Par Jason Berry
Le Vatican ouvre le 27 juillet une procédure pénale contre Giovanni Angelo Becciu, cardinal autrefois puissant rétrogradé par le pape François l’automne dernier, et neuf autres accusés. Ils sont accusés de détournement de fonds et d’autres délits liés à un investissement de 240 millions de dollars fait en 2013 dans une entreprise immobilière londonienne qui a continué à engloutir de l’argent jusqu’à sa faillite, laissant une perte d’environ 415 millions de dollars au Vatican.

Le procès marque un tournant nouveau dans le pontificat de François, susceptible de surpasser d’autres drames judiciaires dans la chaîne de scandales depuis « Vatileaks », lorsque Paolo Gabriele, le majordome du pape Benoît XVI, a été envoyé en prison en 2012 pour avoir divulgué des documents papaux à un journaliste italien. Lors de ce procès, le magistrat avait écarté des preuves essentielles tirées d’un rapport secret de trois cardinaux qui aurait pu faire la lumière sur les personnes qui ont aidé Gabriele.
Dans le procès actuel, le travail de l’accusation sur les liens entre les accusés s’en prend aux dirigeants de la banque du Vatican (qui s’appelle : Institut pour les œuvres de religion) et à l’appareil de surveillance financière du Vatican.
Le procès devant un magistrat n’a pas de jury. Dans les tribunaux occidentaux, les poursuites s’appuient sur une histoire, un récit – plus il est simple et meilleur c’est – qui prouve la culpabilité. Ce procès-là ressemble à une procédure policière réalisée par Fellini.
Pourtant, le procès est le signe le plus net de l’évolution de la stratégie juridique de François en réponse aux scandales de l’Église.
François a construit une approche double. En tant que monarque souverain, il a élaboré des révisions majeures du Code de droit canonique afin de tenir les évêques davantage responsables des négligences et des abus, rapprochant ainsi l’Église des procédures des tribunaux occidentaux.
Le père Tom Doyle, canoniste chevronné, prêtre dominicain retraité et témoin expert dans des affaires de victimes d’abus du clergé, souligne les réformes du droit canonique de François, parmi lesquelles la suppression de l’utilisation de règles de confidentialité strictes dans les procédures impliquant des abus sexuels.
Le « secret pontifical » ne s’applique plus aux accusations, aux procédures et aux décisions finales concernant les abus du clergé. « Cela signifie que les demandes légitimes de documents de l’Église dans le cadre de litiges doivent être respectées », souligne-t-il.
Il a déclaré à NCR : « Dans certains cas que j’ai vus, ils se battent encore pour obtenir des documents. Certains diocèses essaient encore d’obtenir la confidentialité dans les règlements. Avoir le pape de votre côté dans une plaidoirie civile, cela aide. »
Par ailleurs, selon T. Doyle, « François est dans un système politique qui peut lui faire obstruction. La Curie romaine a partout des motivations secrètes ; il a réussi à passer au travers en trouvant des personnes en qui il peut avoir confiance. »
Au-delà de la révision du code de droit canonique, l’État de la Cité du Vatican sous François joue un rôle plus agressif dans la poursuite des affaires relevant de sa juridiction légale, bien plus que sous les papes Benoît XVI et Jean-Paul II par le passé.
« Le Code pénal de l’État de la Cité du Vatican est fortement inspiré du droit pénal italien, mais il s’agit d’un système distinct », explique Nicholas Cafardi, spécialiste du droit canonique et ancien doyen de la faculté de droit de l’Université Duquesne.
« Il existe un accord, basé sur les accords du Latran de 1929, en vertu duquel l’État de la Cité du Vatican peut soit renvoyer les affaires criminelles qui se produisent sur son territoire aux autorités pénales italiennes » soit mener ses propres poursuites, ce qu’elle fait de plus en plus aujourd’hui.
En vertu du traité du Latran de 1929, le Saint-Siège et l’Italie ont accepté des conditions de coexistence en tant que pays séparés. L’Italie a payé 92 millions de dollars pour des territoires autrefois considérés comme les États pontificaux, accordant à la ville-État de 109 acres sa propre juridiction, avec la possibilité pour le pape de demander que les autorités italiennes prennent le relais et traitent une affaire juridique donnée.
Historiquement, les papes ont toujours tenu l’État italien à l’écart des affaires internes de la cité-État. Cela a commencé à changer en 2010, lorsque Benoît XVI, ébranlé par les scandales bancaires du Vatican, a approuvé la création d’une autorité de surveillance financière dotée d’enquêteurs indépendants afin de garantir le respect de Moneyval, un programme du Conseil de l’Europe visant à lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Le Saint-Siège a dû respecter des normes plus strictes pour sa banque. En revanche, sous Jean-Paul II, lorsque les autorités italiennes se sont attaquées à l’archevêque Paul Marcinkus, qui dirigeait la banque au milieu des années 1980, celui-ci est resté dans les murs de la cité-État, évitant les autorités italiennes qui le recherchaient pour l’interroger sur le rôle de la banque dans l’effondrement de la Banque Ambrosiano dans un scandale de blanchiment d’argent.
L’Italie a finalement mis fin à ses tentatives et a permis à Marcinkus de partir pour l’Amérique. Il a passé ses vieux jours en Arizona à jouer au golf.
Becciu était sostituto, « remplaçant », c’est-à-dire un sous-secrétaire à la Secrétairerie d’État, le puissant bureau central du Saint-Siège, lorsqu’il aurait autorisé l’investissement de 240 millions de dollars en 2014 pour le réaménagement d’un vaste entrepôt dans le quartier huppé de Chelsea à Londres. Aussi prometteur que cela ait pu paraître sur le papier, les fonds ont manqué. Pour consolider sa mise, la Secrétairerie d’État aurait demandé l’aide de la banque du Vatican. Cette demande présumée a déclenché une longue enquête qui a abouti aux inculpations.
« François aurait pu inculper Becciu en vertu du droit canonique », a déclaré T. Doyle. « Il n’y a pas grand-chose dans les canons sur les finances ; il aurait pu accuser Becciu d’abus de pouvoir. François a ressenti le besoin d’un mécanisme plus fort. Si on est condamné à la prison, on va en prison ».
Autrefois digne de confiance, Becciu se prépare à se battre. Bien qu’il ait été licencié de son poste de chef du bureau du Vatican chargé de superviser les causes de sainteté catholique et qu’il ait également renoncé aux « droits liés au cardinalat », y compris le droit de vote lors d’un éventuel futur conclave, François lui a permis de rester cardinal en titre.
En novembre, Becciu a intenté une action en diffamation contre l’hebdomadaire italien L’Espresso pour son enquête sur des opérations financières dans lesquelles ses frères étaient impliqués dans d’autres investissements.
L’action en justice soutient qu’il a mené « une vie isolée » et, chose étonnante, « aurait pu être un candidat probable au poste de pape lors du prochain conclave ».
Le procureur du Vatican (connu officiellement sous le nom de promoteur de justice) allègue un réseau dense d’alliances autour de Becciu, comprenant deux laïcs qui ont construit la principale agence de surveillance financière du Vatican, anciennement connue sous le nom d’Autorité d’information financière et par l’acronyme italien AIF.
Cette agence est sans doute la plus grande réforme de Benoît XVI. René Brülhart, nommé président en 2010, venait du Groupe Egmont, un réseau d’agences nationales de renseignement financier qui traquent les crimes financiers. Tommaso Di Ruzza est devenu son principal assistant en tant que directeur de l’agence.
Brülhart et Di Ruzza se sont attelés à limiter les dégâts, en élaborant des règles pour les comptes et les prêts soumis à de nouvelles normes d’audit qui satisfont Moneyval. Ce n’est pas une mince affaire. L’agence a régulièrement obligé la banque à fermer des centaines de comptes suspects.

