Trump ou la religion asservie aux visées politiques
Par Alain Durand
Les événements qui se sont déroulés au Capitole, le mercredi 6 janvier, ont suscité une vague mondiale d’indignation. Comment un pays, si fier de son régime démocratique, peut-il tomber à un tel niveau de violence contre le symbole même de cette démocratie ? Comment une proportion aussi importante de citoyens nord-américains peut-elle soutenir un candidat tel que Donald Trump, cet homme populiste, menteur, manipulateur, narcissique aux réactions imprévisibles, ce manipulateur qui utilise à des fins personnelles les convictions religieuses de ses concitoyens, cet homme qui a porté atteinte au fonctionnement normal de la démocratie, et qui aura fait feu de tout bois pour se maintenir au pouvoir.
Il s’agit de se demander : qu’est-il possible de faire pour que change une telle situation ? Que faire pour que ces dizaines de milliers d’Américains cessent de soutenir un tel personnage ? Si Trump était un homme isolé, il n’y aurait qu’à attendre la fin qui ne manquera pas d’arriver. Mais tel n’est pas le cas. La gravité de la situation vient de ce que presque la moitié des Nord-Américains ayant voté, disons quelque 74 millions, sont des partisans convaincus de cet homme. Les raisons en sont certainement multiples, mais je retiendrai ici principalement les convictions religieuses avancées par ses soutiens. Il s’agit donc d’un point de vue limité, qui ne saurait suffire pour répondre à la question : que faire pour enrayer le soutien accordé par tant de Nord-Américains à Donald Trump, et qui, une fois Trump parti, demeure un véritable danger. Qu’est-ce qui pousse les croyants évangéliques à soutenir Trump ? Leurs convictions passent par une lecture fondamentaliste de la foi. Trump est compris à la lumière de données bibliques. Il est considéré comme le nouveau Cyrus, cet empereur perse qui permit aux Juifs exilés de retourner en Judée pour reconstruire le Temple de Jérusalem. Il est appelé dans la Bible l’oint du Seigneur, le messie. Il s’agit donc d’un païen que Dieu choisit pour libérer son peuple. Trump fera des États-Unis un peuple « great again ». Il faut donc le suivre, même s’il ne brille pas particulièrement par sa morale personnelle. Si Dieu est avec lui, comment ne pas être pro-Trump ?
En appliquant à Trump le portrait de Cyrus, nous ne pouvons que constater une utilisation particulièrement simpliste et arbitraire de la Bible. Mais il y a plus. Trump est compris comme un accélérateur de l’histoire sainte. Pour les évangélistes qui le soutiennent, le règne de Dieu va s’accomplir lorsqu’Israël recouvrera entièrement le territoire que Dieu lui a donné. On comprend dans cette perspective que le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem soit considéré comme un pas important en direction de l’eschatologie et un moyen efficace pour capter les voix des croyants évangéliques.
Flattant la droite et l’extrême droite, Trump a manifesté avec le mouvement pro-vie contre l’avortement. Ce point est particulièrement important et lui a rallié beaucoup de voix de la part de croyants, y compris catholiques. Pour ceux des adeptes de Trump qui sont à la fois pro-vie et racistes, un embryon blanc vaut infiniment plus qu’un adulte noir. Enfin, il y a la théorie complotiste de QAnon selon laquelle Trump est le rempart contre l’installation d’un gouvernement mondial mené par l’État profond composé de pédophiles sataniques. Toutes les dérives observées baignent dans un climat de droite et d’extrême droite. Il y aurait plus à dire, mais la coupe est déjà pleine !
