La démission du Cardinal Marx : un pavé dans la mare
Par Régine et Guy Ringwald
Sa lettre de démission portait quelque chose d’une colère, d’une violence même. Puiser le titre de cet article dans une formule choc de sa lettre n’était pas possible : il y en a plusieurs, toutes très fortes, toutes très signifiantes, éclairant la question de différents regards, ou plutôt d’un même regard, mais qui embrasse la crise sans faux-fuyant, sous tous ses aspects. La question ? L’angle d’attaque est bien la crise des abus, mais la « proclamation » du cardinal va heureusement bien au-delà : la remise en cause de l’édifice. Voilà que le mot « systémique » est prononcé par une des plus hautes autorités de l’Église catholique. Le caractère systémique du problème est connu et reconnu par bien des observateurs, mais il était gardé en lisière, comme un excès de langage des adversaires de l’Église, jamais admis par la hiérarchie. Enfin, le cardinal Marx ne s’arrête pas à dénoncer le système, il met en cause ceux qui le font être ce qu’il est, les évêques eux-mêmes, pas leurs ancêtres des temps passés, simplement les évêques, dont lui-même. La réponse de François, qui est arrivée moins d’une semaine après, chaleureuse et fraternelle, reprend bien des points soulevés par le Cardinal Marx, mais laisse la curieuse impression d’en atténuer la portée.
Les observateurs n’ont pas hésité à employer les grands mots : « l’effet d’une bombe », « un électrochoc ». Pour une fois, nous acquiesçons à ces facilités, ces mots sont ceux qui viennent à l’esprit : le cardinal Marx a démissionné de sa charge d’archevêque de Munich et Freising ! Sa décision a été prise à Pâques, sa lettre remise en main propre au pape François le 21 mai, la diffusion publique a été autorisée le 4 juin. Le même jour, le cardinal a tenu conférence de presse. Le pape lui a demandé de continuer à assurer la fonction jusqu’à ce que les dispositions soient prises. Notons que Reinhard Marx, âgé de 67 ans, était archevêque de Munich depuis 2007, il n’avait pas atteint la limite d’âge, il démissionne de son propre mouvement : c’est vraiment ce qu’on appelle frapper un grand coup. Voilà pour les faits.
Les lecteurs de Golias Hebdo connaissent le cardinal Marx. Rappelons qu’il est la voix qui porte le plus fort dans l’Église d’Allemagne ces dernières années, qu’il a été un des promoteurs du « chemin synodal » allemand, qu’il est un des plus proches collaborateurs du pape François. À ce titre, il fait partie depuis l’origine en 2013 du Conseil restreint des cardinaux qui conseille François pour la réforme de la curie et le gouvernement de l’Église. Cette proximité ne l’a jamais empêché de dire ce qu’il pensait et de le dire fort, comme lorsqu’il a pris la parole dans la cathédrale de Munich pour critiquer vertement le document sur l’organisation des paroisses publié par la curie à l’été 2020, texte parfaitement conservateur qui prenait de face une évolution en cours, justement en Allemagne. L’audience qu’ont eue les positions du cardinal Marx, ces dernières années, dépasse largement les frontières de son pays, il est depuis longtemps en flèche sur les questions touchant à l’avenir de l’Église catholique.
Une analyse globale
Dans la lettre et les commentaires qu’il a publiés, on peut dire que tout y est. Le texte, apparemment sorti brut dans un moment de prise de conscience, traite en fait des différents aspects avec assez de cohérence pour que l’on comprenne qu’il s’agit d’un ensemble, avec assez de finesse pour que nul ne puisse se croire exonéré. Il s’en prend à lui-même, cela lui permet ensuite de traiter de tout. Il dénonce la responsabilité des évêques qui ont du mal à ne pas la renvoyer à ceux qui les ont précédés dans des périodes passées.
Le cardinal déclare d’abord prendre sa part de responsabilité : « il est important pour moi de partager la responsabilité de la catastrophe des abus sexuels commis par des responsables de l’Église au cours des dernières décennies. » Il dénonce la mauvaise gestion des cas d’abus, et il n’élude pas une éventuelle responsabilité personnelle [1] admettant qu’il se sent « personnellement coupable » d’avoir tenté de protéger la réputation de l’Église dans ses rapports avec les victimes. En bref, il assume sa part : « Avec ma démission, je tiens à préciser que je suis prêt à assumer personnellement la responsabilité non seulement des erreurs que j’ai pu commettre, mais aussi de l’Église en tant qu’institution que j’ai contribué à façonner et à modeler au cours des dernières décennies… Nous avons failli… je dois en tirer des conséquences personnelles ».
