Deux énormes affaires liées à la « culture de l’abus » dans l’Église catholique
Deux rapports : le dossier McCarrick porte sur un cas personnel, et il a été publié (le 10 novembre) [1] ; le dossier Scicluna résulte d’une large enquête qui a mis au jour un mal endémique, mais il est tenu secret (depuis plus de deux ans). En fait, si on fouille au-delà des discours que constate-t-on ? Principalement trois choses : que le mal est systémique, que les responsabilités sont diluées, que les victimes sont oubliées. L’argumentation a été bien comprise : de même que le pape, après le fiasco chilien, se retranchait derrière « un manque d’informations véridiques et équilibrées », de même le rapport McCarrick explique le manque de vigilance (c’est peu dire) du Vatican par « des informations inexactes et incomplètes ».
Un système de protection et de complicités est à l’œuvre dans les deux cas : « on » savait (beaucoup savaient), mais soit les coupables sont morts : Jean Paul II dans le cas McCarrick, soit on s’est arrangé pour se retrancher derrière une responsabilité collective : la démission collective des évêques chiliens, qui n’en était pas une. Jusqu’à plus ample informé, aucune vraie sanction (quelques démissions acceptées). Le caractère systémique est de plus en plus évident. Dans le cas chilien, il a été démonté et mis au jour, dans le cas des États-Unis, le réseau est tout juste voilé.
Pourtant, McCarrick dirigeait une fondation qui drainait des fonds, il distribuait de l’argent à des personnes influentes : cardinaux et prélats de la Curie. Certains sont encore là. Pourtant, l’incroyable collusion des pouvoirs instaurée au Chili a bien mis en jeu des personnes de haut rang, et qui sont toujours là.
Les victimes, jusqu’à présent, n’ont droit qu’à des paroles de contrition et de compassion de la part de l’institution, donc de personne. Au Chili, Mgr Scicluna avait invité les plaignants à s’adresser directement à lui, mais depuis, c’est le silence.
Quant à ce qu’il faudrait faire pour que les choses changent, pour venir à bout du cléricalisme et de la « culture de l’abus », pour parler comme François, pour l’heure tout et tout le monde est toujours en place, comme s’ils attendaient que « cela passe ». Est-ce là tout ce qu’ils sont capables de concevoir pour faire face à une situation qui ressemble à un désastre ?
Au lendemain de la publication du rapport sur l’ex-cardinal McCarrick, les protagonistes de l’affaire chilienne rappellent que leur dossier dort tranquillement à Rome et que le Vatican ne fournit toujours pas aux tribunaux les éléments qui pourraient faire avancer les dossiers. Juan Carlos Claret qui fut le porte-parole des laïcs d’Osorno, vient de publier sous la forme de trois livres, un travail universitaire qui fait tout l’historique des abus du fait de l’Église au Chili [2], avec une documentation exhaustive. Son travail rend disponible l’analyse du problème. Pour l’heure, la hiérarchie continue à faire comme si rien de s’était passé, et l’évêque qui avait si bien préparé le voyage du pape qui fut un naufrage a été promu. Continuons donc… jusqu’où ? jusqu’à quand ? Juan Carlos Claret le dit ainsi : « La solution à la crise a été laissée entre les mains des mêmes personnes qui l’ont provoquée ».
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Après le rapport McCarrick, le Chili veut un compte-rendu complet de sa crise des abus
Par Inés San Martín
Après la publication par le Vatican du rapport tant attendu sur la montée au pouvoir de l’ancien cardinal américain Theodore McCarrick [1], les victimes d’abus au Chili se demandent où est le rapport sur la montée au pouvoir et la chute de plusieurs membres de la hiérarchie locale, dont deux cardinaux influents accusés de dissimulation.
La crise des abus au Chili est stupéfiante : Plus d’un quart des évêques du pays ont été cités à comparaître par des procureurs pour des allégations d’abus ou de dissimulation. La liste comporte les cardinaux Francisco Javier Errazuriz et Ricardo Ezzati, tous deux anciens archevêques de Santiago.
