Les sacrements ont une histoire
Par Christiane Fontaine
Le monde a été sauvé « une fois pour toutes ». Cet acte vient jusqu’à nous à travers les mutations de l’histoire. Reconnaître le même mystère, à travers la diversité de ses expressions, consiste à entrer dans la tradition. En retraçant l’histoire du « Sacrement de Pénitence », Christine Fontaine nous invite à inventer des formes nouvelles aujourd’hui.
Héritiers d’une histoire
Sacrements de pénitence, confession, sacrement de la réconciliation ou du pardon… les termes varient pour parler du signe sacramentel de la rémission des péchés. Cette incertitude de vocabulaire manifeste sûrement une recherche, voire un malaise, de la part d’un certain nombre de chrétiens. La difficulté devient désaffection totale pour les uns, qui considèrent que cette Église culpabilisante n’est pas celle de Jésus-Christ. Certains refusent « la confession privée » et regrettent l’époque encore récente où les célébrations pénitentielles avec absolution collective étaient d’usage fréquent. D’autres pensent que ces célébrations représentent une fuite des chrétiens devant leur situation personnelle de pécheurs.
Cette différence de vue n’est pas nouvelle. Réconciliation et pénitence ont été vécues différemment aussi au cours des siècles. Les sacrements ont une histoire ! Dans l’Église latine, on peut distinguer trois façons très différentes de vivre la réconciliation ; elles correspondent à trois époques d’environ six à sept siècles chacune. Chaque période est marquée par un va-et-vient entre une fixation du sacrement par la hiérarchie ecclésiale et la pratique du peuple chrétien qui, sans arrêt, va déplacer les jalons posés. C’est de cette histoire qu’aujourd’hui les chrétiens sont héritiers.
Du 1er au 6e siècle : La pénitence publique et le vide pénitentiel
Aux tout premiers temps de l’Église, seuls deux « sacrements » existaient : le baptême et l’eucharistie. Saint Paul écrit aux Corinthiens sur le fait de « manger le pain et boire la coupe du Seigneur » dignement ou indignement : « Que chacun donc s’éprouve soi-même » (1Co 11,28). C’est probablement à partir d’une part des grandes persécutions contre les chrétiens, d’autre part d’une forme d’institutionnalisation de l’Église que se mit en place la pénitence dite « publique » qui a été suivie d’un vide pénitentiel appelé « les dix rémissions ». Ces premières formes de pénitence durent jusqu’au 6e siècle.
La pénitence publique
De cette pénitence publique, nous pouvons retenir plusieurs aspects. C’était avant tout le baptême qui, reçu à l’âge adulte après un long catéchuménat, était censé entraîner « une mort au péché grave ». Les chrétiens prenaient au sérieux l’engagement de leur baptême et la conversion qu’il inaugurait. Ce qui ne les empêchait pas d’être pécheurs comme tout le monde. Mais la pénitence pour les faiblesses de chaque jour, ce qu’on a appelé par la suite les « péchés véniels », était absolument inconnue. Le chrétien normal ne se confessait qu’à Dieu.
La pénitence sacramentelle ne se donnait que pour les fautes exceptionnelles et ne pouvait, durant toute une vie, n’être reçue qu’une seule fois. Elle était destinée à ceux qui avaient renié publiquement les engagements de leur baptême, ceux dont le comportement était objet de scandale pour la communauté.
Lorsqu’un chrétien avait occasionné un grave scandale public – apostasie, meurtre ou adultère – il ne pouvait plus participer à l’Eucharistie sans encourir une protestation unanime des autres chrétiens. Il pouvait aller trouver l’évêque qui le « liait » : il était proscrit de la communion eucharistique, accepté au début du rassemblement ecclésial simplement le temps que la communauté supplie pour lui. Une pénitence très rigoureuse lui était imposée : jeûne, prière, mortification et durait de nombreuses années, toute la vie parfois. Pour l’apostasie, par exemple, le temps de pénitence pouvait durer trente ans.
Le vide pénitentiel ou les dix rémissions
Devant cette rigueur les pécheurs finirent par n’avoir plus recours à la pénitence que sur leur lit de mort, ou même plus du tout. D’autant plus qu’au IVe siècle l’empereur est devenu chrétien ; or la masse n’est pas héroïque et le style impitoyable de la pénitence antique ne pouvait que disparaître comme inadapté. On en arriva donc à une désaffection quasi totale à l’égard du sacrement de pénitence, même si on avait gravement péché. Cette période est appelée celle du « vide pénitentiel » ou « des dix rémissions ».
