« Malgré son confinement strict, nous écrit le groupe de Montpellier, Gui Lauraire continue de nous aider à réfléchir. » Et le groupe nous a transmis son dernier travail : « En mémoire d’elle », dont nous reprenons ici des extraits. [1]
Et relisant un merveilleux petit livre de Gabriel Ringlet [2], je me rends compte qu’il parle d’un texte d’Évangile qui m’a beaucoup touché pendant le confinement dû à la covid-19 : il s’agit de Mt 26,6-13. J’ai donc voulu méditer ce passage de Mt (ou de Mc 14, 3-9 qui lui est parallèle), en approfondir l’étude, et si possible, en tirer quelques orientations pour le présent.
Musées royaux des beaux-arts de Belgique.
Les grands prêtres et les anciens ont pris la décision d’arrêter Jésus et de le tuer. La fête de Pâque est proche.
Jésus est à Béthanie. Invité par Simon le lépreux, Jésus est allongé à table dans sa maison. Une femme – anonyme – vient et répand un parfum de grand prix sur la tête de Jésus. Ce qui provoque l’indignation des disciples. On aurait pu, en effet, vendre ce parfum et donner l’argent aux pauvres. Mais Jésus réagit en faisant l’éloge de cette femme : « elle a accompli une bonne œuvre, anticipant et préparant ainsi mon ensevelissement ». Et le récit s’achève ainsi :
« Partout où sera clamée cette bonne nouvelle, dans le monde entier, on parlera aussi de ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle. »
Il est un autre récit évangélique où il est demandé de faire mémoire. Il s’agit de Lc 22, 14-20 : c’est le dernier repas de Jésus avec les siens, repas au cours duquel il anticipe symboliquement ce qu’il va vivre peu après, le don total de lui-même sur la Croix : « Il prit du pain et après avoir rendu grâce, il le rompit et le leur donna en disant : “ceci est mon corps donné pour vous. Faites ceci en mémoire de moi.” » (Lc 22, 19) [3]
Parlant de la femme qui, humblement, l’a oint de son parfum, Jésus dit : « On parlera de ce qu’elle a fait, en mémoire d’elle ».
À la Cène, Jésus dit : « Faites ceci en mémoire de moi ».
Et Gabriel Ringlet d’écrire :
Il ne faut pas séparer les mémoires.
Il ne faut pas séparer les repas.
En mémoire d’elle
En mémoire de moi
Il s’agit pour nous d’actualiser, de donner corps dans notre aujourd’hui, à ces actes et paroles d’autrefois, afin de maintenir ouverte l’espérance en l’avenir dont ils sont porteurs. Et d’abord parce qu’ils visent la Passion, la mort et la résurrection de Jésus qui sont le cœur de notre foi chrétienne.
« Avant la fête de la Pâque, Jésus sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême » (Jn 13, 1)
Quand Jésus dit « prenez et mangez, ceci est mon corps », ces mots ne s’adressent pas au pain comme tel, mais au pain en train d’être rompu et partagé entre ceux qui sont là, et qui sont appelés à devenir à leur tour corps du Christ. Et, comme à la multiplication des pains, il y aura des restes, pour que la Cène continue à se vivre au fil du temps, et à susciter des membres vivants de ce corps en les nourrissant du Christ ressuscité, par l’action de l’Esprit Saint.
La communauté qui célèbre se souvient que si elle veut vraiment suivre le Christ, elle est invitée à mettre au cœur de sa vie la même option. Elle s’affirme prête à dire à la suite de Jésus : ma vie est à vous, voici ma vie donnée pour vous. Faire mémoire, ce n’est pas seulement écouter la Parole, et recevoir le Corps et le Sang du Christ, c’est entrer vraiment dans la dynamique du don de soi : se livrer aux autres, être disponible aux besoins des autres… Si le témoignage de vie ne suit pas, le rite est vide. Quand il rappelle le repas du Seigneur, Paul va fort : si votre Eucharistie ne construit pas la communauté et n’anime pas le témoignage, vous mangez et buvez votre propre condamnation ! (1Co 11, 17-34).
Se livrer soi-même, à la suite de Jésus ; c’est aussi ce que nous dit Jn 13, 2-20 « … il les aima jusqu’à l’extrême. » Et l’évangéliste Jean enchaîne avec un geste de Jésus qu’il est le seul à rapporter : Jésus dépose son vêtement, se ceint d’un linge, et se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge, avant de remettre son vêtement et de reprendre place à table. C’est bien dans le contexte d’un repas que cela se passe, et dans un climat dramatique ; l’heure est venue, et Judas poussé par le diable pense déjà à livrer Jésus.
Jésus reprend pour les disciples ce que Marie a fait pour lui, quelques versets plus haut (Jn 12, 1-3). C’est aussi le geste accompli sur lui par la femme anonyme et pécheresse de Lc 7, 36 s ; par la femme anonyme de Mt 26, 6-13, et de Mc 14, 3-9.
On peut penser que c’est d’elle(s), de cette femme (ou de ces femmes, peu importe) que Jésus a appris ce geste : cette attitude de profonde humilité et de service. Ne peut-on pas dire que, déjà, Jésus lui-même fait cela « en mémoire d’elle(s) » ? Du coup « en mémoire d’elle » et « en mémoire de moi » se rejoignent.
