« Un phénomène inédit dans l’histoire de l’occident chrétien »
Propos recueillis par Robert Ageneau.
Bruno Mori s’exprime sur son ouvrage [1] récemment édité, « Vers l’effondrement » : fruit d’une rencontre « fascinée et amoureuse » avec l’homme de Nazareth, qui lui a fait prendre conscience que les contenus les plus novateurs de son message ont été en grande partie oubliés, abandonnés.
Dans un retour aux sources, le théologien et philosophe analyse les causes profondes de la désaffection des fidèles et ouvre une voie aux chrétiens de demain.
Golias Hebdo : Quelle est la tonalité de votre nouveau livre, qui vient de paraître un an et demi après « Pour un christianisme sans religion. Retrouver la “Voie” de Jésus de Nazareth » ?
Bruno Mori : Vous allez sans doute être étonné, mais c’est un livre que j’ai rédigé pour l’essentiel en 2002-2003. À l’époque, je n’ai trouvé aucun éditeur pour le publier, tant les considérations et les argumentations qu’il contenait apparaissaient critiques et démolisseuses de la structure religieuse catholique. Ce n’est qu’à la suite de mon premier livre, que les éditions Karthala se sont dites intéressées à le publier.
G. H. : Vous partez de la crise que vous avez vécue vous-même au niveau des expressions de la foi, voire des dogmes. Comment décririez-vous cette crise ?
B. M. : L’analyse que je conduis au cours de ces pages est personnelle. Elle entend faire le point sur ma perception des dogmes, des sacrements et du sacerdoce que l’Église propose à l’adhésion de ses fidèles. Cet écrit est avant tout autobiographique. Il a servi à nommer des conflits, à exprimer des doutes, plus qu’à leur trouver des solutions et des réponses. Il est autant le résultat d’une quête que le fruit d’une cure que je me suis imposée, afin d’arriver à me libérer des conditionnements d’une formation catholique qui m’avait laissé avec des certitudes auxquelles je ne pouvais plus adhérer. Ce travail est né d’une nécessité thérapeutique qui me poussait à chercher un remède à une crise personnelle, à verbaliser des malaises, à répondre à des interrogations qui ne cessaient de remonter à la surface de mon conscient et que je ne pouvais plus refouler, si je voulais garder une certaine cohérence intérieure.
Pour ne pas choquer une certaine sensibilité catholique attachée aux affirmations stéréotypées de la formulation traditionnelle du dogme, il aurait peut-être fallu que je mesure mes mots et que je suive le principe, si cher à l’autorité hiérarchique, que s’il faut toujours dire la vérité, toute vérité n’est pas toujours faite pour être divulguée. J’ai choisi l’attitude opposée. J’ai préféré suivre Simone Weil qui souhaitait une liberté totale de l’intelligence vis-à-vis des dogmes, plutôt que les directives du magistère ecclésial qui exigent la soumission de l’intelligence aux contenus du dogme.
G. H. : Comment avez-vous franchi cette étape ?
B. M. : J’ai pris conscience que je ne pouvais plus être chrétien selon le mode traditionnel, et qu’il m’était devenu impossible d’être catholique selon la formule romaine. J’ai abandonné mes anciens points de repère, non seulement parce qu’ils se sont révélés incompatibles avec mes exigences humaines et intellectuelles, mais aussi parce que j’ai découvert qu’ils étaient bien souvent le fruit de l’invention humaine, de la manipulation et du pouvoir. Je préfère ma situation d’humain en recherche à celle de croyant assuré de posséder « la splendeur de la vérité ».
