Par Jacques Musset

L’été au potager, c’est le triomphe de la vie. Tout ce qui a été semé et planté (presque tout, restons modestes) s’épanouit sous l’effet conjugué et bienfaisant du généreux soleil, de la pluie du ciel ou de l’eau du puits. Les radis de dix-huit jours et les salades (des batavias !) se succèdent par vagues, les courgettes commencent à donner dès la mi-mai, les petits pois aussi ; ils ont fini par faire du grillage qui les soutient un mur de verdure, prodigue de gousses bourrées de succulents grains verts. Les framboisiers puis les cassissiers dès la seconde quinzaine de juin offrent leur récolte abondante pour coulis et confitures). Les aubergines et les poivrons prennent le temps de mûrir, ainsi que les betteraves rouges et les céleris boule. Les tomates elles aussi ont besoin de beaucoup de temps pour parvenir à maturité. Elles grimpent lentement le long des tuteurs – beaux pieds de châtaigniers. Elles ne donneront leurs premiers fruits qu’au début août. Quel plaisir de déguster leur chair gorgée de soleil ! Rien à voir avec les tomates élevées à la chimie et qui n’ont pas grand goût. Les prunes, elles, sont mûres fin juillet, début août. Les haricots verts que je ne peux mettre en terre que tardivement, après le 15 mai, à cause du sol trop humide vont se prélasser jusqu’à la fin juillet avant d’offrir en abondance leurs longues cosses vertes.

Le travail estival du jardinier est loin d’être de tout repos. Presque chaque soir par temps de canicule, j’arrose copieusement, mais sans excès tout ce monde assoiffé. Pour éviter l’évaporation, je dispose, après la tonte de la pelouse, les déchets d’herbe entre les pieds de tomates, d’aubergines, de courgettes, de céleris boules. Sitôt un carré libéré par une récolte, je le bêche et j’y sème ou plante de la mâche, des épinards, des poireaux et toujours de la salade et des radis. Je veille à respecter la rotation des sols. Je désherbe indéfiniment les allées et les planches cultivées, car l’herbe se croit partout chez elle – elle n’a pas tort ! Je supprime régulièrement les gourmands de la tige centrale des tomates ; pour leur éviter les maladies, je les traite préventivement, ainsi que les courgettes, avec le traditionnel sulfate de cuivre. Sur les poireaux, je pulvérise une sorte d’« élixir » biologique, la roténone. Mine de rien, un petit jardin est un grand souci quotidien. Surveiller, prendre soin, réparer, cueillir est une œuvre sans fin. Mais le plaisir que j’en retire vaut l’investissement. Voir pousser, semaine après semaine, les légumes, animés par une irrépressible force de vie, est un merveilleux spectacle auquel, hélas, les yeux habitués ne prêtent pas beaucoup d’attention. Se dire qu’on est, pour une part, artisan de ce potager fertile et propre est aussi une satisfaction, à savourer sans complexe. Se délecter ensuite des produits pour lesquelles on a sué et trimé n’est pas une petite récompense. Au fond, le jardinier, s’il n’est pas qu’un technicien et un prédateur fait l’expérience, à longueur d’année, de ce qui donne saveur et valeur à une vie humaine : donner et recevoir. Deux attitudes fondamentales qui s’appellent l’une l’autre : on ne reçoit qu’à la mesure de ce que l’on donne et l’on donne d’autant plus que l’on reçoit.
L’été de nos existences – en général la plus longue partie de notre histoire singulière – c’est la période de notre vie adulte et active qui mobilise nos énergies sur plusieurs décennies. Nous avons créé un couple et fondé une famille, exerçons une activité professionnelle, nous dépensons dans des engagements qui nous tiennent à cœur, et, à travers ces réalités, nous tentons de nous approfondir spirituellement. Ce n’est pas une petite affaire d’avoir ainsi plusieurs fers au feu simultanément, en étant attentif à chacun. Délicat équilibre toujours à évaluer et rétablir. Comme le jardinier dans son potager, il ne faut pas craindre de mouiller sa chemise pour être alternativement au four et au moulin.
Construire un couple est une aventure de chaque jour qui ne va pas de soi. Consentir à l’altérité de son partenaire, prendre le temps de partager avec lui ce qui va et ce qui ne va pas, s’écouter sans préjugés, rechercher dans la confiance le respect mutuels des compromis acceptables par chacun, permettre à son conjoint de s’adonner à ses passions sans oublier de se livrer soi-même à ses propres centres d’intérêt, reconnaître ses torts, se pardonner, tenir compte des remarques de l’autre en mesurant ses limites, tout ce travail appelle une attention permanente. Combien de couples ne résistent pas à l’usure du temps faute de cette recherche d’ajustement patient, parfois douloureux, mais qui à la longue est une école de maturation exceptionnelle.