Errazuriz était considéré comme proche du pape François : il était membre du conseil des cardinaux qui a conseillé le pontife sur la réforme du Vatican, et ancien président de la conférence épiscopale d’Amérique latine (CELAM). Plusieurs anciennes victimes d’abus affirment qu’il n’a pas agi promptement pour enquêter sur les allégations contre l’ancien prêtre Fernando Karadima, autrefois le plus éminent clerc du Chili, qui a ensuite été reconnu coupable d’abus sexuels sur des mineurs.
Ezzati est non seulement accusé de dissimulation d’abus, mais il est également la cible d’un procès de 500 000 dollars concernant un viol présumé dans le complexe de la cathédrale de Santiago qu’il aurait omis de signaler. Il est depuis longtemps accusé d’avoir couvert Cristian Precht, un autre prêtre éminent exclu de la prêtrise après avoir été accusé d’abuser de mineurs.
Bien que les deux prélats, en particulier Errazuriz, aient longtemps clamé leur innocence, « le cardinal Errazuriz devrait être en prison, et Ezzati aussi. Ce que ces hommes ont fait, en particulier Errazuriz, est absolument criminel », selon les mots de Juan Carlos Cruz, une des victimes de Karadima.
Début 2018, le pape François a envoyé au Chili l’archevêque de Malte Charles Scicluna, l’homme de référence du Vatican en matière d’abus, et celui-ci a produit un rapport confidentiel de 2300 pages sur la crise dans le pays. Le dossier a conduit le pape à convoquer les évêques chiliens à Rome, où ils ont remis leur démission en bloc. Pourtant, après ce début apparemment impressionnant, le changement dans l’Église chilienne est au point mort.
Juan Carlos Claret Pool est le porte-parole des laïcs d’Osorno, où un protégé de Karadima, l’évêque Juan Barros, a été nommé en 2016 [3], déclenchant l’étincelle qui a provoqué le tumulte dans le pays. Il estime que dans le cas de McCarrick comme dans celui du Chili, le Saint-Siège a créé des « attentes » qui n’ont pas été satisfaites.
« Qu’est-ce que j’attends du rapport McCarrick ? » a-t-il dit à Crux. « Que le Vatican ordonne l’ouverture de tous les dossiers secrets cachés dans chaque diocèse et que la documentation recueillie à Rome soit envoyée à la cour de chaque pays. » « Ce n’est qu’avec un changement structurel que l’Église montrera qu’elle veut changer de cap, sinon, ce n’est que de la poudre aux yeux ».
Près de deux ans après la fin de l’enquête Scicluna, de nombreuses anciennes victimes interrogées ne savent toujours pas ce qu’il est advenu de leurs allégations et plusieurs évêques chiliens ont été autorisés à démissionner sans explication, bien que certains d’entre eux aient fait l’objet d’allégations soit d’avoit dissimulé, soit d’avoir eux-mêmes abusé.
Cela provoque une frustration croissante chez ceux qui ont volontairement contribué à fournir des informations et qui, à l’époque, nourrissaient de grands espoirs de changement.
« Personne ne demande que le rapport chilien soit du domaine public, mais partagé sans réticenses par le Vatican avec ceux qui peuvent rendre justice, c’est-à-dire les tribunaux chiliens, car le droit pénal du pays établit un mécanisme de secret afin que l’information ne soit pas divulguée à la presse », a déclaré J. Claret.
Claret – qui a écrit trois livres sur la crise des abus – a longtemps aidé les survivants chiliens et les autorités civiles, et il a constaté que la « coopération » du Vatican avec le système judiciaire était nulle. Il estime que la réticence à partager le contenu de ce rapport est plus un prétexte pour s’assurer que les évêques ne sont pas tenus responsables qu’une « véritable préoccupation pour [la vie privée des] victimes ».
Eneas Espinoza, une victime de Precht qui est maintenant porte-parole du Réseau chilien des victimes des abus cléricaux, a déclaré à Crux que « tant que l’Église catholique ne remettra pas tous les dossiers [sur les abus] aux systèmes judiciaires nationaux, ce ne sont que des feux d’artifice, sans aucun progrès réel pour garantir que les abus cessent ».
Il a noté que lorsque l’Église catholique rend publiques des informations sur les abus, il s’agit de résumés ou de rapports élagués qui sont plus des messages aux religieux qu’aux victimes : En ne communiquant pas l’information complète aux autorités, « l’Église dit aux prêtres qu’ils peuvent continuer à abuser, parce qu’ils continueront à être protégés ».