Il en vient ensuite à l’aspect institutionnel, soulignant les « nombreuses défaillances personnelles et erreurs administratives, mais aussi un échec institutionnel et systémique ». Il dit clairement que la poursuite de cas considérés comme des fautes individuelles qu’il faudrait réprimer n’est pas de nature à régler la question : Ni « une simple amélioration de l’administration », ni l’identification des responsables ne sont suffisantes. Il affirme clairement la responsabilité de la hiérarchie : « En tant qu’évêque, j’ai une “responsabilité institutionnelle’’ pour toutes les actions de l’Église, y compris pour ses problèmes institutionnels et pour son échec par le passé. N’ai-je pas moi-même contribué, par mon comportement à promouvoir des formes négatives de cléricalisme et une fausse préoccupation pour la réputation de l’Institution Église ? » Dans ses explications aux journalistes, il a bien mis en évidence que la fonction d’évêque est secondaire par rapport à la proclamation de l’Évangile. Il parle d’un « échec de l’Église ». Il n’hésite pas à dénoncer ouvertement « certains membres de l’Église (qui) refusent de croire qu’il y a une responsabilité partagée à cet égard et que l’Église en tant qu’institution est donc également à blâmer pour ce qui s’est passé ». Ces mêmes personnes, toujours selon le Cardinal, « désapprouvent donc la discussion sur les réformes et le renouveau dans le contexte de la crise des abus sexuels ».
Il rappelle, dans sa lettre au pape, le traitement réservé aux victimes : « Le fait de négliger et d’ignorer les victimes a certainement été notre plus grande faute dans le passé ». Revenant sur la question, il a ajouté que « les victimes attendent également que des signaux soient donnés concernant la prise de responsabilité ». Mais il met (enfin) au jour que le problème des abus sexuels n’est que la partie émergée d’un énorme iceberg, et qu’il faut des réformes profondes. Il pose un diagnostic dur : l’Église serait « dans l’impasse ». Il espère qu’un renouveau de l’Église soit possible : « Je suis convaincu qu’il y aura une nouvelle ère pour le christianisme, il n’y a aucun doute là-dessus. Mais cela ne peut se produire que si l’Église se renouvelle et tire les leçons de cette crise », et il souhaite s’y consacrer. Le cardinal Marx a été clair : il n’est pas démotivé, son service à l’Église ne se termine pas avec sa démission, affirmant qu’il avait aimé être évêque et prêtre. Incidemment, il dit envoyer aussi « un signal personnel pour un nouveau départ, pour un nouveau réveil de l’Église, et pas seulement en Allemagne ».
Réactions et commentaires
La tonalité des premières réactions, dépassant la sidération du premier instant, reconnaît l’importance de l’événement. La Commission épiscopale de l’UE, la COMECE, a réagi par la bouche du successeur de Reinhard Marx à la présidence de l’organisation, le cardinal Jean-Claude Hollerich : « Sa décision doit être le résultat d’une contemplation intérieure profonde et courageuse », cette décision reflète « le sérieux qui a toujours guidé les actions de Marx en tant que pasteur ».
Georg Bätzing, président de la Conférence des évêques d’Allemagne, a regretté cette décision. Selon lui, le cardinal Marx a « accompli un travail révolutionnaire pour l’Église en Allemagne et dans le monde entier ». Mgr Bätzing a décrit le cardinal comme « l’un des piliers » de la Conférence, dont on continuera à avoir besoin.
Selon le président du Comité central des catholiques allemands [2], ses membres ont été profondément secoués. « Si le pape accepte la démission du cardinal, une personnalité importante du catholicisme allemand sera perdue », a déclaré Thomas Sternberg au journal régional Rheinische Post. Pour Matthias Katsch, porte-parole d’une association de victimes [3], s’exprimant auprès de l’agence KNA, le cardinal « a bien compris que ceux qui ont créé ce désordre sont incapables d’y mettre fin ».
Le jésuite Hans Zollner, un expert de la protection des mineurs au Vatican, met en évidence que ce qui est en cause, c’est la crédibilité du leadership de l’église. : « Le cardinal Marx a montré que la mission et la crédibilité de l’Église et de ses responsables sont plus importantes que sa position personnelle ».
