Le séisme McCarrick
Par Gino Hoel
« Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis à la chaux : à l’extérieur ils ont une belle apparence, mais l’intérieur est rempli d’ossements et de toutes sortes de choses impures » (Mt 23,27).
450 pages, plus de 1400 notes de bas de page, un récit qui laisse sans voix… Il faut avoir le cœur bien accroché pour lire le rapport McCarrick. Commandé il y a deux ans par le pape François afin de comprendre comment un tel prédateur a pu faire carrière jusqu’à devenir cardinal de la Sainte Église romaine, ce rapport de la Secrétairerie d’État montre les implications diverses tant à la Curie qu’au sein de la Conférence épiscopale nord-américaine. Le Vatican a décidé d’être transparent en publiant les différents éléments dont il disposait sur l’ex-archevêque de Washington (2001-2006), renvoyé de l’état clérical en février 2019. Nous devons saluer cet effort qui tente de répondre à certaines questions. Mais cela suscite maintes réflexions sur l’Église et son avenir.
Prêtre new-yorkais, Theodore Edgar McCarrick devint évêque auxiliaire de New York au printemps 1977 sur décision de Paul VI. À l’époque, nul ne savait qu’il avait déjà abusé d’un mineur, ni à Rome ni au sein de la hiérarchie nord-américaine même si la mère du mineur avait sonné l’alerte, sans succès. Au contraire, il était considéré comme dynamique, zélé, travailleur, assez pastoral pour accéder à l’épiscopat. Quatre ans plus tard, en novembre 1981, Jean Paul II créa le diocèse de Metuchen (New Jersey), suffragant de Newark, et y nomma son premier évêque : Theodore McCarrick. L’homme y demeura cinq années avant d’être transféré sur le siège métropolitain de Newark au printemps 1986 puis d’être nommé archevêque de Washington à l’automne 2000.
Photo Michael W. Pendergrass., Public domain, via Wikimedia Commons
Le rapport nous apprend qu’il fut pressenti pour devenir archevêque de Chicago en 1997, archevêque de New York en 1999 et archevêque de Washington au printemps 2000. En effet, McCarrick était devenu un personnage-clé de l’épiscopat nord-américain, très efficace pour lever des fonds aussi bien pour son diocèse de Newark que pour le Vatican. N’avait-il pas créé la Fondation papale dont le ticket d’entrée – en échange d’une rencontre avec le pape – s’élève à 100 000 $ ? Par ailleurs, il se démenait aussi à l’extérieur des États-Unis en assumant un rôle plus ou moins diplomatique auprès de différents gouvernements (et ce, jusqu’à son renvoi du collège des cardinaux en 2018) à telle enseigne que le FBI faillit en faire un agent ! Or, McCarrick fut biffé, car de nombreuses informations circulaient sur lui aux États-Unis depuis plusieurs années : l’homme était suspecté d’activités sexuelles avec des prêtres, des séminaristes et des jeunes adultes. Différents témoins avaient fait remonter ces informations aux cardinaux nord-américains, aux nonces apostoliques aux États-Unis ainsi qu’à la Conférence épiscopale. Mais celles-ci furent minorées, voire décrédibilisées : il s’agissait de rumeurs puisqu’aucune victime n’avait osé parler publiquement et que l’on ne trouvait aucune preuve formelle impliquant McCarrick.
Néanmoins en 1999, alors que Rome souhaitait nommer ce dernier sur le siège new-yorkais, le cardinal-archevêque de New York, Mgr O’Connor, bientôt retraité (il mourut en mai 2000), avait rédigé un rapport reprenant les accusations empêchant la nomination de McCarrick : un prêtre l’accusait d’activités sexuelles avec un prêtre en 1987, des lettres anonymes le dénonçaient comme pédophile, car l’Oncle Ted (son surnom) couchait avec des « neveux » (c’est ainsi que McCarrick présentait ses séminaristes/victimes) et avait partagé le même lit que des séminaristes tant à Metuchen qu’à Newark ainsi que dans une villa au bord de la mer. O’Connor déconseillait cette nomination pour le bien de l’Église et de sa réputation. Ce rapport avait été envoyé à la nonciature apostolique des États-Unis, laquelle l’avait transféré au pape polonais. C’est ainsi que le siège de New York échappa à McCarrick.