À cette époque, on ne pouvait pas recourir au sacrement de pénitence même si on avait gravement péché. Saint Augustin, par exemple, dont la vie n’a pas été toujours exemplaire, ne s’est jamais confessé. Et cependant ces chrétiens participaient à l’Eucharistie. Alors ? En fait, d’autres moyens existaient pour procurer la rémission des fautes graves. Ces moyens, non sacramentels, mais efficaces, étaient appelés « les dix rémissions ». Outre le baptême et le martyre, il s’agissait du jeûne, de la prière, de l’aumône, du pardon des offenses et de plusieurs attitudes intérieures qu’on a désignées plus tard sous le nom de contrition.
À travers les dix rémissions, les chrétiens vivaient donc une rémission des péchés efficace et sûre. Pourtant des évêques ne se résignaient pas à ce que la pénitence antique soit abandonnée. Mais, malgré leurs efforts, le sacrement de pénitence ne tenait plus aucun rôle dans la vie des chrétiens. La forme en était invivable. Rien ne sert de s’obstiner devant les signes des temps !
Au Moyen-âge : la pénitence tarifée
Nous en arrivons à la deuxième période, le temps de la « pénitence tarifée » qui débute vers le septième siècle. À cette époque une restauration du sacrement de pénitence apparaît. Elle ne vient ni des évêques ni des conciles, mais d’Irlande par deux moines : Patrick et Colomban. Pour atténuer le régime de la pénitence publique, ils instaurèrent une célébration privée, réitérable à volonté, où l’aspect pénitentiel (jeûnes, aumônes…) restait rude, mais ne compromettait pas toute une existence. Il ne s’agissait toujours, bien sûr, que d’accuser des fautes très graves.
Ainsi apparaît l’aveu. Mais l’aveu n’est pas le principal ; il n’est que le renseignement nécessaire au prêtre pour indiquer « le tarif officiel ». Ce style de sacrement sera en vigueur du 7e au 13e siècle. Durant cette période, cette pratique nouvelle sera pour l’Église à la fois une chance et un risque. La communion des saints s’est accompagnée d’un certain marchandage.
La communion des saints : Le chrétien, gravement pécheur, avait encore à payer un lourd tribut. Il pouvait même accumuler plus d’années de pénitence qu’il ne lui en restait à vivre. D’où l’idée de demander à un frère de l’aider à porter tout ou partie de son fardeau. Le pécheur payait l’autre pour qu’il accomplisse à sa place la peine infligée. Cet échange, à la fois spirituel et financier, a fait naître la pratique des indulgences.
À partir du 13e siècle : le temps de la confession
À partir du 13e siècle, l’Église tentera de purifier le sacrement de pénitence. Il faudra tout d’abord arracher la pénitence au mercantilisme. C’est surtout après les ruptures et le drame de la réforme protestante autour des indulgences que l’Église catholique, au concile de Trente, va tenter d’organiser une nouvelle pratique.
La taxation disparait. Du coup, l’aveu, de simple moyen qu’il était pour établir le tarif de la peine, devient le tout du sacrement. Si bien que l’on ne parle plus de sacrement de pénitence, mais de « confession ». Par ailleurs, l’aspect « réparation » de la faute s’amenuise. Il est réduit à quelques prières symboliques ; mais apparaît plus vivement la conscience du pardon gratuit, de la grâce.
Enfin, l’Église, au concile de Trente, distingue l’obligatoire et le recommandable. La confession est obligatoire une fois par an à Pâques. Mais elle est recommandée, même pour les fautes légères, à tous les baptisés même aux enfants. D’exceptionnelle qu’elle était jusque-là, la confession devient alors une habitude de la vie chrétienne.
Cette pratique renouvelée laisse pourtant apparaître à son tour de nouvelles limites. Le fait d’accuser des péchés véniels, tout en permettant un affinement des consciences, comporte également un risque de moralisme rigide voire d’asservissement. Le sacrement risque aussi de devenir un rite auquel on s’habitue ; il ne réveille plus alors le désir de se convertir. Par ailleurs, la dimension communautaire des périodes antérieures s’évanouit. Le lieu de la pénitence n’est plus l’Église, mais une boite de menuiserie ultra-privée. Enfin, la pratique fréquente de la confession fait disparaître presque totalement de la conscience chrétienne toutes les autres formes de rémission des péchés.
