« Reconnaissance de vertus héroïques » et « effet Maltida »
Au terme d’un procès relativement rapide, puisque les dossiers pour la cause de béatification ne sont arrivés à Rome qu’en 2012, à l’issue d’une enquête diocésaine entamée en 2007, le Vatican a annoncé jeudi 21 janvier la « reconnaissance des vertus héroïques du professeur Lejeune (1926-1994), codécouvreur de la trisomie 21 dans les années 1950 ». Celui-ci pourra donc être béatifié si un miracle est reconnu et attribué à son intercession, puis canonisé si un second miracle est reconnu.
Que le nom du professeur Lejeune soit associé à la découverte de la trisomie 21 et celui de Marthe Gautier oublié ne relève pas d’un miracle, mais de comportements, connus sous le nom d’effet Matilda, qui désigne le déni ou la minimisation récurrente et systémique de la contribution des femmes scientifiques à la recherche, et dont le travail est souvent attribué à leurs collègues masculins.
L’article de Pierre Ropert (France Culture) reproduit ci-après le raconte.
Marthe Gautier, découvreuse de la Trisomie 21
Vu le contexte à l’époque de la découverte du chromosome surnuméraire, la part de Jérôme Lejeune dans celle-ci a peu de chance d’avoir été prépondérante, sauf à ne pas porter crédit à la formation des personnes (ici Marthe Gautier), dans l’acquisition d’une expertise (ici la culture cellulaire), a fortiori quand associée à un séjour hors de France (ici aux USA). Le comité d’éthique de l’INSERM
En septembre 1953, après une brillante réussite à l’Internat des Hôpitaux de Paris, Marthe Gautier est nommée chef de clinique à l’hôpital Trousseau. Elle vient de passer une année à Harvard, où elle a appris la cardiologie infantile et a travaillé, en parallèle, dans un laboratoire de culture cellulaire.
À Paris, le professeur Raymond Turpin, chef de l’unité pédiatrique et supérieur de Marthe Gautier, qui étudie les syndromes poly-malformatifs, notamment le syndrome de Down caractérisé par un retard mental et des anomalies morphologiques, suggère de compter le nombre de chromosomes chez les enfants atteints de mongolisme, comme on l’appelle encore à l’époque.
Aucun laboratoire ne faisant de culture cellulaire en France, c’est Marthe Gautier qui crée de toute pièce un laboratoire artisanal et met en culture des cellules de patients atteints de mongolisme. Elle découvre alors que les enfants dits « mongoliens » ont un chromosome surnuméraire, 47 chromosomes en lieu et place de 46.
Comme elle ne disposait pas d’un microscope capable de prendre des photographies de la découverte, Jérôme Lejeune, chercheur au CNRS et assistant du professeur Turpin, propose à Marthe Gautier de les photographier dans un laboratoire mieux équipé. En août 1958, les photos permettent de confirmer l’existence d’un chromosome surnuméraire chez les patients atteints de trisomie. Mais Jérôme Lejeune annonce seul cette découverte, lors d’un séminaire de génétique au Canada, en octobre de la même année.
En janvier 1959, Jérôme Lejeune est ainsi le premier signataire de l’article qui confirme les résultats obtenus et publiés dans les Comptes-rendus de l’Académie des sciences. Marthe Gautier en est la seconde, sous le nom mal orthographié de Marie Gauthier, puis vient Raymond Turpin, le chef de laboratoire.
Signe des temps, dans une émission consacrée à « La cause du mongolisme » et diffusée sur les ondes de la RTF en novembre 1959, le présentateur citait, bonne dernière, « mademoiselle Gautier » comme une des découvreuses de la maladie, avant de consacrer son interview au « professeur Turpin » et au « docteur Lejeune » :
Le mongolisme a fait l’objet de recherches multiples, le professeur Turpin étudie cette maladie depuis plus de 30 ans, et récemment des travaux poursuivis dans son labo par ses collaborateurs, le docteur Lejeune et mademoiselle Gautier, ont abouti à la découverte de la cause du mongolisme. C’est pourquoi Paul Sares va interviewer ce soir monsieur le professeur Raymond Turpin, professeur à la faculté de médecine de Paris, et son chef de laboratoire, le Dr Lejeune.
