PRIÈRE À DIEU et PRIÈRE DE DIEU. À propos d’un livre de Hans Küng
Par José Arregi
La publication d’un petit livre de Hans Küng (La oración y el problema de Dios : « La prière et le problème de Dieu ») sur le site www.atrio.org, dans le cadre du débat « Non-théisme et foi en Dieu », m’offre l’opportunité de le relire et de proposer quelques réflexions à ce propos.
Trente ans se sont écoulés depuis que le brillant théologien et écrivain suisse, en pleine maturité de sa pensée, publia ce texte d’à peine 100 pages. Durant ces 30 dernières années, combien a changé la culture globale de l’humanité, et le langage et les pratiques des grandes religions si peu, pratiquement rien ! L’écart entre la religion et la culture ne fait que croître et sera bientôt impossible à combler, ce que le théologien suisse, récemment disparu, ne cessa de dénoncer et de regretter.
Cette rupture avec la culture — vision du monde et forme de vie — entraîne irrémédiablement une conséquence qui saute aux yeux, à savoir, que la société en masse tourne le dos à la religion, une religion qui naquit pour inspirer et encourager, mais qui n’encourage ni n’inspire plus, car elle est restée ancrée dans un monde prémoderne obsolète. Que peuvent faire les gens si ce n’est qu’abandonner langages, croyances et normes, prières, temples et messe — la messe, qui selon l’enseignement des théologiens et du clergé est la forme de prière par excellence et la présence visible de Dieu par antonomase… —, toutes ces choses qu’ils ne comprennent pas et ne leur apportent rien ? La religion transformée en ruine.
Hans Küng le constatait déjà il y a 30 ans, et son livre cherche précisément à répondre à cette constatation : la prière est entrée en crise à l’ère moderne, parce que l’image théiste d’un Dieu personnel extérieur et tout-puissant qui intervient dans le monde quand il le veut est tombée en désuétude. Cela signifie-t-il pour autant la disparition de Dieu et de la prière ? Tout dépend de ce que l’on entend par les termes prière et Dieu.
Si vous priez Dieu pour réussir un examen, votre travail ou votre mariage, si vous priez pour éviter ou obtenir quelque chose qui serait inévitable ou inaccessible autrement, si vous priez en demandant à un Dieu qui peut vous écouter et agir ou peut ne pas le faire — lui seul sait pourquoi —, votre prière est magique, votre Dieu est mythique. Ce Dieu n’existe pas, et votre prière est aliénante, elle vous fait miroiter quelque chose qui n’existe pas. En cela, Feuerbach, Marx, Freud, Nietzsche et tous les athées ont raison, tout comme l’ensemble des croyants qui, comme Hans Küng, cherchent à rendre compatibles la foi en Dieu et la prière avec la raison.
Qu’est-ce donc prier, et comment pouvons-nous le faire ? Le brillant professeur de Tübingen aborde ces questions décisives avec la précision et l’acuité qui le caractérisent, et il étend la perspective de la foi en Dieu et de la prière au dialogue avec la raison moderne et les différentes traditions religieuses. Son opuscule illumine et interpelle à la fois, il incite à penser. Néanmoins, et malgré l’admiration que je voue à son auteur, je dois vous avouer que 30 ans après, cet ouvrage me semble limité, et pas précisément à cause de sa taille. Je me heurte à deux problèmes qui n’en sont qu’un : prière et Dieu.
L’objection de fond est l’image de Dieu qui, comme tout au long de l’œuvre de cet auteur, continue d’être, de mon point de vue, excessivement « théiste » : Dieu, affirme-t-il, est le « partner » de celui qui prie, la prière est un « colloque » (Moi-Toi) avec Dieu, Dieu « écoute ma prière de requête ». Ce sont des expressions pour le moins ingénues pour maintes personnes habituées à une prière profonde, et elles nous étonnent quelque peu chez un théologien aussi rationnel que Küng. De plus, je suis surpris de le voir tomber dans une contradiction flagrante en utilisant sur le même plan des termes qui s’opposent : il exclut, d’une part, « une intervention miraculeuse surnaturelle de l’extérieur », et d’autre part, il affirme catégoriquement que quand il prie, le chrétien doit confier en une « intervention » de Dieu ; il déclare d’un côté que « Dieu nous soutient, nous domine et nous entoure d’une façon transpersonnelle », et déclare par ailleurs que « la structure Moi-Toi est constitutive » de la prière. Je sais bien que, en parlant de Dieu, nous ne pourrons jamais résoudre tous les éléments contraires en un langage univoque. Mais il me semble que l’on peut s’attendre de la part de Hans Küng à une élaboration plus rigoureuse et nuancée de telles affirmations contradictoires.