G. H. : Vous vous en prenez directement à une conception de l’Église catholique qui se revendique comme l’émanation de Jésus-Christ et l’interprète principal de son message…
B. M. : L’Institution proclame avoir été choisie par Dieu pour incarner dans l’histoire des hommes l’esprit de Jésus, pour en exécuter fidèlement les volontés et pour garder, interpréter et transmettre, avec autorité, sa parole et son message. Elle affirme, en d’autres mots, être l’unique gardienne d’un « dépôt » révélé. Elle soutient enfin être l’instrument indispensable du salut éternel pour tous les humains. Doit-on parler d’usurpation, de séquestration ? Personnellement, je ne cesserai de crier à qui veut l’entendre que la personne et le message de Jésus ont une valeur universelle. Ils appartiennent à l’humanité entière. Ils constituent un trésor auquel tous doivent avoir accès. Ils sont, dans l’histoire de l’humanité, une des expressions les plus remarquables de l’esprit humain.
C’est pourquoi personne ne peut s’arroger le droit de les posséder exclusivement. Aucune institution ne peut prétendre posséder le monopole des moyens pour atteindre Dieu, ni celui de l’interprétation et de la compréhension du message de Jésus de Nazareth. Je ne peux donc que louer les efforts que les humains feront pour récupérer ce que le pouvoir ecclésiastique leur a confisqué. Je pense qu’il est nécessaire de libérer Jésus d’un pouvoir qui l’a emprisonné dans la forteresse intouchable de ses doctrines et de ses dogmes.
G. H. : Vous reprochez à l’Église catholique de pratiquer une lecture littéraliste et fondamentaliste des écrits du Nouveau Testament…
B. M. : L’Institution catholique s’obstine à considérer le christianisme comme une « religion historique ». Elle pense que le contenu de ses croyances est constitué de faits concrets qui se sont réalisés tels qu’elle les raconte et que le chrétien doit obligatoirement considérer comme authentiques s’il veut rester dans la vraie foi catholique. La virginité de Marie est réelle, c’est-à-dire physique et biologique. Jésus est réellement né par une intervention du Saint-Esprit. Les anges ont vraiment chanté sur la grotte de Bethléem. Jésus a vraiment marché sur les eaux. Il a vraiment rendu à la vie l’ami Lazare, après quatre jours dans son tombeau. À la dernière cène, Jésus a réellement transformé le pain et le vin en son corps et en son sang, en faisant ainsi de ses apôtres les premiers prêtres chrétiens. Il a vraiment voulu fonder une Église avec une hiérarchie constituée de papes, d’évêques et d’un droit canonique. Son corps crucifié est véritablement sorti vivant du tombeau. Il est physiquement monté au ciel avec son corps sous les yeux ébahis de ses apôtres. Il est réellement et ontologiquement le Fils de Dieu incarné, etc. Pour l’Institution ecclésiale, l’adhésion à la personne, à la parole et à l’esprit de Jésus ne suffit pas pour être sauvé. L’assurance du salut est donnée seulement si le croyant reconnaît l’authenticité des faits « historiques » relatés par les évangiles et s’il accepte l’interprétation ecclésiale des vérités à croire, appelées « dogmes ». Les dogmes prennent alors la place de Dieu et de Jésus. De l’événement, on passe au « savoir ». De la foi au Dieu proclamé par le Nazaréen, on passe à la soumission à une Institution.
G. H. : À l’instar d’un nombre croissant de chrétiens, vous êtes clair sur le caractère non croyable du dogme de l’Incarnation.
B. M. : Le dogme de l’Incarnation s’est maintenu au cours des siècles, grâce à la vigilance constante de l’Église et à la répression impitoyable des contestataires (appelés « hérétiques »). Aujourd’hui, l’Institution ecclésiale ne peut plus recourir aux armes de la force et de la peur pour imposer son interprétation de ce dogme. Un grand nombre de chrétiens, qui ne réussissent plus à adhérer à la compréhension traditionnelle de la doctrine de l’Incarnation, se sentent libres de concevoir autrement l’événement « Jésus ». Il est clair que cette nouvelle compréhension du Nazaréen entraînera à la longue l’abandon du Christ-Dieu de la théologie traditionnelle et, par conséquent, l’émancipation des fidèles de l’autorité de l’Église catholique. Il est aisé de prévoir les conséquences catastrophiques qu’une telle attitude aura pour l’avenir de l’institution. Une choseest certaine : si on dépossède Jésus de Nazareth de sa divinité, l’Église, avec sa hiérarchie, son pouvoir, ses doctrines et ses rites s’effondre.
