Par Valentine Zuber
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Dans sa célèbre « Lettre aux instituteurs » en date du 17 novembre 1883, le ministre de l’Instruction publique Jules Ferry précisait l’esprit dans lequel l’école publique tout juste instituée devait permettre de renforcer l’adhésion de tous au gouvernement républicain.
Soucieux de rallier tous les enfants de France aux valeurs de la toute jeune République, mais aussi d’en faire des citoyens égaux, responsables et solidaires, quelles que soit leurs origines sociales ou leurs convictions religieuses, il y insistait longuement sur la première mission qui revenait aux professeurs : enseigner aux futurs citoyens une morale « commune », seul gage selon lui de la solidité et de la pérennité future de la nation.
Faire une nation
On oublie trop souvent que la IIIe République faisait face à un public déjà formidablement hétérogène : enfants des campagnes encore très peu scolarisées et toujours marquées par l’emprise sociale d’un catholicisme souvent hostile au régime républicain ; enfants de villes industrielles dans lesquelles les confrontations politiques opposaient brutalement les syndicats naissants au patronat encore tout-puissant ; enfants des classes plus favorisées dont les parents, déjà tentés par le séparatisme scolaire, privilégiaient l’enseignement à la maison par des précepteurs ou inscrivaient leurs enfants dans des écoles congréganistes paraissant moins sulfureuses que l’école républicaine « sans Dieu ». C’est peu dire que la mission d’union nationale et patriotique donnée à l’école de la nation tout juste réorganisée était déjà un immense défi.
Au cœur des programmes d’instruction obligatoire, un enseignement de « morale laïque » était spécifiquement prévu, dans le respect scrupuleux de la laïcité de l’école : « La loi du 28 mars [1882] se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier, d’autre part elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école. »
Liberté de conscience
Ferry rappelait ainsi : « Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous. »
Mais peut-être aussi pour tempérer le zèle parfois trop teinté d’anticléricalisme des jeunes hussards noirs de la République, il précisait les termes employés : « quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre : vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. […] Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge. »
Et le ministre de donner une règle pratique (nous dirions un conseil pédagogique) : « Avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment. »
Tempérance est mère de succès
On ne peut qu’admirer la tempérance et le réel souci de ne pas braquer les esprits – alors particulièrement échauffés par la « guerre » larvée entre la France catholique et la France républicaine – témoignés par Jules Ferry. Afin d’amener par la diffusion de la science et par la persuasion, toujours respectueuse des diverses sensibilités des élèves, à l’émancipation individuelle et sociale promise par l’école républicaine, le ministre de l’Instruction publique d’alors prenait nettement plus de gants que l’actuel ministre de l’Éducation nationale…
Il nous faut donc méditer ses conseils précieux, à l’heure où certains voudraient asséner sans précaution des valeurs prétendument communes à ceux qui ne les partagent pas toutes. Imaginer d’envoyer, sans réel accompagnement pédagogique, un livret de caricatures dont certaines très antireligieuses, à tous les élèves des collèges, menacer de signalement ceux qui, parmi eux, ne respecteraient pas la minute de silence est aussi dangereux qu’irresponsable. Cela contrevient à l’esprit résolu, mais conciliateur des pères fondateurs de l’école républicaine.
Aujourd’hui encore, ce n’est pas en froissant ou en niant unilatéralement la validité de leurs croyances que l’on arrivera à persuader les élèves de la valeur première donnée à la liberté, y compris d’expression, dans une République laïque. Et ce n’est pas non plus en faisant des professeurs les relais particulièrement exposés, depuis l’odieux attentat ayant coûté la vie à l’un d’entre eux, d’une volonté politique aux accents exagérément guerriers, qu’on les protègera dans leur mission si nécessaire et si délicate à la fois : éduquer les futurs citoyens à la liberté, dans les limites strictes de celles des autres, et au respect de toutes les croyances et opinions que la République française proclame pourtant explicitement dans l’article premier de sa Constitution.
À lire
La « Lettre aux instituteurs » de Jules Ferry sur le site de l’académie de Paris.
La laïcité en débat, au-delà des idées reçues, Valentine Zuber, Le Cavalier Bleu, 194 p., 20 €.