Spiritualité et lutte des classes
Par José Arregi.
Suite à une récente conférence sur « spiritualité et libération politique » [1], un ami m’écrit : « J’aimerais que tu nous fasses partager ton point de vue sur « spiritualité et lutte des classes ». Bon défi en cette année 2021, année de tant de pandémies, plus nombreuses encore que celle de la COVID 19 avec toute sa virulence. Voici quelques considérations fondamentales, avec plus de questions que de certitudes.
1- Cela fait justement 50 ans que Giulio Girardi, prêtre salésien, professeur d’université, pionnier du dialogue entre marxisme et christianisme, invité au concile Vatican II, publia son bref et inspiré « Amour chrétien et lutte des classes » (1971), authentique best-seller. Ce fut un temps chargé de promesses dans le monde et les églises chrétiennes. Temps de révolutions, de décolonisations, de processus libérateurs. Temps d’échos de « mai 68 » et du Concile Vatican II, de l’émergence d’innombrables et dynamiques communautés ecclésiales de base en Amérique latine, de puissante théologie de la libération en Amérique, Afrique et Asie. De militants innombrables, prophètes et martyrs (Luther King, Camilo Torres, Ché Guevara…). La lutte des classes était indiscutable et la libération des opprimés paraissait possible. Le livre conserve aujourd’hui en son fond toute son actualité, car, 50 ans après, il saute aux yeux que le monde n’est pas allé en s’améliorant, mais en empirant.
2- En même temps, tout est devenu tellement plus incertain et confus, jusqu’au terme lui-même de « lutte des classes. » Au sens strictement marxiste, l’expression signifie l’affrontement économique entre la classe propriétaire des moyens de production industriels et la classe ouvrière exploitée. Mais, en accord justement avec beaucoup de marxistes critiques d’aujourd’hui, il peut difficilement être soutenu que ce soit, celle-là, l’unique « lutte des classes », ni nécessairement la première et la primordiale dans tous les cas, aussi décisive soit-elle toujours. Il ne peut non plus être affirmé que les relations économiques soient le premier et ultime facteur déterminant de l’histoire.
3- « Au commencement » était l’économie, certainement, mais pas seulement l’économie, ni seulement la production de biens de consommation (pas même la cueillette et la chasse), ni seulement la lutte des classes, ni seulement la lutte, sans plus. « Au commencement » était tout : l’air que nous respirâmes, la lumière que nous reçûmes, la chaleur qui nous protégea, le corps duquel nous naquîmes, le sein qui nous nourrit, la terre qui nous soutint, la nuit étoilée. Au commencement était la matière qui est la matrice animée de toute vie, la matière qui est pure énergie, dont nous ne savons ni ce qu’elle est ni d’où elle vient ni pourquoi, et le Mystère enveloppant toute chose. Au commencement de notre histoire était la peur et l’espérance, l’angoisse et la joie de vivre, l’amour et la haine, l’ambition et la générosité, en opposition. Au commencement tout était et tout était en relation, et toute cause était aussi effet, et rien ne fut « avant » rien, sinon lié avec tout. Et tout continue à être ainsi. Rien n’est réductible à rien, car tout interagit, et il faut penser tout à la fois, en sachant que la pensée n’est jamais ni la première ni l’ultime. Et, au milieu de tous les brouillards, le Souffle vital profond nous invite à ouvrir les yeux et à reconnaître que l’aspiration à la paix est le principe duquel tout procède.
4- Depuis seulement deux décennies, nous nous trouvons dans une quatrième révolution industrielle qui est en train de dessiner un monde très distinct de celui que connut Marx dans l’Allemagne, la Belgique, la France et l’Angleterre industrielles du XIXe siècle. La diversification et la digitalisation du travail, la complexification et la globalisation de toutes les relations productives et commerciales, la financiarisation progressive de l’économie, la subordination chaque fois plus grande tout autant des entrepreneurs que des Gouvernements-mêmes, à quelques entités de caractère financier spéculatif, l’intelligence artificielle, l’internet pour toute chose, la robotisation croissante de la production et même des décisions, etc. sont en passe de nous situer dans un monde autre très distinct de celui que nous avons connu. Bientôt toutes les usines disparaîtront, et alors comment sera le monde ? Nous vivons dans un monde où les limites entre le physique, le biologique, le politique, l’informatique et même le « spirituel », et la limite entre l’espèce humaine et les grands singes comme les petits et toutes les espèces vivantes est à peine définissable. Un monde dans lequel l’être humain n’est pas le centre et le sens de la terre, de la vie, du cosmos. Et ceci est le plus terrible, un monde global planétaire plus inégal et inhumain, plus menaçant que jamais.