L’Église catholique ne pourra pas soutenir éternellement la confrontation avec la modernité et faire taire indéfiniment les exigences de la logique et de la saine raison. Son existence m’apparaît d’autant plus précaire que l’affirmation « théologique » de la divinité de Jésus de Nazareth me semble incapable aujourd’hui de s’accorder avec les revendications d’une saine rationalité : inapte à s’« inculturer » dans une société post-mythique, impropre à rallier l’adhésion de gens appartenant à une culture critique et scientifique. Lorsque les hommes et les femmes de la modernité ne réussiront plus à prendre au sérieux la base mythique de ce dogme, ainsi que les contenus obsolètes, qu’adviendra-t-il de l’Église ?
G. H. : Voyez-vous le même problème à propos de la théologie de l’Eucharistie ?
B. M. : Lorsque la communauté chrétienne a accepté de s’institutionnaliser, la spontanéité du repas chrétien a disparu. L’institution ecclésiastique s’est approprié ce geste et l’a soumis au moule de l’interprétation et de la déformation théologiques. La simplicité du repas chrétien, consommé en mémoire de Jésus, devint un rite sacré chargé de « mystère » ; un lieu où les interventions miraculeuses de la toute-puissance de Dieu se multiplient par l’intermédiaire de l’Église et par les pouvoirs « surnaturels » de ses ministres. L’acte du souvenir est alors devenu une doctrine. La foi s’est transformée en croyance. Le christianisme est devenu une chrétienté, une société religieuse et politique basée sur la loi et l’obligation. Les fidèles qui voudraient se réunir librement pour fêter autour d’une table fraternelle le souvenir de cet homme qui les a fascinés et transformés sont dans l’impossibilité formelle et juridique de le faire. Sans la présence d’un officier ordonné, les réunions des fidèles ne sont qu’un acte privé, sans aucune valeur, ni officielle ni sacramentelle. Sans le prêtre, les gestes accomplis et les signes utilisés au cours de ces réunions sont totalement stériles et incapables de porter les fruits spirituels que seuls les rites officiels de l’Église produisent infailliblement. Par quels moyens et par quelle tactique l’Institution ecclésiastique s’est-elle emparée du repas chrétien en mémoire de Jésus ? C’est en introduisant,dans l’élaboration de son idéologie, les notions de sacrifice et de Présence réelle.
G. H. : À propos de l’existence du sacerdoce dans l’Église catholique, beaucoup maintiennent que Jésus lui-même était prêtre…
B. M. : Tout ce que l’historien peut affirmer avec certitude, de la vie de Jésus de Nazareth, se réduit, en définitive, à très peu de choses : il était juif ; il a vécu en Palestine à l’époque de l’empereur Tibère ; il était une sorte de prédicateur itinérant qui se heurta à l’opposition des autorités religieuses à cause de ses idées nouvelles et subversives sur Dieu, sur la loi de Moïse, sur le Temple, sur la valeur de la personne, sur la nature de la relation individuelle avec la divinité ; il a été exécuté sur une croix. Nous savons avec certitude que Jésus était d’origine paysanne et qu’il faisait partie de la classe des gens simples. Il n’appartenait ni à la classe des nobles et des bourgeois ni à la caste religieuse des prêtres et des lévites.
Les écrits chrétiens de la seconde moitié du premier siècle font état d’une certaine incompatibilitéidéologique entre Jésus et le système. Ils nous laissent deviner une divergence profonde entre la pensée du prophète de Nazareth et les doctrines professées par les représentants du judaïsme. Il est logiquement impensable et historiquement invraisemblable de vouloir attribuer à Jésus de Nazareth une connivence ou une affinité quelconque avec la caste sacerdotale. C’est une bourde historique de vouloir faire de Jésus un prêtre et de lui attribuer une dignité sacerdotale. L’attribution du titre de prêtre à Jésus de Nazareth est fausse et arbitraire. Elle va à l’encontre de tout ce que Jésus a été et a voulu être.
