Par Jacques Musset
Après l’hiver plus ou moins long, apparaît le printemps. Soudain, la vie explose. Elle se réveille, dit-on. En réalité, elle veillait fidèlement dans l’ombre et dans la nuit, prête à surgir. La nature est plus sage que beaucoup d’humains qui, dans leur impatience fébrile à être toujours plus efficaces, ne prennent pas le temps de « se poser » afin de savoir où ils vont. Ils grillent leurs énergies et s’épuisent. On ne gagne jamais à vouloir forcer les choses.

Le moment venu, à la mi-mars, les bourgeons se mettent à grossir et bientôt s’épanouissent. Mes pruniers en fleurs sont une rare merveille. C’est la fête ! Les squelettes dénudés se revêtent de blancheur immaculée, puis du vert tendre de milliers de feuilles nouvelles qui vont capter la chaleur solaire et enrichir l’air de l’oxygène bienfaisant. Les abeilles et autres insectes se font un plaisir, à longueur de jour, de féconder les fleurs, promesses des futures récoltes. Après les pruniers, ce sont les framboisiers et les cassissiers qui s’éveillent. Les plants de salades sous châssis poussent rapidement sous l’effet des premiers soleils avec un élan intérieur irrésistible. Les petits pois montent à l’assaut des palissades de grillage, comme des grimpeurs le long de parois abruptes, s’agrippant au fil de fer grâce à de minuscules tentacules. Ascension lente, mais irrépressible. Les semences de pommes de terre nouvelles sous les tunnels ne tardent pas à germer et à donner de belles fanes vertes. Les fraisiers se secouent de leur torpeur hivernale, reconstituent des feuilles vierges et l’on voit se former fin avril les premiers fruits. Le persil de l’an passé redresse la tête et, avant de monter en graine, offre ses derniers présents. La ciboulette elle aussi repousse avec ardeur, ses fines et jeunes tiges viendront bientôt parfumer les entrées du déjeuner. Les gros pieds de cardes ne sont pas en reste ; une dernière poussée de feuilles toutes neuves est leur ultime cadeau avant, eux aussi, de monter en graine. L’herbe elle-même croît de plus belle et sans complexe. La vie est à l’œuvre partout avec générosité et gratuité. Quel beau spectacle que de contempler ce miracle, né de la puissante et souterraine source de vie qui impulse pareil dynamisme ! Savoir s’arrêter et s’émerveiller devant tant de beautés naturelles auxquelles souvent on ne prête aucune attention, distrait que l’on est par tant de sollicitations dérisoires, est un des bonheurs imprenables de l’existence, accessible à tous.
Cependant le potager au printemps n’est pas à l’abri de risques. La vie nouvelle qui ne demande qu’à croître avec une énergie sans pareille reste fragile et vulnérable. Une seule gelée nocturne peut brûler les bourgeons des fruitiers et compromettre la récolte future. Des vers gris ou des courtilières, rescapés des grands froids, cisaillent parfois sans vergogne les pieds de salades. Des pluies abondantes vont provoquer le mildiou dans les fanes de pommes de terre : catastrophe assurée. Ces pluies persistantes n’aideront pas non plus la pollinisation : les abeilles sont en congé technique par mauvais temps. Des gelées tardives début mai sont fatales pour les tomates récemment plantées. Est-ce à dire qu’il ne faille les planter qu’après les fameux Saints de glace, vers le 15 mai ? Personnellement, à la différence de ma trop sage voisine qui ne voudrait prendre aucun risque, je les mets en terre dès le 15 avril. Advienne que pourra. J’ai rarement été échaudé. Vivre, c’est risquer. Il n’est pas moins vrai que l’aventure printanière, si exaltante soit-elle, est traversée par l’incertitude. Dans le domaine de la vie, rien n’est jamais assuré une fois pour toutes.
Le printemps dans les vies humaines, c’est la saison des commencements absolus. J’aime contempler le visage des jeunes enfants qui s’ouvrent à la vie, avec innocence et simplicité, sans détour ni duplicité. Ces êtres neufs sont emplis d’une étonnante énergie, d’une insatiable curiosité, d’une soif de se dépenser. Je suis profondément ému par les amoureux qui, au-delà de l’embrasement premier du cœur, s’engagent l’un vis-à-vis de l’autre sur une route commune dont ils ne savent pas jusqu’où elle les conduira. J’admire aussi les trésors d’inventivité chez des personnes de tous âges qui se lancent tout à coup dans des réalisations qui les passionnent : création d’une entreprise, investissement dans une activité artistique ou littéraire, en marge ou non de leur profession. Les exemples sont nombreux : un ami s’est lancé à quarante-cinq ans passés dans le métier de brasseur qu’il ignorait totalement ; un autre, après des études d’architecture, a choisi un travail que beaucoup d’artisans ne veulent plus faire : aménager un grenier, ouvrir une porte ou une fenêtre ; une troisième, à soixante-dix ans, s’est mise à écrire le récit de son existence mouvementée…
Chez les humains, le printemps c’est aussi la période des recommencements, au-delà de ce qui est perdu et mort. Reconversion, réorientation, changement de cap. Les terrains sont affectifs, professionnels, psychologiques, spirituels. Les exemples sont multiples : un jeune ami qui galérait dans des formations universitaires au point de sombrer dans la drogue a trouvé son job : le maraîchage où il s’épanouit. Un autre, après l’échec d’un premier mariage, a fondé un nouveau couple où il trouve désormais son équilibre. Une de mes proches, empêchée de poursuivre ses activités d’artisanat d’art par des difficultés successives de santé s’est réinvestie dans un nouveau style de vie grâce à un travail intérieur de dessaisissement. Personnellement, obligé de me reconvertir professionnellement à quarante-six ans, j’ai exercé un nouveau métier qui m’a ouvert des horizons insoupçonnés. Après avoir mené jusque-là une vie de célibataire, j’ai découvert dans la vie de couple une voie de maturation exceptionnelle. Tout au long de mon itinéraire, l’abandon, par exigence d’intégrité intellectuelle et spirituelle, de certaines croyances héritées de mon enfance et de mon éducation, m’a conduit à cheminer sur des terres nouvelles où je poursuis ma route avec bonheur. Ainsi, le printemps dans les vies humaines a-t-il de multiples facettes. Tout ce qui germe en elles en vue d’une vie plus consciente, plus libre, plus fraternelle, plus solidaire en est une expression.
Mais, comme dans le potager, rien n’est ici gagné dans ces périodes de commencements et de recommencements. Les plus belles espérances sont aussi soumises à des résistances intérieures et extérieures qui les malmènent, à des obstacles inattendus qui obligent à creuser profond en soi pour tenir, avancer, quitte à modifier ses projets pour mieux rester fidèle à son intuition initiale. Quelle entreprise humaine et spirituelle commencée avec enthousiasme échappe au doute, à l’incertitude, à la perplexité ? À moins de vivre dans un cocon – mais alors on est mort -, l’engagement dans l’existence est toujours un risque à courir, mais c’est un beau risque, car, si les difficultés rencontrées éprouvent la solidité de ses propres fondations, elles renforcent celles-ci pour qui sait faire des contrariétés inévitables un tremplin de maturation. Le bonheur intime qui en découle est sans doute moins exubérant qu’au début de l’aventure, mais plus profond, car enraciné dans l’être. Le tout feu tout flammes des départs qui ressemblait à un brasier pétillant se transforme alors en un foyer chaleureusement tenace ; l’essentiel dans les destins humains n’est pas de s’enflammer, mais de durer.