J’en reviens à ma question de départ : que peut-on faire contre une telle utilisation de la Bible ? Le courant fondamentaliste doit être combattu vigoureusement puisqu’il est un des ciments de l’idéologie trumpienne. Mais ce ne sont pas les interventions des forces de l’ordre qui vont mettre un terme à cette dérive. Le combat contre le fondamentalisme doit se situer essentiellement au niveau de l’intelligence. Il s’agit de développer une véritable culture religieuse, donc aussi une approche critique de la Bible pour vaincre les simplismes d’une lecture fondamentaliste. À mon avis, il y a une vraie similitude entre les dégâts provoqués par une lecture fondamentaliste du Coran de la part des intégristes musulmans et la lecture fondamentaliste de la Bible par des chrétiens nord-américains. Le grand danger est la perpétuation d’une inculture religieuse considérable. Français, nous avons sans doute de la peine à comprendre le poids que les convictions religieuses peuvent avoir dans le comportement de certaines personnes. Il faut le redire : le peuple américain est un peuple religieux, que nos convictions laïques peinent à reconnaître. On ne peut pas traiter les convictions religieuses comme de simples « superstructures » qui vont se dissoudre d’elles-mêmes sous l’effet d’un progrès généralisé. Nous risquons de ne pas comprendre grand-chose à la situation nord-américaine si nous considérons que la seule façon de traiter les convictions religieuses est d’annoncer leur dépérissement.
Il faut traiter le problème à son propre niveau. Dans certaines écoles des É.-U., il est interdit d’enseigner l’évolution des espèces. L’enseignement sur la création du monde se limite aux jours indiqués dans le livre de la Genèse, etc. C’est ce système religieux qu’il faut critiquer de façon convaincante, non pour faire le vide en matière de religion, mais pour permettre la naissance d’une nouvelle culture religieuse. L’esprit critique, qui se heurte au mur de l’analphabétisme religieux, a un vaste champ à travailler.
Parmi les soutiens de Trump, il n’y a pas seulement des évangéliques blancs à hauteur de 81 % selon un sondage AP VoteCast 2020, mais aussi des catholiques qui auraient voté à hauteur de 57 % pour Trump. Comment comprendre un tel pourcentage du côté catholique ? Beaucoup de ces derniers ont voté Trump en raison de son opposition à l’avortement. Certains ont bien répété qu’il ne suffisait pas de prendre en compte cette position pour approuver toute une politique globale. En effet, d’autres problèmes sont aussi à prendre en compte tels ceux de l’immigration, de la lutte contre le réchauffement climatique, les relations internationales, etc. Là encore, on peut considérer que beaucoup de catholiques font preuve d’une approche trop étroite du champ politique. James T. Keane(1) voit trois raisons au vote pour Trump du côté catholique. La première est négative : c’est l’opposition à Biden, avec la montée en puissance de personnalités et d’organisations conservatrices au cours des dernières années, toutes opposées à Barack Obama. La deuxième raison est l’opposition répétée de Trump à l’avortement, et la troisième est la conviction que Trump peut faire que l’Église soit « great again », parce qu’elle bénéficiera du grand mouvement à venir en faveur de la grandeur de l’Amérique.
De leur côté, deux autres journalistes, Fran Ferder et John Heagle, proposent dans NCR [2] quatre raisons à ce soutien catholique :
1 – La complicité des dirigeants catholiques avec la politique de droite. Seule une douzaine d’évêques courageux ont fait part de leur désaccord avec Trump, mais ils contrastent fortement avec les évêques qui ont publiquement soutenu Trump.
2 – Les assauts répétés contre la vérité : des vagues de désinformation se sont développées depuis des années, avec leur cortège de « fake news » sur les réseaux.
3 – L’échec de l’imagination prophétique : la voix du catholicisme est assurée par l’importante chaîne de télévision EWTN, « qui a évolué de la piété traditionnelle d’avant Vatican II à la promotion d’une politique partisane de droite ». Les évêques ont laissé cette chaîne devenir la voix du catholicisme.
4 – La résistance à la vision pastorale du pape François : les évêques américains, en tant que groupe, n’ont pas adopté la vision prophétique et la pratique pastorale de François.
Jo Biden vient de mettre au point un plan important pour relancer l’économie. Quand les responsables des différentes Églises, qu’elles soient catholique, évangélique ou protestante, lanceront-elles de leur côté un immense plan de formation concernant l’interprétation des Écritures, les effets de la foi dans la vie du croyant, l’égale dignité de tous les hommes ? Pour un peuple aussi religieux que les Nord-Américains, est-il possible d’espérer un réel renouveau sans en passer par là ?
Notes :
[1] Voir America, 29 oct. 2020.
[2] National Catholic Reporter, 14 janvier 2021.
Pour aller plus loin : 656. Golias Hebdo n° 656 (Fichier PDF)
Source : https://www.golias-editions.fr/2021/01/22/trump-ou-la-religion-asservie-aux-visees-politiques/