On reparla à Rome de McCarrick pour la succession de l’archevêque de Washington au printemps 2000. On fit de nouveau état des accusations pesant sur lui et Jean Paul II demanda une enquête au nonce apostolique aux États-Unis, Mgr Monsalvo. Les évêques du New Jersey furent interrogés. Certes, on disait que McCarrick avait partagé le même lit que des séminaristes, mais il n’y avait pas de preuve de relations sexuelles… En août 2000, McCarrick prit sa plus belle plume pour se défendre auprès de Jean Paul II (par l’intermédiaire du secrétaire personnel Mgr Stanislas Dziwisz). Jamais, ô grand jamais, il n’avait couché de sa vie avec un homme, une femme ou un enfant, il était vierge. Il reconnaissait avoir partagé la même couche que des séminaristes, mais en tout bien tout honneur : il voulait bien admettre une erreur de jugement… Le pape polonais appréciait l’archevêque de Newark qu’il avait connu dès les années 1970 et qu’il avait visité en 1995 lors de son sixième voyage aux États-Unis. McCarrick faisait des prêtres en nombre, était présenté comme sûr doctrinalement (n’avait-il pas repris en main le séminaire de Newark dans un sens conservateur ?), signait de gros chèques pour les œuvres du pape et de son entourage. La lettre décida Jean Paul II de le nommer dans la capitale nord-américaine en novembre 2000, en dépit de l’âge du candidat (70 ans). Mieux ! McCarrick ne figurait pas sur la liste des candidats potentiels présentée au pape et la succession de Washington ne fut même pas débattue au sein de la Congrégation pour les évêques. Quelques semaines plus tard, le nouvel archevêque de Washington était créé cardinal. De nouvelles accusations remontèrent jusqu’au pape par l’intermédiaire du cardinal-secrétaire d’État, Mgr Sodano. Mais Jean Paul II n’eut que deux mots : « Nihil dicens » (« Rien à dire »). Le rapport précise que le pape polonais avait connu ce genre d’accusations portées de l’autre côté du Rideau de Fer par les pouvoirs communistes au sujet d’ecclésiastiques et qu’il avait balayé les accusations contre McCarrick.
Élu pape en avril 2005, Benoît XVI accepte de prolonger McCarrick sur le siège de Washington deux années au-delà des fatidiques 75 ans, âge auquel tout évêque remet sa charge. Mais dans l’intervalle, un nouveau prêtre accuse McCarrick, ce qui entraîne un rétropédalage du Vatican : l’archevêque de Washington voit sa démission acceptée en avril 2006, invité par ailleurs à observer une vie plus discrète : moins de voyages, moins de célébrations publiques, moins d’interviews dans les journaux. L’alors délégué pour les représentations pontificales, Mgr Carlo Maria Viganò, prépare deux rapports en 2006 et 2008 dans lesquels il propose de lancer une procédure canonique à l’encontre de McCarrick. Mais Benoît XVI rechigne : McCarrick était désormais retraité, les accusations dataient et il n’y avait pas eu à sa connaissance d’abus sur mineurs. C’est ainsi que McCarrick poursuivit ses activités aux États-Unis et en dehors puisqu’il n’y avait pas eu d’instructions formelles de la part du Vatican. Il ordonnait régulièrement des prêtres et des diacres pour l’ultraconservateur Institut du Verbe incarné qu’il protégeait et dont le fondateur, le P. Carlos Miguel Buela, fut accusé d’avoir eu des rapports sexuels avec des séminaristes. Il logeait au séminaire du Chemin néo-catéchuménal Redemptoris Mater de Washington. Le rapport montre quantité de lettres échangées entre McCarrick et différents cardinaux de Curie l’invitant certes à la prudence, mais nullement contraignantes. En outre, l’archevêque retraité déniait toujours les accusations et finit par expliquer à ses proches que seul le pape pouvait le contraindre et nullement un préfet de Congrégation, voire son successeur dans la capitale nord-américaine, le cardinal Donald Wuerl. En 2011, un nouveau nonce aux États-Unis est nommé : Mgr Viganò, lequel reçoit en 2012 les confidences d’un prêtre abusé par McCarrick. La Congrégation pour les évêques, informée, incite le diplomate à enquêter, mais celui-ci ne bouge pas le petit doigt. Au contraire, il participe à différentes cérémonies auprès de McCarrick pour lequel il a beaucoup de prévenance. L’élection de François en 2013 ne change pas la donne ; si le nouveau pape entend lui aussi des « rumeurs », il s’en remet aux jugements de ses prédécesseurs et ne prend aucune autre mesure… jusqu’en 2017 : l’archevêché de New York reçoit en effet une plainte d’abus sur mineur et enquête sur les faits et gestes de l’archevêque émérite de Washington, jugeant les faits crédibles. C’est alors que François bannit McCarrick du collège des cardinaux puis le renvoie de l’état clérical après une procédure canonique.