Une reconnaissance tardive
À Denver, en 1960, la maladie est renommée trisomie 21. C’est le docteur Jérôme Lejeune, qui s’est fait porte-parole de cette découverte, qui bénéficie des retombées positives des résultats de leurs recherches : il défend ainsi en 1961 sa thèse sur la trisomie 21. Il reçoit la médaille d’argent du CNRS la même année, puis le prix Jean-Troy, avec Raymond Turpin. Toute sa vie, il poursuit ses études dans ce domaine, et est le découvreur de la trisomie 16, en 1962. En 1969, il est lauréat du prix William Allan, une des plus hautes distinctions pour un généticien.
De son côté Marthe Gautier abandonne les recherches sur la trisomie 21, pour se consacrer à la cardiologie infantile. Dans un article paru dans la revue Médecines/Sciences en 2009, elle donne sa version des événements :
Je suis consciente de ce qui se dessine sournoisement, mais n’ai pas assez l’expérience ni d’autorité dans ce milieu médical dont je n’ai pas encore compris les mécanismes pour savoir comment m’y confronter. Trop jeune, je ne connais pas les règles du jeu. Tenue à l’écart, je ne sais pourquoi l’on ne publie pas tout de suite. Je n’ai compris que plus tard que J. L., inquiet et n’ayant pas l’expérience des cultures, craignait un artéfact qui aurait brisé sa carrière – jusque-là assez peu brillante – mais qui, si les résultats étaient avérés, s’annonçait soudain géniale.
Désormais, Jérôme Lejeune va se présenter comme le découvreur de la trisomie 21. Rapporteur CNRS au congrès des radiations ionisantes au Canada et, sans que cela soit prévu avec Turpin ni, bien sûr, avec moi, il parle de la découverte au séminaire McGill (en octobre 1958) comme s’il en était l’auteur.
C’est parce que la concurrence est rude et que la généticienne écossaise Patricia Jacobs est en passe d’annoncer qu’elle a découvert un chromosome X surnuméraire que Marthe Gautier accepte de signer en urgence la publication :
Contrairement à l’usage, Jérôme Lejeune signe en premier et mon nom ne figure qu’en second. Conformément à l’habitude, le Pr Turpin, chef responsable de l’hypothèse de départ, signe en dernier. Je suis blessée et soupçonne des manipulations, j’ai le sentiment d’être la « découvreuse oubliée ».
La lettre, publiée en 2009, 50 ans après les faits, amorce une controverse. En 2014, Marthe Gautier doit obtenir le Grand Prix de la Société française de génétique humaine lors d’un congrès scientifique à Bordeaux. La Fondation Jérôme Lejeune dépêche alors des huissiers pour s’assurer que les propos tenus par la chercheuse ne portent pas atteinte à l’honneur du Dr Lejeune. Les organisateurs annulent l’intervention de Marthe Gautier, alors âgée de 88 ans, et lui remettent la médaille plus tard, lors d’une cérémonie privée.
Des biologistes, indignés par la pression exercée par la Fondation Lejeune – qui fait notamment la part belle aux arguments anti-IVG, Jérôme Lejeune s’étant toujours prononcé contre l’interruption volontaire de grossesse – saisissent alors le comité éthique de l’INSERM. Ce dernier, tout en admettant que Jérôme Lejeune a eu une part « très significative dans la mise en valeur de la découverte » confirme alors la contribution essentielle de Marthe Gautier :
L’histoire des découvertes n’est pas identique à l’histoire des sciences, et les processus de validation des connaissances restent très différents. L’approche technique est une condition nécessaire à la découverte – rôle clé de Marthe Gautier ; mais bien souvent il faut la prolonger pour en faire émerger la reconnaissance – contribution première de Raymond Turpin et par la suite de Jérôme Lejeune. La découverte de la trisomie n’ayant pu être faite sans les contributions essentielles de Raymond Turpin et Marthe Gautier, il est regrettable que leurs noms n’aient pas été systématiquement associés à cette découverte tant dans la communication que dans l’attribution de divers honneurs.
Et de rappeler :
De nos jours, les découvertes sont collectives et non plus individuelles.
Source : https://www.franceculture.fr/sciences/marthe-gautier-decouvreuse-de-la-trisomie-21