Nous vivons un moment difficile : pandémie, menace terroriste, incertitude… Nous prenons conscience de notre fragilité. Mais aussi, si nous réfléchissons un peu, de notre interdépendance, et pas seulement entre nous, les humains, mais aussi entre nous et l’univers entier. Dans ce contexte, ma foi chrétienne m’interroge et me suggère quelques réflexions.
Si nous avions gardé vivante la « mémoire d’elle », et si nous n’avions pas réduit la « mémoire de moi » à la seule messe, nous pourrions vivre ce temps de manière positive. C’est du moins ainsi que je m’efforce de le vivre.
Je n’oublie pas qu’un sacrement ne se réduit pas à un rite. Le plus important est la grâce qu’il communique, le fruit qu’il porte. Dans l’Eucharistie, le fruit nous est révélé en Jésus : il s’agit du don de sa vie pour que les autres vivent ; il s’agit de se donner pour réaliser la fraternité, la communion. Se livrer soi-même, à la suite de Jésus, comme lui, même si c’est bien petitement ! Si la messe ne conduit pas à faire communauté, communauté vivante et rayonnante, elle n’est qu’un rite… peut-être vide. Si elle ne conduit pas à des gestes concrets au niveau des relations humaines, à des actes d’amour reflétant la générosité et la tendresse divines manifestées en Jésus, elle n’est qu’une « pratique » cultuelle sans impact sur la vie réelle. Or c’est le service de la vie qui compte.
Je n’oublie pas davantage que le mot eucharistie veut dire « action de grâce ». C’est beaucoup plus vaste que la seule messe. Pendant ce temps d’incertitude, je suis en admiration devant le dévouement extraordinaire de soignants, devant l’engagement de tant de médecins, d’infirmières… pour prendre soin des malades. Admiratif devant les personnes qui vont vers les gens en difficulté, se préoccupant de leurs besoins, leur apportant le nécessaire. Admiratif devant celles et ceux qui, malgré les risques, assurent au mieux leur service social. Admiratif devant tant de gestes de solidarité… La liste serait longue !
Alors oui, il y a de quoi rendre grâce, faire eucharistie, pour tous ces gestes que tant de personnes accomplissent en donnant le meilleur d’elles-mêmes.
Et je crois que cela est aussi l’œuvre de l’Esprit saint, ce grand souffle d’amour de Dieu dans le cœur des humains, croyants ou pas. Car : « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Ro 5, 5). À moi, à nous, chrétiens, de saisir cela dans notre prière et d’en faire eucharistie. Nous sommes le peuple de l’action de grâce.
Ces personnes-là, se souciant du corps de la sœur, du frère en humanité, ont fait « cela en mémoire d’elle ». L’important n’est pas qu’elles l’aient su ou non. L’important n’est pas de savoir, mais d’agir, de faire. N’est-ce pas ce que nous dit l’Évangile en Mt 25, 31-46, dans cette scène grandiose du jugement dernier ? Le Fils de l’homme ne nous demande pas si nous avons eu notre messe, mais si nous avons servi notre sœur, notre frère, affamés, assoiffés, nus, prisonniers… car ce que « vous avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Et qu’importe, dit Jésus, que vous m’ayez reconnu ou pas… ce qui compte, c’est que moi, je vous reconnaisse comme celles et ceux qui ont été des relais efficaces de mon amour.
Nous n’avons pas eu la messe pendant quelques semaines, quelques mois peut-être. Nous étions sur pied d’égalité avec toutes celles, tous ceux qui étaient privés de quelque chose d’important à leurs yeux. Mais n’était-ce pas l’occasion de nous rappeler que, dans la messe, il y a la table du pain et du vin, mais il y a aussi la table de la Parole. Et la Parole de Dieu restait à notre disposition. Nous pouvions la lire, la méditer, et même la partager, les moyens modernes offrent tant de possibilités.
Nous finirons bien par sortir de ce moment critique.
Aura-t-il contribué à me faire grandir dans une vie spirituelle plus intense, dans une prière personnelle plus fidèle, et surtout dans le don du meilleur de moi-même dans les contacts plus rares que je pouvais avoir avec les autres ?
Oui, ce pouvait être un temps de réflexion profonde et de conversion :
- pour la société, appelée à plus de sagesse. Nous savons bien que si nous retombons dans les erreurs du passé, si nous continuons à sacrifier les humains au profit, nous connaîtrons d’autres crises, et plus graves peut-être.
- pour l’Église, privée pour un temps de ses repères habituels, et appelée par là-même à se demander si d’autres manières d’être ne seraient pas à explorer, avec audace.
Pour ma part, je n’accepte plus d’entendre des propos tels que celui-ci (si commun !) : les femmes ne peuvent pas accéder à un ministère ordonné, parce que Jésus n’a choisi que des hommes. Y a-t-il un seul Apôtre dont Jésus nous a demandé de faire mémoire ? Mais il a bien demandé de :
« faire mémoire de moi (lui) » et de
« faire mémoire d’elle ».
Ne séparons pas les mémoires.
Notes :
[1] Lire le document complet
[2] RINGLET Gabriel. Un peu de mort sur le visage. DDB, Paris, 1997, pp. 60-62.
[3] Lc 22, 19. Le grec dit : toûto poieite eis tèn emèn anamnèsin. Textuellement : « cela faites en la mienne mémoire. »
Vous ne pouvez pas trouver Jésus chez les pauvres avant de le trouver dans votre coeur.
Et vous ne pouvez pas trouver Jésus dans l’Eucharistie avant de le trouver chez les pauvres.
(Mère Teresa)