5- Dans le monde d’aujourd’hui, des concepts comme « production », « propriété des moyens de production », « classe sociale », « classe ouvrière », « lutte des classes », « capitaliste », prolétaire »… peuvent difficilement être compris tout simplement comme il y a 150 ans. Le spéculateur qui fait tomber des entreprises, des partis et des gouvernements est-il à proprement parler un capitaliste ? Le petit entrepreneur qui accepte de faire participer les travailleurs de son entreprise aux décisions et aux bénéfices de la plus-value est-il capitaliste ? Les travailleurs aux salaires misérables que beaucoup de petits artisans aimeraient avoir pour eux sont-ils réellement capitalistes ? Une équipe de football est une entreprise pour gagner de l’argent, mais les footballeurs de première division de l’État espagnol avec leur salaire annuel moyen de 4 millions d’euros, sont-ils des prolétaires alors que les footballeuses jouant en première division espagnole reçoivent un salaire annuel moyen de 17 000 euros ? N’est-elle pas plus prolétaire que personne la femme non-salariée qui s’occupe des enfants, de la maison, des parents ? Et qui est le capitaliste qui l’opprime ? Que sont les fonctionnaires publics ? Que sont les travailleurs d’une entreprise coopérative qui luttent avec la concurrence afin de pouvoir survivre ? Que sont les autonomes ? Et que sont les 98 % (façon de parler) des habitants de l’Afrique, qui ne comptent pour rien, qui ne sont personne et que « personne » n’exploite ?
6- Les concepts s’embrouillent, mais une chose est sûre : les classes existent, et sont plus nombreuses que la « capitaliste » et la « prolétaire », et les inégalités sont plus grandes que jamais, car la richesse et le pouvoir se concentrent toujours plus dans toujours moins de mains. Il existe une classe oppressive et une classe opprimée, et la lutte entre les uns et les autres est plus réelle et mortelle que jamais, mais aussi chaque fois plus inégale et diffuse, car les pouvoirs – très réels, mais invisibles- qui ont dans leurs mains les ressorts de l’économie et de la politique globale sont en train d’obtenir que la lutte entre oppresseurs et opprimés se convertisse toujours plus en une lutte entre opprimés. Personnellement je me reconnais oppresseur et opprimé.
7- Le capitalisme néolibéral qui depuis les années 80 se répand et s’impose partout est la plus importante institutionnalisation des pulsions les plus inhumaines : l’envie de richesse, l’ambition du pouvoir et, au fond, la peur irrationnelle de pouvoir moins ou d’être moins que les autres. C’est un système économique inique, à l’origine des pires conflits belliqueux et plus mortifère que toutes les guerres réunies. Cela détruit les corps, les relations, l’égalité, la démocratie, la famille, les peuples, la planète, la Vie.
8- Voilà notre monde. N’est-ce pas un panorama trop désolant ? C’est le cas, mais c’est précisément la raison pour laquelle nous ne pouvons pas nous permettre de perdre l’espérance, qui consiste non pas à attendre, mais à cheminer avec esprit et souffle, à faire des pas, des petits pas, dans la direction d’un monde nécessaire et possible, un monde plus libre et fraternel, plus juste et en paix, plus humain et écologique, plus solidaire et heureux. À cheminer, bien que nous ne parvenions jamais au terme. Et persévérer à faire un petit pas chaque fois que nous échouons, et bien que toujours nous échouions, animés par le souffle profond qui nous habite et que nous sommes, le souffle profond qui nous rend plus humbles et forts, plus rebelles et pacifiques. Le Souffle de la vie gémit dans la Terre qui gémit dans les douleurs de l’enfantement. Vivre animés par ce souffle profond : c’est ça la spiritualité, elle peut s’exprimer sous forme religieuse ou totalement laïque, et elle est toujours politique, engagée et libératrice.
9- Je ne veux pas dire que toutes les personnes animées par la spiritualité doivent s’impliquer dans la « lutte des classes » de la même manière, ni avec les mêmes idées et analyses de la réalité, ni dans les mêmes projets sociopolitiques concrets. Mais que, dans la mesure où l’Esprit de la vie qui transforme tout les anime, là où elles se trouvent et de la manière possible pour elles – dans la lutte politique, dans les mouvements sociaux, dans les affrontements d’entreprises ou de rues, dans la sphère domestique ou encore le silence d’un monastère -, elles s’engagent avec la même pureté de cœur, la même générosité et la même espérance pour la même libération. La spiritualité n’est pas opium, mais bien libération. La religion est-elle opium ? Elle peut l’être, mais elle est aussi, de l’avis de Marx lui-même, cri libérateur de l’être opprimé.