Ma seconde objection concerne l’opposition trop usée et grossière qu’il établit entre « la forme orientale de méditation impersonnelle et la forme occidentale de la prière personnelle ». Il affirme, avec raison, la présence importante de la prière mystique du silence dans la tradition chrétienne, mais il finit par opposer d’une part, la prière mystique qui met l’accent sur le vide, le néant, l’oubli de soi et le nirvana, et d’autre part, la prière « spécifiquement chrétienne », régie par « les normes de l’Évangile de Jésus-Christ », qui insiste sur la plénitude, la conquête du soi, l’être nouveau et la vie éternelle. Il arrive même à dire que « la méditation mystique peut être une forme de prière, parmi bien d’autres, mais certainement pas la plus élevée ». Je trouve ces affirmations superficielles et insuffisantes.
Il est temps d’aller au-delà. De comprendre et de pratiquer la prière comme une expression de la profondeur de la vie et de tout ce qui est réel. De parler de Dieu en utilisant d’autres métaphores, telles que, Âme, Souffle et Cœur du monde, de tout ce qui est et que nous sommes.
« Oraison » vient du latin orare, parler. Certes, nous avons besoin de mots pour nous dire à nous-mêmes et aux autres, dans le réseau universel du moi-tu-nous-cela que nous formons. Êtres parlants, nous avons besoin de mettre un nom à tout ce que nous sommes et vivons (carence, plénitude et faute, plaisir et angoisse), en quête de profondeur. Les mots peuvent nous aider à parvenir au grand silence où jaillit la vie et où guérissent les blessures les plus profondes. Alors, l’oraison en mots conduit à l’oraison en silence, avec une méthode ou sans méthode, en Orient comme en Occident (au-delà de nos étiquettes et de nos géographies planes, l’Occident est l’Orient de l’Orient et l’Orient est l’Occident de l’Occident : il suffit de voir le Globe terrestre).
La parole est nécessaire, certes, mais nous parlons trop dans notre prière — Jésus de Nazareth le disait déjà, et H. Küng le rappelle bien à propos —. Nos messes, par exemple, sont un verbiage inintelligible, difficilement supportable. Que les paroles se taisent, surtout celles dont la signification est devenue pour nous absurde et blasphème, notamment dans la plupart de prières de la messe qui commencent par « Oh Dieu tout-puissant » ou, encore, quand nous répétons sans cesse des supplications indignes de Dieu et des fidèles, telles que « Seigneur, aie pitié », « Nous te prions, écoute-nous »… Ces paroles et bien d’autres devraient tout simplement disparaître de la liturgie et de toutes nos prières vocales, ou du moins, être substituées par d’autres qui nous conduisent au Silence profond — un nom de Dieu — où notre vie surgit et se renouvelle. Cela sera impossible si nous continuons à nous accrocher à nos mots et à leur signification, qui sont toujours inévitablement des constructions humaines culturelles.
Nous prions Dieu ? Oui, nous le faisons aussi : nous prions Dieu, c’est-à-dire, nous nous exprimons devant Dieu, Âme, Souffle, Cœur de tout. Dans la pauvreté et dans l’abondance, dans la joie et dans la peine, nous nous exprimons : nous rendons grâce, supplions, louons, demandons pardon à tout, au Tout dans tous les êtres. Lorsque j’embrasse un arbre, je salue un rocher, je remercie la pluie, je loue le soleil ou je demande pardon à celui que j’ai blessé… j’embrasse, je salue, je remercie, je loue, je demande pardon à Dieu en tous les êtres. Je dis tout simplement « me voici ». Car Dieu, au-delà des catégories telles que personnel et impersonnel, au-delà de toute identité et altérité, est le Moi de mon moi, est le Tu en tout tu, même dans le tu que je suis pour moi-même, il est la Communion du nous que tous les êtres nous formons.
Lorsque nous prions, comme chaque fois que nous parlons, nous nous exprimons en forme de dialogue, mais lorsque nous nous exprimons à fond, « nous prions » — à savoir, nous sommes et nous nous disons — « devant » Dieu ou « en » Dieu, devant le Tout ou dans le Tout, au Fond du Réel au-delà de toute unité et dualité, en lien avec le moi sans égocentrisme et en rapport avec l’autre sans dualité. Car Dieu et le monde ne sont ni un ni deux, à l’image du cerveau et de la conscience qui ne sont ni un ni deux.
Nous prions Dieu ? Oui, mais surtout Dieu — Âme et Souffle et Conscience de tout ce qui est — PRIE, se dit, est, fait être en nous, en tout ce qui est. Tout prie, se prie ou s’exprime constamment. Dieu se prie dans les pleurs et les rires, dans le chant des oiseaux et des vents, dans la musique des atomes et des galaxies et dans la vibration du vide d’où l’univers ne cesse de naître.
Source : https://josearregi.com/fr/priere-a-dieu-et-priere-de-dieu-a-propos-dun-livre-de-hans-kung/
Traduit de l’espagnol par Edurne Alegria