Le rapport McCarrick ne parle pas seulement de l’homme, mais aussi de l’institution. Il éclaire d’un jour nouveau les prises de décisions et leurs processus au sein de la Curie. Il en dit long sur le fonctionnement de cette administration. L’Église catholique, en effet, est dirigée selon les principes de la monarchie absolue. S’il y a différents dicastères – ministères –, les préfets n’en répondent que devant le pape. Il n’y a pas de conseil des ministres au sein de la Curie, ce qui peut expliquer pour partie les erreurs de jugement au sujet de McCarrick, voire l’ignorance de ses responsables qui ne débattent jamais entre eux sous la présidence du pape des problèmes de l’Église. Ainsi le cardinal Parolin qui fut sous-secrétaire pour les relations avec les États entre 2002 et 2009 affirme-t-il n’avoir jamais entendu parler des turpitudes de McCarrick. Ainsi le préfet pour la Congrégation pour les évêques, le cardinal Re, put-il passer la main à son successeur le cardinal Ouellet en 2010 sans lui faire part d’aucune information au sujet du cas McCarrick. De même le cardinal Bertone, secrétaire d’État de Benoît XVI n’évoqua-t-il pas ce sujet avec son successeur en 2013, le cardinal Parolin. En revanche, beaucoup savaient au sein de la Curie que l’archevêque de Washington n’était pas blanc-bleu : outre les cardinaux déjà nommés, le cardinal Sandri, substitut aux affaires générales de la Curie (2000-2007) puis préfet de la Congrégation pour les Églises orientales ; le cardinal Mamberti, secrétaire pour les relations avec les États (2006-2014) puis préfet du Tribunal suprême de la Signature apostolique ; le cardinal Filoni, substitut de la Secrétairerie d’État (2007-2011) puis préfet de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples (2011-2019) ; le cardinal Becciu, son successeur à la Secrétairerie d’État (2011-2018) puis préfet de la Congrégation pour la cause des saints (2018-2020)… La liste est (très) longue. Si longue qu’il est quasiment impossible de « punir » ces prélats : François n’aurait plus aucun collaborateur !
Par ailleurs, des évêques nord-américains s’interrogent sur la Fondation papale et se demandent si McCarrick a pu acheter des fonctionnaires et employés de la Curie. Il serait en effet intéressant de « suivre l’argent » afin de mieux comprendre les mécanismes internes de couverture et de dissimulation. McCarrick avait du reste l’habitude d’offrir des cadeaux de Noël à des cardinaux et prélats de la Curie. Ce rapport montre bien les failles de ce système absolutiste, avec ses canaux et ses réseaux, qui ne repose sur aucun texte néotestamentaire. Enfin, il questionne le mode de désignation des évêques. Cooptés entre eux, les évêques ne sont pas choisis en raison de leur sens pastoral, mais pour d’obscures raisons idéologiques et relèvent bien souvent du fait du prince, tout-puissant, absolu, dont on ne peut mettre en cause les décisions. La littérature ecclésiale parle, au moment de la désignation d’un évêque, de son « élection ». Mais que l’on ne s’y trompe pas : l’« élu » ne l’est pas en raison d’un processus démocratique, mais par le choix d’un seul ou d’une poignée d’hommes recrutés en raison de leur docilité à ce système et non pour leurs compétences. Les enquêtes sur les candidats sont menées de façon obscure et scellées par le secret pontifical. On ne se demande pas à Rome ce qui est bon pour tel ou tel diocèse : on doit nommer évêque l’abbé Untel, qu’importe le diocèse où il sera nommé. C’est un processus connu : La Bataille d’Osorno de Régine et Guy Ringwald (Ed. Temps Présent/Golias, 2020), avant le rapport McCarrick, le prouve sur plus de 280 pages.
Si François a engagé une réforme de la Curie, celle-ci n’a pas avancé d’un pouce et pour cause : les mentalités ne changeront que quand les structures auront changé. Vouloir faire l’un sans l’autre sera un coup d’épée dans l’eau et laissera le champ libre à tous les McCarrick dans l’Église, aujourd’hui et demain. Ce rapport est certes un pas important et déjà des chrétiens demandent des rapports du même type, tant au Chili qu’en Argentine par exemple. Mais il ne servira à rien s’il ne signe pas une véritable réforme structurelle, à tous les étages, dans l’Église.
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