10- La spiritualité – profondeur de la vie et exercice de celle-ci – est, donc, par définition, active, politique et libératrice. La spiritualité est paix intégrale de l’intériorité et de l’extériorité que nous sommes, et la paix intégrale peut seule se traduire dans la justice. Elle entraîne, par conséquent, l’affrontement avec les pouvoirs qui dictent les lois du marché, qui oppriment les personnes, les communautés et les peuples. La spiritualité non seulement n’est pas étrangère à la lutte des classes dominées contre toute forme de domination, mais elle l’exige et elle l’implique. La spiritualité se traduit forcément en affrontement avec ceux qui s’approprient la terre, accaparent les biens, empêchent de respirer, nient la vie. Non seulement elle ne craint pas le conflit nécessaire, mais elle le provoque. « Je suis venu apporter un feu sur la terre – dit Jésus de Nazareth – et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » (Lc 12,49).
11- Au point de prendre les armes et de tuer pour la justice ? Épineuse question. Je ne m’avance pas à dire qu’une personne spirituelle ne puisse pas voire ne doive pas le faire jamais pour rien (nous tuons tous les jours des êtres vivants pour manger…). Mais je m’en remets aux conditions exigées par la tradition la plus sage – Girardi compris – afin que l’option pour la violence armée puisse être considérée comme inspirée par le Souffle de la paix et de la vie : 1/ Que la cause soit juste et vitale ; 2/ Que l’objectif juste ne puisse être atteint par aucun autre moyen ; 3/ Qu’il y ait une assurance suffisante garantissant que, au moyen de la lutte armée, l’objectif sera atteint ; 4/ Qu’il existe des garanties suffisantes pour que le bienfait obtenu soit supérieur au dommage causé ; 5/ Que l’action violente soit motivée par l’amour du bien commun et l’amour de l’oppresseur, cessant d’être un ennemi. La spiritualité s’attache à humaniser au maximum le conflit et la lutte.
12- Poussée par le feu de l’amour à la paix véritable, la spiritualité opte pour un changement structurel radical du modèle capitaliste néolibéral criminel et écocide. Nous ne pouvons cependant pas revenir au passé ni répéter sa vision du monde, sa philosophie de la vie et ses programmes politiques. L’histoire des 100 dernières années a démontré que le « socialisme réel » a déçu les aspirations de liberté et de bien-être des personnes, des peuples et de la nature. Et que la « social-démocratie » a trahi aussi bien le socialisme que la démocratie, l’égalité que la liberté, pour avoir succombé aux intérêts de la classe dominante et a assis « l’état de bien-être » sur la spoliation du Tiers Monde et la destruction de la nature. Y a-t-il une alternative ? Je n’en vois pas d’autres qu’un écosocialisme féministe et global, et je ne vois pas de meilleur moyen de le matérialiser qu’un modèle coopératif et écologique de décision, de production et de consommation au niveau planétaire.
13- Mais est-ce possible ? Ce sera possible seulement le jour où l’humanité le voudra véritablement et se mettra d’accord, le jour où il y aura une volonté personnelle et politique globale favorable à cette transformation planétaire. Ou bien le jour où les puissants qui asphyxient la vie prendront conscience et se convaincront qu’en asphyxiant les autres ils s’asphyxient eux-mêmes, qu’il ne peut y avoir de futur que commun, qu’il ne peut y avoir de libération que pour tous, en commençant par les derniers. Pour que le possible devienne réalité, il sera nécessaire que l’humanité, cette espèce humaine si puissante et fragile, si instable et contradictoire, change son mode de convoiter et son appétence, et sa manière d’être heureuse. Il faudra mettre en place un système économique mondial égalitaire et démocratique. Et un système éducatif qui éduque la sensibilité, transmette l’humanité, communique la sagesse vitale, au-delà des simples connaissances et compétences techniques. Et il faudra que les sciences – les neurosciences et biosciences par exemple – mettent en œuvre avec toutes garanties leurs technologies pour corriger les dysfonctionnements génétiques et neurologiques – ça fait peur de le dire, mais il faut le dire – qui font que cette espèce humaine soit une proie si facile pour tant de peurs et de désirs destructeurs, qui nous empêchent d’éprouver le préjudice d’autrui ou de souhaiter le bien-être de celui-ci comme les siens propres, nous privent d’être plus heureux avec moins et d’être plus riches en partageant ce que nous détenons.
