L’EUROPE, AU SEUIL DE VRAIS DIALOGUES ?
Par Guy Aurenche
L’Europe va mal… et pourtant
Au-delà des ratages dans la commande et la distribution du vaccin anticovid-19, saluons la communauté de démarche que l’Union européenne a préconisée. Réjouissons-nous aussi qu’à l’occasion de la lutte contre la pandémie et la destruction des économies, se soit produit un certain déblocage des dogmes et des prétendues lois financières. De même, constatons l’approfondissement d’une société civile européenne qui grâce à la diversité, semble s’allier sur des objectifs éthiques et politiques fondamentaux : échange des richesses culturelles, promotion de l’État de droit et de l’esprit démocratique, accueil des personnes fuyant la persécution, mobilisation commune pour un vrai combat écologique.
Impasse éthique
Le livre d’Olivier Abel, qui inspire ces lignes (1), fait un constat accablant de l’impasse dans laquelle se trouve le projet européen. « Nous sommes pris au piège de l’alternative entre la technocratie néolibérale et les démagogies populistes qui se renforcent mutuellement » (p.28). Pour en sortir, il faut inventer. Pour inventer, il convient d’exprimer clairement les nouveaux « ressorts » de l’invention.
Il faut se poser la question de l’éthique : une réflexion argumentée en vue du bien-agir, ou l’ensemble des principes moraux qui sont la base de la conduite de quelqu’un ou d’un groupe. L’éthique n’est pas un luxe, mais une invitation à partager les axes et les modalités d’une action commune orientée vers un horizon.
La recherche éthique s’effectue grâce à une alliance convictionnelle qui à son tour permettra une démarche commune. Il convient d’allier l’éthique de l’émancipation de l’individu voulant être autonome et l’éthique de l’attachement, de la fidélité et de la solidarité, une éthique des liens.
Une identité bien à soi
C’est la question de l’identité, celle de l’Europe, celle des pays et des individus qui la composent. Rien à voir avec l’identitarisme qui se construit sur la base d’une prétendue supériorité et se nourrit de l’affrontement à d’autres. Rien à voir avec la nostalgie du passé. Rien à voir avec les regrets larmoyants face au phénomène d’irréligion et de sécularisation, du « Tout fout le camp » qu’a connu l’Europe depuis des décennies.
L’accent mis sur l’identité veut bousculer une certaine paresse qui empêche aujourd’hui nos peuples de redessiner un horizon qui à son tour nourrirait des pratiques. Ce n’est pas simple. « Il n’est pas aisé de rester soi-même et de pratiquer la tolérance à l’égard des autres civilisations… Pour rencontrer autre que soi, il faut avoir un soi » (2). Comment, sans tomber dans l’identitarisme, inviter les individus et les groupes à oser le rendez-vous de l’identité ?
Le fleuve européen
Le drapeau européen peut illustrer à la fois ce vide éthique et la nécessité de le remplir. Les 12 étoiles sont riches des trésors appartenant à l’histoire de chaque nation, mais le centre de l’étendard européen, lui, est vide.
Pour inventer l’on peut faire appel aux « fleuves » qui ont nourri le fleuve européen : la Bible, les Grecs, Rome, la Méditerranée, les traditions nordiques, les peuples indo-européens… autant de matériaux qui, dans une confrontation constructive, pourraient permettre de dessiner des perspectives éthiques pour l’Europe de demain, elle-même au service du monde de demain. Le noyau de ce moteur européen se nomme dialogue. Des institutions et des procédures sont alors nécessaires. Mais la « manière » ne suffit pas. Le dialogue n’est pas un but en soi. Il faut aussi formuler un ou des messages adoptés par toute l’Europe. En sommes-nous capables, au moins à quelques-uns ? C’est en tous cas la condition de l’existence de l’Europe de demain.
Les fracas de l’Europe
La prise en compte des histoires s’impose : les grandes guerres mondiales, les camps de concentration et de détention sur nos terres ; l’effondrement du rêve colonial avec des blessures et des frustrations ; l’éclatement du monde et la redistribution des zones d’influence marginalisant l’Europe, l’accroissement du ressenti de la violence, etc.
Plus récemment, les difficultés dans la « gestion » des flux migratoires, la démission de l’Europe qui sous-traite ses frontières aux clans libyens ou au président turc, le départ des Anglais, les fermetures « populistes », etc.
