient sacralisée et finalement indiscutable. La logique de la laïcité a abouti à cela : à respecter les religions dans leur coin, sans en discuter. On se trompe ! La religion est d’abord une opinion et elle peut donc être discutée. Aucun croyant ne peut sommer quiconque de respecter en bloc sa religion comme un bloc sacré et indiscutable. (…) Il faut remettre la religion dans le cercle de la raison commune. (…) Si l’on veut éviter que ces tragédies se reproduisent indéfiniment, il faut refaire de la religion une question d’opinion universalisable, c’est-à-dire sur laquelle il est possible d’échanger des arguments contradictoires » [1]
Chaque fois que nous nous identifions totalement à ce que nous croyons ou pensons, nous sommes sur la pente du fanatisme. Pour éviter cette dérive, Adrien Candiard nous rappelle que « Dieu est plus grand que ce que les autres en disent – même ceux qui profèrent à mes yeux des énormités – et plus grand aussi que ce que j’en comprends. (…) Je ne suis pas propriétaire de Dieu. Je ne dois pas confondre mon opinion, même si je la crois vraie, avec Dieu lui-même. Ni confondre ma personne avec Dieu ».
Trop souvent, les clercs des différentes religions neutralisent au nom de l’institution qu’ils défendent les textes auxquels ils se réfèrent. Pour Maurice Bellet, « il convient peut-être de regarder ce qui fait le malheur du texte inerte – c’est-à-dire du texte qui “ne parle pas”. C’est une parole qui n’écoute pas. C’est là, c’est dit ; le seul rapport à l’autre, c’est que l’autre, lui, doit écouter, apprendre, comprendre s’il peut, répéter, exécuter ; obéir, obéir. Ce qu’on présuppose en lui n’est même pas explicité ; on présuppose qu’il a de quoi tenir l’attitude qu’on juge nécessaire pour croire ce qu’on lui dit ; et que s’il ne croit pas, c’est de sa faute ou en tout cas de son fait (par ignorance, préjugé, faiblesse, etc.). Le discours se tient par lui-même ; aucun retour de critique ou d’expérience ne saurait vraiment le troubler ; il sait les réponses avant les questions. Son modèle naïf est le catéchisme. Mais on peut argumenter dans l’érudition et l’abstraction en gardant la même structure. C’est une parole qui se présente comme indépendante de celui qui la dit et de celui à qui elle parle. Elle est close en elle-même. C’est-à-dire en vérité qu’elle ne parle à personne » [2].
Si Dieu existe, il est le Dieu de tous les hommes, en ce sens il est « laïque » comme l’affirmait le pasteur Tommy Fallot, fondateur du Christianisme Social : « Dieu seul est laïque ; hélas, l’homme souffre de maladies religieuses, cléricalement transmissibles ». [3] On peut déplorer que nous ne parlions pas les mêmes langues pour parler de la vie et de la mort, du sens et de l’absurde, du mal et de la grâce, mais il est difficile de penser sans la médiation concrète d’une langue. Dieu seul est laïque, car, tous les mystiques l’attestent, il se situe au-delà des langues qui le disent et des sentiments des croyants qui le vénèrent. Cette distance ne signifie pas qu’il faille jeter aux magasins des accessoires démodés l’héritage des religions, mais ne cesser de les interroger. Sauf à vouloir se transformer en un néo-cléricalisme s’identifiant à un universel abstrait, la laïcité française est aujourd’hui suffisamment adulte pour ne pas craindre d’assumer la totalité de l’héritage légué par l’histoire.
Notes :
[1] Adrien CANDIARD, entretien dans le journal La Croix du 19 octobre 2020, p. 5. Il vient de publier Du fanatisme. Quand la religion est malade, éditions du Cerf, 2020. [2] Maurice BELLET (1923-2018), Croyants (ou non), passons ailleurs pour tout sauver !, éditions Bayard, 2011. Il explicite ainsi sa pensée : « En vérité, ce conflit chrétien s’inscrit dans un conflit plus vaste, où la modernité se déchire : entre esprit doctrinaire et relativisme. C’est-à-dire entre deux prétentions : à un savoir établi, qui juge de tout, à une position supérieure qui… juge de tout. Rien d’étonnant à ce que ces deux attitudes aient des traits communs ! (…) Apparaît alors que le motif profond de l’intégrisme, du fondamentalisme, des toutes les convictions religieuses apparemment sans fissure, c’est, fondamentalement, l’angoisse. L’angoisse de la perte, la perte de l’absolu, du ce-qui-ne-peut-manquer, du point d’appui qui ne glisse pas. Cette angoisse est chez les humains extrêmement profonde, même lorsqu’elle est dissimulée dans des attitudes en apparence contraires – et c’est justement le cas du relativisme religieux. L’intégrisme est dans l’angoisse de perdre la Vérité ; son ennemi est dans l’angoisse de perdre la Réalité, le “monde contemporain”, l’ensemble de relations qui fait qu’on est dans ce réel partagé, qui nous éloigne des délires et des enfermements. » (P. 25-34). [3] Cité par Pierre PIERRARD (1920-2005), Anthologie de l’humanisme laïque de Jules Michelet à Léon Blum, éditions Albin Michel, 2000, p. 12.