De Vatican II à aujourd’hui
Les sacrements ont une histoire. Entrer dans la tradition de l’Église ne consiste pas à répéter le passé comme s’il était immuable, mais à s’appuyer sur lui pour vivre aujourd’hui. Nous avons la mémoire courte : nous considérons trop souvent notre propre passé comme la seule forme que les chrétiens aient toujours vécue, que ce soit pour la repousser ou pour s’y accrocher.
« Ils ne savent pas ce qu’ils font ! »
Si les sacrements ont une histoire, l’humanité aussi en a une. Manifestement, depuis les années 1960 – 1970, un tournant s’est opéré. Les sciences humaines – psychanalyse et sociologie – bousculent les catégories traditionnelles pour parler du péché. On distinguait péché véniel et mortel. On parlait – on parle encore – « d’entière connaissance » et de « plein consentement » pour reconnaître la gravité du péché. La psychanalyse conteste la possibilité même de déterminer où est notre consentement. Depuis Freud, la place de l’inconscient dans le fonctionnement humain ne peut plus être niée. L’inconscient ne fait pas seulement partie du langage de spécialistes, mais de notre manière de penser notre présence au monde. À cet égard, la parole de Jésus sur la croix : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font! » correspond, pour les chrétiens, aux découvertes contemporaines et à nos mentalités d’aujourd’hui.
La sociologie nous apprend que nos comportements sont dépendants de notre entourage et que le péché, qui abîme le monde, même s’il passe par nous, ne vient pas entièrement de chacun de nous. Là encore, notre responsabilité, bien que réelle, est difficile à déterminer. Comment, par exemple, parler de notre responsabilité dans un système économique meurtrier, sans sombrer dans une culpabilisation malsaine ?
La plupart du temps, nous ne savons pas ce qui nous bloque et nous empêche de vivre. Cette situation d’impuissance propre à chacun, mais qui est aussi le lot de l’humanité entière peut être célébrée par les chrétiens dans le sacrement de la réconciliation. En effet, en christianisme cette impuissance, loin d’être un handicap, est une chance. C’est le chant de Pâques : « Bienheureuse faute de l’homme qui nous vaut un tel rédempteur ! ». Célébrer, en Église, notre propre impuissance humaine comme appel à la toute-puissance de l’Autre – de Dieu – est loin d’être insignifiant. Les chrétiens manifestent alors, au sein d’une société marquée par le pouvoir et l’argent, qu’il est heureux d’être pauvres de cœur et petits. Le sacrement de la réconciliation peut alors devenir la célébration sérieuse et festive, où chaque croyant reconnaît son impuissance profonde à reconnaître ses blocages et sa joie lorsque lui est donné de discerner l’un ou l’autre. En effet, c’est bien pour les chrétiens un don – une grâce – de pouvoir discerner ce qui l’empêche de vivre dans la liberté des enfants de Dieu. C’est bien une grâce de recevoir la force de l’Esprit pour en sortir. Que cette célébration soit vécue sous forme privée ou publique, peu importe.
Le partage des espoirs et des craintes
Le 20e et le 21e siècles sont marqués aussi, dans l’Église, par un renouveau spirituel exigé par l’histoire. La vie chrétienne ne se résume pas au rassemblement des chrétiens. Elle n’est plus seulement – parfois même plus du tout – structurée par les gestes liturgiques. Elle se vit dans le partage des espoirs, des craintes et des tâches de tous les hommes de notre temps.
L’Action Catholique, créée par le Pape Pie IX dans les années 20, a fait découvrir aux baptisés que le mystère du mal n’est pas seulement une affaire de perfection individuelle. Le chrétien vit à l’intérieur d’un monde technique, industriel, économique qui doit s’arracher à l’injustice et à la violence. Lutter contre le péché, croire à la rémission des péchés, ne consiste pas seulement à confesser sa faiblesse, mais à travailler de toutes ses forces à la réconciliation en ce monde.
La réconciliation n’est pas seulement la rémission des péchés qui nous est faite, mais une tâche à accomplir. On retrouve alors les signes traditionnels qui ont marqué l’histoire de l’Église : le pardon des offenses – le jeûne, comme un moyen de partager le pain de chaque jour entre les hommes – le travail pour briser les chaînes injustes et libérer l’homme du joug qui l’écrase. La réconciliation c’est aussi le fait d’entendre la Parole adressée par Jésus-Christ. Cette parole qui nous assure que nous ne courons pas à la ruine et qu’Il sera avec nous jusqu’à la fin du monde pour renouveler notre espérance de jour en jour.