Dans un entretien à La Croix, le Président de la Conférence des évêques de France, Éric de Moulins-Beaufort, s’est dit surpris et choqué, commentant : « sa solitude m’impressionne », ajoutant, comme en contrepoint, que les évêques français « ont essayé de comprendre ensemble ce qui s’est passé et d’accepter notre responsabilité pour le présent et l’avenir ». Bref, chez nous, tout va bien. On avait pourtant entendu parler de la résistance de certains évêques à assumer la responsabilité, volontiers renvoyée à d’autres : les prédécesseurs, les fautifs. Mais où a-t-il pris que le cardinal Marx souffrait de solitude ? Il jouit du soutien de la grande majorité des évêques et des catholiques allemands. Sur la responsabilité, là où chez le cardinal Marx, on ressent une implication de la personne, pour Moulins-Beaufort, on ne voit qu’un principe diffus : « En tant qu’évêque, je me sens responsable de toute l’Église », parlant des croisades et de l’inquisition et ajoutant, sur les abus sexuels, que le cas est plus insidieux, un mal que l’Église « n’a pas pu éviter ». On est loin de l’engagement personnel d’un homme qui remet en jeu, non sa carrière, mais l’orientation de sa vie d’évêque et de prêtre.
Il convient de noter que cette démission, dont l’origine réside dans la crise des abus, intervient alors que cette crise a de nouveau un caractère aigu en Allemagne, avec le problème de Cologne où le cardinal Woelki est dans une mauvaise passe : il est l’objet de critiques qui confinent au rejet [4]. Le pape envoie deux inspecteurs apostoliques pour enquêter, ils ne s’arrêteront peut-être pas à Cologne.
Au-delà de l’Allemagne, la démission du cardinal Marx et le message qu’il envoie auront des échos et des répercussions. Sa voix était très écoutée, et il est un des espoirs de ceux qui réclament des changements profonds.
Un commentaire du quotidien italien Il Mesaggero voit dans cette spectaculaire démission une pression sur Rome pour ne pas freiner les réformes que le chemin synodal allemand travaille à formaliser. Les termes de catastrophe, d’échec sont soulignés : ce n’est pas, en effet, le langage ecclésiastique habituel.
On rappelle par ailleurs que le Cardinal Marx avait déjà eu l’occasion de dire que l’Église d’Allemagne ne se considérait pas comme « une succursale de Rome ». Il est patent que ses termes et son analyse se différencient de ce qui est supportable à la Curie, voire y ont été inaudibles jusqu’ici.
La réponse de François
Elle n’a pas tardé. Moins d’une semaine après la publication de la démission de Marx, la réponse était rendue publique, jeudi 10 juin par la Salle de presse du Vatican. La lettre est rédigée en espagnol, et traduite en allemand : François écrit dans sa langue, ce qui donne au texte un tour personnel, dans le ton et dans la forme. Il s’exprime avec chaleur, il désigne plusieurs fois Marx comme « son cher frère ».
Entrons dans le texte : le pape abonde dans le sens du Cardinal. Il loue son courage, « courage chrétien qui n’a pas peur de la croix, qui n’a pas peur d’être humilié face à la terrible réalité du péché ». Il acquiesce au constat de la grave crise que traverse l’Église : « Toute l’Église est en crise à cause de l’affaire des abus… La politique de l’autruche ne mène nulle part, et la crise doit être assumée à la lumière de notre foi pascale. Les sociologismes et les psychologismes sont inutiles. Affronter la crise, personnellement et en communauté, est la seule voie fructueuse ». Il est d’accord pour qualifier de catastrophe la « triste histoire des abus sexuels et la façon dont l’Église les a traités ». Reconnaissons qu’un tel aveu de la part d’un pape n’est pas chose courante. D’accord aussi pour considérer que la responsabilité est collective, mais aussi doit être portée personnellement : « C’est pourquoi, à mon avis, chaque évêque de l’Église doit l’assumer et se demander : que dois-je faire face à cette catastrophe ? ». D’accord pour ne pas enterrer le passé, ce qui « ne nous mène à rien. Le silence, les omissions, le fait de donner trop de poids au prestige des institutions ne conduisent qu’à l’échec personnel et historique ». Tout le monde aura compris que ces remarques qui traitent d’un problème malheureusement universel s’adresse à tous. C’est peut-être cela le plus important de ce qui restera de ces échanges. Toutefois, on ne retrouve pas l’analyse globale qui avait été portée par des termes tels que « systémique », pourtant si importants dans le texte du Cardinal.
