Bure et Cigéo : trente ans de lutte contre les déchets radioactifs
Ce 1er juin s’ouvre le procès emblématique de sept opposants au projet d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo, dans la Meuse. Reporterre retrace la longue épopée contre ce site hors normes.
Mardi 1er juin s’ouvre à Bar-le-Duc (Meuse) le procès pour « association de malfaiteurs » de sept opposants au projet de centre d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo. Quatre hommes et trois femmes poursuivis pour avoir participé, en août 2017, à une manifestation non déclarée autour du village de Bure, qui s’était close par des affrontements avec les forces de police et de gendarmerie. Mais l’histoire de cette lutte ne se résume pas à cela. Pour la comprendre, il faut remonter jusqu’en 1984.
À l’époque, le gouvernement français commençait à s’inquiéter sérieusement du sort de ses déchets radioactifs, pour lesquels n’existait aucune solution pratique. La filière nucléaire prenait de l’ampleur dans le pays et les déchets s’accumulaient. Parmi les quelques solutions retenues, l’une d’elles intéressait particulièrement les pouvoirs publics et les scientifiques : le stockage souterrain. L’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra), créée en 1979, fut alors chargée d’identifier les sites propices à l’implantation d’un centre de stockage souterrain de déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue (HA-VL et MA-VL) sur le territoire.
1987-1990 : les premières manifestations
En 1987, plusieurs sites étaient identifiés en Maine-et-Loire, dans l’Ain, l’Aisne et les Deux-Sèvres. Les opérations de reconnaissances géologiques commencèrent sur place, sans concertation avec les populations. Les élus et citoyens se mobilisèrent immédiatement. Des collectifs locaux antinucléaires furent créés et s’organisèrent très vite à l’échelle nationale. Des affrontements éclatèrent ; les différents sites se retrouvèrent à tour de rôle bloqués et occupés par les manifestants. En février 1990, afin d’éviter l’escalade de la violence, le Premier ministre Michel Rocard décida d’un moratoire. L’Andra dut abandonner ses recherches dans ces territoires.
1991-1992 : la « Bataille » souterraine
Comment dénouer la situation, dès lors que, si l’on maintenait le programme nucléaire, les déchets très radioactifs continueraient à s’accumuler ? En 1991, la loi « Bataille » – du nom du député socialiste qui la portait – fut votée et posa les bases de sa nouvelle stratégie. Elle fixait les principaux axes de recherche pour la gestion des déchets nucléaires : recherche de la transmutation des éléments radioactifs, recherche sur l’entreposage en surface, enfouissement géologique. Elle prévoyait également la construction de trois laboratoires de recherche sur trois formations géologiques différentes, et s’appuyait sur la notion de « compensation financière » pour faciliter l’acceptation des localités concernées par ces laboratoires. La loi fixa également une échéance aux recherches de l’Andra : l’année 2006. Dans les années qui suivirent, il apparut que la loi n’était pas vraiment respectée : la recherche sur la transmutation n’avançait pas tandis que la recherche de l’entreposage en surface était négligée. Tout l’effort se plaça sur l’option d’enfouissement profond.
1993 : l’appel à candidatures
En 1993, un appel à candidatures pour accueillir les futurs laboratoires de recherches géologiques fut lancé auprès des départements. La Meuse et la Haute-Marne y répondirent, attirées par les promesses de développement économique. En décembre de la même année, les deux départements, ainsi que ceux de la Vienne et du Gard, également volontaires, furent retenus par le gouvernement comme candidats à l’installation des laboratoires.
1994-1995 : création des collectifs locaux
L’Andra reprit du service. Début 1994, elle investit les différents lieux et entama ses recherches. Les habitants meusiens et haut-marnais se regroupèrent en collectifs anti-labos, respectivement le CDR55 (devenu BureStop 55) et le Cedra52. Les premières manifestations s’organisèrent, ralliant jusqu’à 1 000 personnes devant la préfecture de Bar-le-Duc en avril, puis 3 000 en novembre à Verdun. « L’arrivée de l’Andra sur le territoire ne présageait rien de bon », se souvient auprès de Reporterre Jean-Pierre Simon, agriculteur de la petite commune de Cirfontaines-en-Ornois, à quelques kilomètres de Bure, et opposant historique au projet.