La semaine dernière, nous avons vu comment un autre cardinal sera « puni » avec une retraite dans un établissement religieux, une suspension de ses responsabilités et une interdiction d’être enterré dans une cathédrale », a déclaré Espinoza. « Ce n’est pas de la justice, c’est une farce. »
Il fait référence au cardinal polonais Henryk Gulbinowicz, 97 ans, archevêque émérite de Wrocław, qui a été sanctionné par le Vatican vendredi.
Timothy A. Law, l’Américain qui a fondé Ending Clergy Abuse (ECA) [4] aux USA, a dit à Crux que ce qu’il pense du rapport McCarrick c’est que « cela ne va pas avoir beaucoup d’impact ».
« Je pense que nous sommes arrivés à un point de saturation où nous sommes choqués et déçus, et je pense donc qu’un rapport comme celui-ci, s’il était sorti il y a un an et demi quand il était prêt à sortir, aurait été important ; maintenant, je me demande juste comment il va être reçu », a-t-il dit.
En ce qui concerne le rapport Scicluna, Law a déclaré qu’il était « certainement pertinent » et qu’il serait important qu’il soit publié, ainsi que les sanctions : « Il est important qu’ils soient publiés, mais ils le feront ; quelles en seront les conséquences est une autre question ».
Anne Barrett Doyle, co-directrice de BishopAccountability.org – un site web qui documente la crise des abus – a déclaré à Crux que le refus continu de l’Église de publier le rapport chilien « se moque de ses vœux de transparence répétés ».
Elle a également noté que d’autres évêques qui ont été sanctionnés « bénéficient de débarquements relativement doux ».
En outre, « le pape n’a pas prononcé un seul mot public de critique à leur égard. Il devrait ordonner un compte-rendu public complet sur chaque évêque qui est un facilitateur ou un abuseur, ou les deux ».
« Mais je ne suis pas optimiste, je crains que le rapport McCarrick ne soit un solde de tout compte », a déclaré Barret Doyle.
Dans une interview accordée le 11 novembre à Crux, J. Cruz a déclaré que « maintenant que j’ai lu le rapport McCarrick, j’aimerais que celui du Chili soit également rendu public ».
« Il s’agit de faire briller une grande lumière là où certains veulent l’obscurité », a-t-il dit. « Ce qui compte, c’est que cela ruine la vie des gens. Les êtres humains sont démolis par les abus et la dissimulation. L’abus était horrible, mais la dissimulation par Errazuriz, Ezzati et les évêques au Chili, a été aussi grave que l’abus ».
Selon lui, la dissimulation est un « schéma » dont souffrent les victimes, et « c’est horrible ».
« Certaines des victimes parviennent à guérir, tandis que d’autres finissent par se suicider, et il y a toute une gamme entre les deux, et c’est atroce », a-t-il déclaré. « En tant que catholique, je vous le dis, l’Église de Jésus-Christ, où l’amour prévaut, compte dans sa hiérarchie de nombreux membres qui sont d’horribles criminels. Ceux qui abusent, et ceux qui dissimulent ».
En tant que catholique pratiquant et ancienne victime, Cruz pense que dans chaque cas « on devrait exposer la vérité », tout en protégeant les victimes – par exemple, en écartant des rapports leurs noms et leurs identités. « Mais ces choses-là doivent être transparentes et doivent être révélées. »
Note :
[1] Lire : Le séisme McCarrick [2] La trilogie s’intitule « La boite de Pandore », les trois livres :“Criminales, prontuario de la Iglesia Chilena”: Criminelles, les déclarations de l’Eglise chilienne
“Peligrosa, el porqué de los abusos en la Iglesia”: Danger: pourquoi les abus dans l’Eglise
“Esperanzando, intervenciones éticas ante los abusos eclesiásticos” : Un petit espoir : les interventions éthiques face aux abus ecclésiastiques
[3] En fait, en 2015 (NDLR) [4] Organisation internationale de lutte contre les abus sexuels du fait de clercsSource : https://cruxnow.com/church-in-the-americas/2020/11/after-mccarrick-report-chile-wants-full-accounting-of-its-abuse-crisis/
Traduction : Lucienne Gouguenheim
Lire aussi : Au cœur de la crise de l’Église catholique : « la bataille d’Osorno »