Sur la réponse à la situation, on ressent une différence de positionnement. Il n’est un secret pour personne que le Cardinal Marx participe activement à un mouvement, le « chemin synodal » qui travaille sur des sujets de réformes bien concrets : pouvoir, place des femmes, vie des clercs, sexualité. Que dit François ? « On nous demande une réforme qui, dans ce cas, ne consiste pas en des mots, mais en des comportements qui ont le courage d’affronter la crise, d’assumer la réalité, quelles qu’en soient les conséquences. Et toute réforme commence par soi-même », et plus loin : « Nous ne serons pas sauvés par le prestige de notre Église, qui a tendance à dissimuler ses péchés ; nous ne serons pas sauvés par le pouvoir de l’argent ou l’opinion des médias… Nous serons sauvés en ouvrant la porte à Celui qui peut le faire et en confessant notre nudité ». Certes, on ne s’étonnera pas que le pape se place sur le plan spirituel. Mais rien sur ce qui pourrait changer concrètement la vie des catholiques.
Pour finir, il répond au cardinal Marx : reprenant ses termes : « Je continuerai volontiers à être prêtre et évêque… Je voudrais consacrer les prochaines années de mon service de manière plus intense à la pastorale et m’engager pour un renouveau spirituel de l’Église », le pape écrit : « voici ma réponse, cher frère. Continue comme tu le proposes, mais en tant qu’archevêque de Munich et Freising ». La tonalité de la lettre, chaleureuse, familière même, est encore renforcée par de nombreuses références de l’Évangile et notamment à l’attitude de Pierre. Il vise au cœur.
Un retour et quelques questions
Le Cardinal Marx s’est exprimé par un communiqué publié immédiatement sur le site du diocèse de Munich : « par obéissance, j’accepte sa décision, comme je le lui ai promis ». Ému par le ton fraternel de la lettre, il se dit surpris par la rapidité de la réponse, et par le choix que fait le pape. Il dévoile comme un questionnement : le choix du pape est pour lui « un grand défi qui ne pourrait être un retour aux “affaires courantes”. Il va réfléchir à de “nouveaux chemins à suivre” ».
La lettre du pape au Cardinal Marx lui donne raison dans toutes ses analyses et des conclusions. Les tenants du « chemin synodal » y ont vu un soutien. Le président du ZdK, Thomas Sternberg, s’est dit « heureux que nous gardions le cardinal Marx comme une voix forte, notamment en vue du chemin synodal ». Mais le groupe de victimes déjà nommé est devenu moins optimiste : pour eux, la décision de François a émoussé l’impact de la lettre de Marx. Ils regrettent que le pape paraisse s’exonérer de la reconnaissance de sa responsabilité personnelle.
Il y a quelque chose qui gêne quand même un peu. Nicole Winfield, vaticaniste reconnue s’exprimant par le canal d’Associated Press, l’exprime avec une certaine délicatesse : « la rapidité avec laquelle François a rejeté de façon retentissante l’offre de démission de Marx est curieuse et suggère que le drame pourrait avoir été quelque peu chorégraphié, peut-être pour donner à Marx un soutien pour les réformes ». L’impression d’une atténuation du propos est aussi retenue par Lucetta Scaraffia [5]: « La réponse du Pape François, en rejetant la démission, n’est pas exceptionnelle sur le plan théorique – il ne faut jamais quitter le champ de bataille – mais a pour effet d’atténuer la plainte de Marx, car il ne propose jamais de poursuivre un combat qui n’a peut-être jamais vraiment commencé ».
Et puis, il y a ceux, telle l’organisation internationale « Nous sommes l’Église » (We are Church International) qui dès avant la réponse du pape avaient envisagé un refus de la démission du cardinal Marx comme le signe que toute l’opération aurait pu être concertée. La lettre de l’archevêque de Munich est trop frappée, les termes trop forts et trop peu ecclésiastiques pour qu’elle ne soit pas sincère.
La réponse donne l’occasion à François de s’exprimer sur la crise, sans aller jusqu’à laisser entrevoir de vraies réformes. Celles des cœurs ne sont pas mal venues, mais elles ne suffiront pas.
Notes :
[1] Allusion à l’usage généralisé dans l’Église.
[2] ZdK : Zentralkomitee der deutschen Katholiken, organisme qui co-préside le « chemin synodal ».
[3] Eckiger Tisch : table angulaire
[4] Le cardinal Woelki a refusé de publier un rapport d’un organisme extérieur sur ce qui s’est passé dans son diocèse. Golias Hebdo s’en était fait l’écho.
[5] Lucetta Scarrafia avait dirigé pendant quelques années le supplément féminin de l’Osservatore Romano , avant d’être amenée à démissionner : Golias Hebdo n° 570
Source : Golias Hebdo n° 677