Plus fondamentalement, l’effondrement du politique rongé par la superpuissance des acteurs économiques ou financiers, ou de mafias efficaces, la soumission aux excès d’une technologie triomphante, etc.
Ces évènements ont fait surgir un ressenti d’ » effondrement européen ». En 1919 Valéry pouvait écrire : « Nous autres civilisations savons désormais que nous sommes mortelles ». L’on sait ce que ce ressenti produisit vingt ans plus tard ! Aujourd’hui ce constat provoque la démission et le repli paresseux d’une partie de la population européenne. Le modèle démocratique s’effrite. Les citoyens sont « las » et s’abstiennent, ou pire se laissent piéger par des discours trompeurs.
Une institution « post-nationale » ?
Comment inventer une institution politique d’un type nouveau ? L’Europe a déjà su innover. Aux spécialistes des modèles politiques et aux communautés locales de se mettre au travail. « Dans ce double processus de mondialisation et de balkanisation, comment rétablir une nouvelle forme d’équilibre ? Une nouvelle institution “post-nationale”? » (Abel o. c. p.140). Refusant l’impérialisme autoritaire de quelques-uns, ne se limitant pas à la logique de l’État-nation, ni au bien-être économique, l’Europe peut-elle inventer une nouvelle forme de « fédéralisme », respectueuse des « identités » et au service d’un projet commun dans un dialogue pluraliste et humaniste ? Je sais que je rêve, mais je ne rêve pas seul.
La société civile européenne au service d’une nouvelle éthique
Oui, elle peut contribuer à donner un gouvernail à l’Europe. Les militants de ces réseaux associatifs ne seront jamais à eux seuls la solution ; la dimension politique reste essentielle. Mais l’action de la société civile tisse déjà des réseaux paneuropéens avec de multiples associations, avec le Conseil de l’Europe et les Églises chrétiennes qui de plus pratiquent un vrai dialogue avec les mondes musulmans.
L’outil associatif se caractérise par un ancrage dans des réalités locales ; il se met au service non d’un rêve, mais d’objectifs précis. Il possède une liberté lui permettant d’expérimenter et d’user de moyens médiatiques pour l’éveil d’une conscience européenne. L’instrument associatif peut orienter des démarches éducatives communes, au-delà du bienheureux Erasmus, en proposant des « valeurs » qui peuvent influencer des démarches pédagogiques. Enfin, il est évident que la société civile peut de plus en plus influencer les décideurs.
La référence à la dignité
On la trouve tout spécialement dans le domaine de l’accueil des migrants, la défense des équilibres environnementaux, la lutte contre les inégalités. La société civile peut contribuer à exprimer une nouvelle « éthique » européenne, en rappelant l’importance de la dynamique des droits humains. Celle -ci repose sur un acte de foi en la dignité de la personne humaine et sur le choix de la solidarité pour « libérer l’homme de la terreur et de la misère ». Autant de convictions partageables au-delà des choix idéologiques, politiques, spirituels particuliers. Les droits énumérés exigent des actes qui peuvent être contrôlés par des organismes indépendants. La Cour européenne des droits de l’homme joue un rôle à ce sujet.
Faire dialoguer nos convictions
Attention à l’oubli du pourquoi ! Dans les associations, l’activisme, l’immédiateté, la nécessaire visibilité médiatique, la course aux soutiens financiers peuvent faire passer au second plan la question des convictions. Dans cet élan commun dépassant nos diversités, organisons des lieux et des moments pour faire dialoguer nos convictions. Libérée des contraintes électorales et de certains enfermements claniques, la société civile doit prendre le temps du pourquoi. Grâce à ce dialogue jamais achevé, les étoiles du drapeau de l’Europe ne tourneront plus autour du vide, mais d’une lueur commune, signe des possibles matins.
« Nous sommes dans une sorte d’intermède, d’interrègne, où nous ne pouvons plus pratiquer le dogmatisme de la vérité unique, et où nous ne sommes pas encore capables de vaincre le scepticisme dans lequel nous sommes entrés. Nous sommes dans le tunnel, au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues » (3).
Notes :
(1) Abel, Olivier. Le vertige de l’Europe. Labor et Fides. 2019
(2) Ricœur, Paul. Histoire et vérité, « Civilisations planétaires et cultures nationales ». Paris, Seuil, 1964, p. 173
(3) Ricœur, Paul. Ibid. p. 178