G. H. : En Occident, selon vous, l’Église catholique marche vers l’effondrement. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce pronostic ?
B. M. : Je pense que nous assistons à un phénomène inédit dans l’histoire de l’Occident chrétien et à un changement radical (un nouveau paradigme) dans la compréhension de la religion, de ses contenus et de sa fonction dans la vie de l’être humain. Pour la première fois, les humains puisent dans les acquis de leur progrès, dans les forces de leur intelligence, dans le jugement de leur conscience, dans la prise en charge de leurs responsabilités, les réponses à leurs interrogations, sans nul besoin de recourir au savoir véhiculé par la religion et les instances religieuses. Pour les hommes et les femmes de la modernité, non seulement la conviction séculaire de l’Église de posséder de façon exclusive « la » vérité est devenue insupportable, mais ils sont également incapables d’accepter les prétentions d’un magistère qui se présente comme un maître incontesté pour les humains de tous les temps.
Note :
[1] Vers l’effondrement. Crise des dogmes, des sacrements et du sacerdoce dans l’Église catholique, éd. Karthala avril 2023, coll. Sens & Conscience. Bruno Mori est également l’auteur de Pour un christianisme sans religion. Retrouver la « voie » de Jésus de Nazareth, éd. Karthala 2021, coll. Sens & Conscience. D’origine italienne, Bruno Mori vit à Montréal depuis 1978 où, pendant vingt-deux ans, il a dirigé le Service de documentation pastorale, grande librairie de langue française spécialisée en littérature religieuse. Il est actuellement au service d’une communauté chrétienne italo-francophone dans le diocèse de Montréal.
Source : Golias Hebdo n° 769. Reproduit avec l’aimable autorisation de Golias.
On peut lire aussi : Vers l’effondrement
BIENHEUREUSE VIERGE MARIE, MÈRE DE L’ÉGLISE – lundi 29 mai 2023
Prière
Dieu, Père de toute miséricorde, ton Fils unique, cloué sur la croix, a voulu que la bienheureuse Vierge Marie, sa Mère, soit aussi notre mère ; accorde à ton Église, soutenue par son amour, la joie de donner naissance à des enfants toujours plus nombreux, de les voir grandir en sainteté et d’attirer à elle toutes les familles des peuples. Par Jésus Christ… — Amen.
(L’Église donne naissance à des enfants.)
Psaume (86, 05-07)
Pour ta gloire on parle de toi, ville de Dieu !
Mais on appelle Sion : « Ma mère ! »
car en elle, tout homme est né.
C’est lui, le Très-Haut, qui la maintient.
(On appelle Sion : « Ma mère ! »)
EVANGILE DE JÉSUS-CHRIST SELON SAINT MATTHIEU – chapitre 12 – verset 48-50
48 Jésus lui répondit : « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? »
49 Puis, étendant la main vers ses disciples, il dit : « Voici ma mère et mes frères.
50 Car celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère. »
Méditation de François, pape (dans la Revue « Prier au quotidien » – lundi 29 mai 2023)
Dans les Évangiles, l’attitude de mère accompagne l’oeuvre de Marie tout au long de la vie de Jésus. À la fin, Jésus la donne comme mère aux siens, en la personne de Jean. Les Pères de l’Église ont bien compris que la maternité de Marie va au-delà : Marie est mère, l’Église est mère et ton âme est mère. L’Église est mère, elle est capable de donner le jour à des attitudes fécondes. L’important est que l’Église soit femme, qu’elle ait cette attitude d’épouse et de mère. Quand nous oublions cela, elle devient une Église de vieux garçons, qui vivent dans cet isolement, incapables d’amour, incapables de fécondité. Sans la femme, l’Église ne va pas de l’avant, parce qu’elle est femme, et cette attitude de femme lui vient de Marie, parce que Jésus l’a voulu ainsi.
Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores
Etonnons-nous des soirs mais vivons les matins
(Guillaume Apollinaire)