L’année suivante, un premier « festival contre l’implantation » se tenait à Cirfontaines, à moins d’un kilomètre d’un forage de prospection de l’Andra. « C’était notre façon de les accueillir, se rappelle l’agriculteur, qui participait à l’évènement aux côtés de quelque 3 000 autres personnes. À cette époque, la lutte était menée principalement par les habitants du coin. »
1997-1998 : les enquêtes publiques
Au printemps 1997, des enquêtes publiques furent lancées dans les quatre départements concernés pour recueillir l’avis de la population. En Meuse et Haute-Marne, les manifestations continuèrent, notamment à Bar-le-Duc, Verdun et Chaumont. Le 8 mars, un personnage à l’effigie du commissaire enquêteur fut brûlé sur la place Reggio de Bar-le-Duc, lors d’une manifestation regroupant 1 000 personnes. Le secrétaire d’État à l’Industrie, Christian Pierret, se déplaça en septembre jusqu’au chef-lieu meusien pour défendre l’implantation du laboratoire devant les élus et opposants.
Le 9 décembre 1998, le gouvernement annonça que seul le projet de laboratoire souterrain à Bure était maintenu ; le site de la Vienne présentant des problèmes géologiques, et celui du Gard une trop forte opposition locale. De nouvelles recherches sur des sites granitiques étaient promises.
1999-2000 : Bure, le dernier rempart
Le 3 août 1999, Lionel Jospin et trois de ses ministres — dont Dominique Voynet, membre du parti écologiste — signèrent le décret d’autorisation de travaux à Bure. L’Andra avait le feu vert pour installer son laboratoire en Meuse.
En parallèle, la mission Granite, censée permettre l’implantation d’un second laboratoire en France, fut un échec total, et les prospections furent abandonnées vers la fin de l’an 2000. Bure devenait l’unique laboratoire de recherche souterrain pour la gestion des déchets nucléaires en France. Les compensations pour la Meuse et la Haute-Marne atteignaient alors 20 millions d’euros par an et par département.
Les années 2000 : le printemps de la lutte
Au début des années 2000, la lutte s’intensifia autour du laboratoire de l’Andra. En juillet et août 2000, un premier « camp d’été » était organisé par les opposants meusiens devant les grilles du chantier, à Bure. Plusieurs milliers de manifestants les rejoignirent tout au long de l’été. La lutte reprit une dimension nationale. « Beaucoup étaient membres des collectifs anti-labos d’autres départements, se souvient Corinne François, membre historique du collectif Meusien. C’était un mouvement de solidarité incroyable. »
En juin de l’année suivante, un convoi de déchets nucléaires à destination de l’Allemagne fut immobilisé durant une dizaine de minutes par des membres du CDR55. Un nouveau camp d’été fut organisé, et des « mouvements vers Bure » s’orchestrèrent partout en France tout l’été.
En 2004, la lutte s’installa de manière définitive à Bure, par l’achat de ce qui allait devenir la Maison de résistance à la poubelle nucléaire, située en plein cœur du village. La même année, Sébastien Briat, un militant meusien de 22 ans, décéda après avoir été happé par un train transportant des déchets nucléaires.
2005-2006 : premier bilan des recherches
Quelques mois plus tard, en 2005, un prérapport de l’Andra concluait « qu’aucun élément rédhibitoire » n’avait été trouvé sur le site géologique de Bure. L’annonce réveilla la colère des opposants. De nouveaux affrontements eurent lieu au cours de l’été entre les manifestants et les gendarmes, après plusieurs années de paix relative. Le 24 septembre 2005, près de 6 000 personnes se réunirent dans les rues de Bar-le-Duc, pour exiger un referendum local en application de la loi du 13 août 2004, qui dispose « qu’un dixième des électeurs peuvent demander » l’organisation d’une consultation par un département. Bien que la demande ait largement recueilli le nombre d’électeurs requis, le référendum fut refusé par les élus départementaux. Face à ce déni de démocratie, il ne restait plus qu’à accrocher place Reggio, à Bar-le-Duc, une immense banderole : « Le nucléaire tue l’avenir ».
Le 28 juin 2006, les parlementaires entérinèrent le choix de Bure comme solution de référence pour « l’évacuation définitive » des déchets radioactifs HA et MA-VL. La nouvelle loi fixa également la tenue d’un débat public. Fin juillet à Bure, le festival des « décibels contre la poubelle » rassembla plusieurs milliers de personnes. Quatre manifestants furent condamnés pour avoir jeté des cailloux en direction des forces de gendarmerie, présentes en nombre autour du laboratoire.
2010 : Cigéo est dévoilé
Le projet de Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) fut dévoilé au public en 2010 par l’Andra. Il s’étendrait sur 270 kilomètres de galeries souterraines, en sous-sol de Bure et de trois communes voisines. La même année, les compensations financières (GIP) augmentèrent pour atteindre 30 millions d’euros par an et par département.