Élever et éduquer des enfants n’est pas plus facile, mais est tout autant un lieu de mûrissement sans égal. Sans connaître l’expérience de la paternité – je me suis marié sur le tard -, j’en suis un témoin émerveillé. Conduire ses enfants vers leur autonomie, en évitant tout à la fois l’autoritarisme et le laisser-faire, est une délicate entreprise qui n’exclut ni les erreurs, ni les méprises, ni les incertitudes, ni les doutes. Exercice qui demande souplesse, intelligence, humilité, capacité d’adaptation et par-dessus tout la foi en ces êtres sortis de soi-même, mais qui ne sont pas soi et ne le seront jamais. Comme le jardinier s’évertue à prendre soin de ses plantes en ignorant quelle sera leur croissance – bonnes surprises, mais cuisantes déceptions le guettent -, de même les parents ne savent pas à coup sûr ce qu’il adviendra de leurs efforts éducatifs. Si les joies et les bonheurs sont immenses dans l’accompagnement quotidien, ils ne vont pas sans dépouillement ni renoncement. Comme j’admire mes amis dans cette aventure !
L’exercice d’un ou plusieurs métiers durant une quarantaine d’années de vie professionnelle est encore un creuset d’humanité. Heureux ceux pour qui le travail est un lieu de création, qui leur permet de donner la pleine mesure de leurs compétences. Comme le jardinier intelligent et imaginatif, ils essaient, s’adaptent, corrigent, inventent pour arriver à des résultats meilleurs. Comment ne se sentiraient-ils pas valorisés ? Ceux dont le travail est plus répétitif, mais pas moins essentiel peuvent éprouver également une certaine fierté à se rendre utiles à la collectivité. Il me semble très important de le leur signifier et de les en gratifier. Le travail, au-delà de son objectif alimentaire, est – directement ou indirectement – un espace de réalisation et de croissance intérieure ; comme celui du jardinier, il est source de valorisation légitime pour celui qui s’est beaucoup investi dans son œuvre.
Rien ne va de soi pourtant : les obstacles sont nombreux. Handicaps physiques, pertes d’emploi, deuils… entraînent nombre de questionnements lucides et douloureux, même s’ils peuvent stimuler l’imagination pour inventer de nouvelles voies. L’été d’une vie de travail n’est donc pas un long fleuve tranquille. Au contraire, puisque tout est mouvement – la société, les techniques, les échanges au niveau mondial, soi-même -, il n’est pas étonnant qu’au cours de sa vie professionnelle l’être humain doive s’adapter, changer, apprendre, développer des compétences nouvelles. Pour vaincre les résistances spontanées au changement, il est souhaitable que les individus soient accompagnés dans les passages délicats qu’ils traversent. Ainsi découvriront-ils, après coup, que ce qu’ils redoutaient de vivre a mis à jour en eux des possibilités qu’ils ignoraient. Heureux itinéraire qui les motive et les valorise.
Existe-t-il dans le parcours des êtres humains ce qu’on pourrait appeler un été de la vie spirituelle, c’est-à-dire, une longue période où s’opèrent lentement un approfondissement et un mûrissement intérieurs, au cœur des activités et des engagements quotidiens ? Je le pense volontiers si toutefois ces humains s’efforcent de vivre non pas comme des automates, des somnambules et des girouettes (c’est si facile !), mais dans la lucidité et la recherche d’authenticité. Là est en effet le cœur de ce qui les inspire, sans qu’ils puissent nommer à coup sûr la source d’où provient l’exigence de vérité qui monte de leurs profondeurs les plus intimes. Au fil des mois et des années, confronté aux événements, tout humain à l’écoute de cette exigence s’humanise en lui-même et dans sa relation à autrui et au monde. Plus souple, moins catégorique, plus ouvert, conscient de l’interdépendance des humains, il lui faut toutefois sa vie entière pour naître à sa véritable humanité. C’est le seul travail essentiel qui mérite qu’on s’y consacre totalement. C’est souvent le premier pas qui est décisif comme dans les longues randonnées qu’on entreprend, de même que c’est le premier coup de pelle ou de fourche qui après l’hiver met en branle le jardinier. Qui ne se décide pas à se mettre en route est un homme mort : aucun fruit n’est à attendre.