S’enraciner avec Simone Weil
Le déracinement. Tel est, selon la philosophe Simone Weil, le grand mal qui ronge la société dans les années 1930-1940. Son analyse éclaire aussi notre monde d’aujourd’hui.
« Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui », écrivait Charles Péguy. Ainsi d’Homère, ainsi aussi de Simone Weil (1909-1943), dont l’œuvre, foisonnante, résonne encore avec force presque quatre-vingts ans après sa disparition. L’enracinement, son ultime ouvrage, en est un exemple probant.
Rappelons d’abord le contexte. En 1943, Simone Weil a rejoint le Conseil national de la Résistance (CNR) à Londres, qui lui demande d’imaginer une nouvelle Déclaration des droits de l’homme pour la France d’après-guerre. Très vite, ses réflexions l’amènent à élaborer un véritable « traité de civilisation », selon le mot d’Albert Camus, qui fera paraître l’ouvrage chez Gallimard, en 1949. Weil y décrit les contours du mal principal qui ronge selon elle le pays, le déracinement, et dont la conséquence la plus visible a été le peu de résistance que la nation, détricotée, a opposé aux nazis.
Ce déracinement, estime-t-elle, résulte de la domination de l’esprit de conquête (ce qu’elle appelle la « force ») qui, partout, transforme les moyens en fins : l’accumulation est alors recherchée pour elle-même, insatiablement. La technique, la rationalisation du travail et la bureaucratie deviennent les meilleures armes d’une puissance qui se rêve illimitée. Dans l’industrie, les ouvriers, soumis au travail à la chaîne et à la cadence des machines, sont broyés, « déshumanisés à tel point qu’ils ne croiront jamais plus qu’ils sont quelqu’un », confie Weil, après avoir elle-même travaillé à l’usine, en 1935.
Aux champs, le déracinement s’empare aussi des paysans : face à l’agriculture industrielle et à l’urbanisation, ces derniers ont la sensation de ne compter pour rien.
Aux champs, le déracinement s’empare aussi des paysans : face à l’agriculture industrielle et à l’urbanisation, ces derniers ont la sensation de ne compter pour rien. Quant aux collectivités locales, elles s’effacent peu à peu au profit d’un État centralisateur, qui s’impose alors même qu’il est de plus en plus détesté : en témoigne le rejet massif de la politique, des impôts et des parlementaires… Le tout dessine une France morcelée, dont l’avenir, s’il y en a un après le joug nazi, s’annonce morose.
Huit décennies plus tard, notre déracinement, symptôme de la démesure, apparaît plus grand que jamais. La société marchande ne tolère plus de limites : ce ne sont pas seulement les rendements du travail qui doivent être optimisés, mais les communications, les déplacements, le sommeil, les facultés intellectuelles… Le tout avec les conséquences délétères qu’on connaît, du point de vue économique, écologique, civique, psychologique… Comment recréer du commun à l’heure du grand délitement ? Quelle sortie de secours face à la crise générale due au règne de la consommation et de l’individualisme ?
Avec L’enracinement, Weil veut poser les bases morales d’un nouveau projet de société. Mais sur quoi se fonder ? Lucide, elle-même ne croit plus ni en la résistance, ni en la révolution, pas plus au pouvoir des masses qu’à une élite prétendument éclairée. Hors de question enfin de tendre vers le nationalisme exalté d’un Maurice Barrès, auteur des Déracinés (1897).
Face à nos devoirs
À rebours du projet initial voulu par le CNR, Weil estime, pour sa part, qu’il faut en finir avec la logique des droits de l’homme héritée de 1789 : le monde d’après doit être celui des « devoirs envers l’être humain », des « obligations ». Il ne s’agit plus de se prévaloir de droits, d’en exiger le respect devant la justice, mais d’être le débiteur d’autrui ; Dieu étant absent de la création, c’est aux hommes de veiller les uns sur les autres. Ces obligations sont inconditionnelles : chacun est redevable à l’autre au seul motif de leur humanité commune. Ce faisant, Weil rompt radicalement avec la philosophie libérale, qui fait de l’homme un loup pour l’homme.
L’enracinement est entendu comme la « participation à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ».
Si elle confie à l’État la mise en place d’institutions pour assurer les besoins vitaux des hommes (se nourrir, se chauffer, se loger…), les besoins de l’âme n’en sont pas, à ses yeux, moins importants. Ces derniers, qu’elle envisage en couples de contraires (ordre et liberté, obéissance et responsabilité, égalité et hiérarchie, sécurité et risque…), sont donc à satisfaire en préservant un équilibre harmonieux. Parmi eux, le plus important est celui d’enracinement, entendu comme la « participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ». De ces différents milieux (foyer, famille, corporation professionnelle, patrie…), l’être humain reçoit la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle – le trésor transmis par-delà les morts. Ces milieux sont donc autant de racines dirigées vers le ciel, qui permettent à l’homme de s’élever.
L’urgence est alors de préserver ces collectivités du déracinement total, de les défendre non en tant que telles, mais comme gardiennes des valeurs spirituelles qui constituent notre civilisation, « comme nourriture d’un certain nombre d’âmes humaines », déjà nées ou à venir. Weil invite les Français à un sursaut politique : « La conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe », estime-t-elle. D’où l’importance de ne pas faire table rase du passé, car « pour donner, il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé ». Tout ce qui concourt au déracinement doit être combattu : le travail servile, l’État, la domination de l’argent, l’instruction détériorée… Weil en appelle à une « civilisation basée sur la spiritualité du travail », ce qui serait « le plus haut degré d’enracinement de l’homme dans l’univers ». Elle qui a senti dans sa chair l’horreur du travail à la chaîne invite à refaire du travail le lieu de la pensée méthodique. Face à la force, il est urgent de rétablir l’autonomie de la pensée, de l’école à l’usine, en passant par les partis politiques… Car « la bonne volonté éclairée des hommes agissant en tant qu’individus est l’unique principe possible du progrès social », écrivait-elle dès 1934. Huit décennies après, tout reste à faire…
En savoir plus
Simone Weil (1909-1943) est une philosophe française. Après de brillantes études de philosophie, elle se tourne vers l’engagement politique d’extrême gauche. À 25 ans, elle suspend sa carrière d’enseignante pour travailler comme ouvrière à la chaîne, afin de connaître la condition des plus humbles. L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain est un ouvrage rédigé à Londres en 1943. Selon Albert Camus, ce livre « d’une audace parfois terrible, impitoyable et en même temps admirablement mesuré […] est une leçon souvent amère, mais d’une rare élévation de pensée ».
Source : https://www.revue-projet.com/articles/2021-01-benard-s-enraciner-avec-simone-weil/10701
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