2013 : le « débat bidon »
En 2013, la Commission nationale du débat public (CNDP) organisa le rendez-vous prévu par la loi de 2006. Un appel au boycott, lancé par la coordination BureStop 55, fut largement diffusé. Le 23 mai, lors de la réunion inaugurale à Bure, plusieurs centaines de personnes exprimèrent bruyamment leur opposition au débat. La réunion fut annulée, puis les suivantes, en raison des trop fortes mobilisations. La CNDP bascula sur des réunions sur internet. En février de l’année suivante, elle présentait son rapport lors d’une conférence de presse. Trois des six membres qui composaient la CNDP se désolidarisèrent de ce compte-rendu, jugé trop partial.
2016-2017 : « Le début du bras de fer »
En mai 2016, l’Andra s’installa dans le bois Lejuc, à quelques kilomètres de Bure, et commença des travaux de défrichage, sans permis préalable. Un pique-nique de protestation fut organisé dans le bois par les opposants et habitants. « Cela ne devait durer qu’un après-midi, raconte Jean-Pierre Simon, présent ce jour-là, puis ça s’est transformé en occupation. C’était le début du bras de fer. » Les activistes allaient occuper le bois durant plusieurs semaines.
Au bout d’un mois, les militants furent expulsés par les forces de gendarmerie. L’agriculteur, qui avait aidé les militants à s’installer, se trouva privé d’une partie de son matériel agricole, qui se trouvait sur place. Un mur d’enceinte fut rapidement érigé par l’Andra autour du bois. Le 14 août, une manifestation fit tomber le mur, l’occupation reprit et se pérennisa. Des cabanes étaient construites dans les arbres et les opposants se parèrent de masques de hibou : le bois Lejuc entrait dans la légende. « Pendant plus d’un an, des jeunes ont tenu la forêt, habité les arbres […] c’était incroyable », se souvient Corinne François.
L’année suivante fut marquée par une forte médiatisation de la lutte autour du projet Cigéo, et de nombreux affrontements. En février, des opposants s’attaquèrent à l’écothèque de l’Andra, située à proximité du laboratoire. Quatre mois plus tard, le 21 juin, le restaurant de l’Andra, le Bindeuil, était pris d’assaut par plusieurs opposants ; un départ d’incendie fut constaté. En juillet, une information judiciaire fut ouverte et devint une effroyable machine de renseignement sur le mouvement antinucléaire.
2018 : expulsion et répression
Le 22 février 2018, les occupants du bois Lejuc furent de nouveau expulsés, après un an et demi d’occupation. La Maison de résistance fut en parallèle perquisitionnée par les gendarmes, mobilisés en nombre sur place. Par un arrêté, le préfet de la Meuse interdit l’accès au bois Lejuc. La répression autour de Bure s’accentua fortement ; l’Andra ayant signé une convention avec la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) pour garantir la surveillance du site. Le 16 juin, Bar-le-Duc vit défiler 3 000 personnes en opposition au centre de stockage, suivies de près par un important dispositif policier. À Bure et dans ses alentours, la pression policière devint insoutenable. « Les gendarmes tournaient toutes les demi-heures, ils contrôlaient tous les chemins. Ça devenait invivable », dit Jean-Pierre Simon.
2019-2020 : le calme après la tempête
Une troisième tentative d’occupation du bois Lejuc se tint à l’été 2019, sans succès : les forces de gendarmerie intervinrent rapidement. La présence policière continue rendit la lutte de plus en plus difficile ; Bure redevint, en apparence, un paisible village meusien. Une manifestation féministe et antinucléaire se tint en septembre autour de Bure, sans débordement. La lutte s’apaisait, se réorganisait.
Finalement, l’Andra déposa sa déclaration d’utilité publique (DUP) en novembre 2020, dans la plus grande discrétion.
2021 : le revers des élus locaux
Contre toute attente, début 2021, la lutte reprit une dimension politique. Appelés à se prononcer sur l’installation de Cigéo, une partie des élus locaux, non convaincus par le projet de centre de stockage proposé par l’Andra, le rejetèrent et posèrent leurs conditions. Un moyen de rappeler à l’Andra que tout n’est pas encore joué.
La demande de DUP du projet Cigéo, actuellement en cours d’instruction, fera en effet l’objet d’une nouvelle enquête publique, courant 2021. L’occasion, sans doute, d’un nouveau rebond de la lutte contre l’enfouissement des déchets nucléaires dans cette région de Meuse et de Haute-Marne.
Et mardi 1er juin, le procès des militants antinucléaires poursuivis pour… l’organisation d’une manifestation non déclarée le 15 août 2017 se tient à Bar-le-Duc.
Source : https://reporterre.net/Bure-et-Cigeo-trente-ans-de-lutte-contre-les-dechets-radioactifs