14- La spiritualité – la conscience et la réalisation de notre être profond, la quête libre du bien, l’aspiration et l’attrait pour la bonté, la confiance en la Vie en dépit de tout – est à la fois fruit et source de cette politique écosocialiste globale, féministe, égalitaire, libératrice, sage. Inspirée par le souffle profond de tout ce qui est et par la sagesse vitale la plus ancienne et la plus nouvelle des personnes et des peuples, la spiritualité inspire à son tour le rêve, l’utopie, l’espérance active. Elle encourage l’action et la marche – même si nous n’y parvenons pas totalement – vers un monde où les oppressions et les classes seront supprimées et où les luttes et les guerres pourront disparaître.
Note :
[1] https://youtu.be/YxYWPVZHvF4
Source : https://josearregi.com/es/espiritualidad-y-lucha-de-clases/
Traduction : Rose-Marie Barandiaran et Peio Ospital
La souveraineté : l’ordination du multiple à l’un ; exemple : la royauté est l’ordination (la mise en ordre) de la multitude des sujets derrière/sous un roi ; le roi est l’instrument de cette mise en ordre mais un roi ne dit rien de la valeur de cette unité.
La monnaie : instrument de paiement et pouvoir libératoire (par sa valeur)
La souveraineté de la monnaie : mise en ordre de toutes les dettes derrière une seule dette d’une certaine somme d’argent mais la monnaie ne dit rien de la valeur de l’unicité de la dette ; autrement dit la souveraineté de la monnaie est l’instrument de paiement (le remboursement) de toutes les dettes mais non la reconnaissance (la valeur de la dette) de toutes les dettes. Il n’est pas juste (faux et injuste) de laisser croire que la monnaie a la capacité d’éteindre toutes les dettes et toutes les obligations ; la monnaie ne peut pas être Le pouvoir libératoire, seulement Un pouvoir libératoire, parmi d’autres pouvoirs.
Mais reste l’intérêt de ne pas attribuer à la monnaie des tares – attribution construite sur une compréhension évangélique erronée – des tares qui tiennent aux rapports sociaux dans lesquels sont prises les personnes qui s’endettent, et des tares qui tiennent aux institutions (démocratiques ?) qui régissent ces rapports. Notre économie moderne pré-suppose la monnaie (ce qui n’a pas toujours été le cas) et les institutions politiques (démocratiques !) ont institué la monnaie BANCAIRE (numérique) et non plus FIDUCIAIRE (espèces sonnantes et trébuchantes) comme instrument monétaire dominant. Reste qu’aujourd’hui, il faut, pour comprendre le rôle de la monnaie, postuler la souveraineté de la monnaie (ce qui n’est pas évangélique) et comprendre que la souveraineté de la monnaie permet de dissocier la monnaie (en tant qu’équivalent général des dettes) ET l’exigence d’équivalence propre à l’échange (= donnant/donnant) ; mais la souveraineté de la monnaie ne dit rien du montant de monnaie attribué à telle ou telle dette particulière, que celle-ci naisse dans une relation commerciale ou relève d’une décision de justice visant à équilibrer un tort. Autrement dit l’échange (= exigence d’équivalence du don et du contre-don) ne laisse pas de place à la réciprocité (= exigence du maintien de la relation). La Chanson de l’Auvergnat par Georges Brassens illustre à la perfection ce qu’est la réciprocité :
“Elle est à toi, cette chanson,
Toi, l’Auvergnat qui, sans façon,
M’as donné quatre bouts de bois
Quand, dans ma vie, il faisait froid,”
La chanson ne cherche pas d’équivalence avec les quatre bouts de bois (autrement dit le don de quatre bouts de bois a été fait sans attendre de contre-don, et ce contre-don a été réalisé en mémoire d’une relation qui n’a pas cherché à obtenir un contre-don équivalent au don mais un contre-don (une chanson) en reconnaissance d’une dette et non pas en remboursement d’une dette). La souveraineté de la monnaie (= je paie ma dette, et je ne te connais plus) est une aberration qui nous conduit à ignorer que “Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères et soeurs, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots.”
Martin Luther King De Martin Luther King / Discours – 31 Mars 1968.