Dans God’s Bankers, une vaste histoire des finances du Vatican publiée en 2015, Gerald Posner parle ainsi de Brülhart :
En tant que chef laïc de l’AIF, il aurait pu facilement être considéré comme le chef d’une unité d’affaires internes dans un département de police, quelqu’un avec qui les clercs et les responsables financiers étaient obligés de traiter, mais envers qui ils n’avaient aucune confiance ni sympathie. Maintenant, ils voyaient le rôle de Brülhart dans l’AIF différemment. En ayant quelqu’un en charge de la surveillance financière qui comprenait comment naviguer au mieux dans les règles labyrinthiques de l’Union européenne et de l’Italie voisine, le Vatican a peut-être trouvé quelqu’un qui pourrait aider à faire entrer l’institution dans l’ère moderne.
Sa maîtrise des règles bancaires de l’UE et de l’Italie n’a pas outillé Brülhart pour la politique labyrinthique de la Curie romaine.
En 2019, l’auditeur général du Vatican, tel un inspecteur général, a fait une descente dans les bureaux de l’AIF, saisi des documents, des ordinateurs et suspendu cinq employés, dont Di Ruzza.
Des articles de presse ont cité une utilisation abusive présumée du Denier de Pierre, le programme annuel de dons mondiaux permettant aux catholiques de donner directement au Vatican pour l’usage caritatif du pape. (La papauté a l’habitude d’utiliser le Denier de Pierre pour combler les déficits du Vatican, comme je l’ai rapporté en 2011 dans Render Unto Rome).

Le compte-rendu de Reuters sur le raid de l’AIF a pointé du doigt la « participation minoritaire de la Secrétairerie d’État dans un plan complexe pour acheter le bâtiment dans le quartier de Chelsea à Londres et le convertir en appartements de luxe ».
Brülhart a rapidement démissionné, l’architecte de la réforme bancaire de Benoît XVI étant dans le collimateur d’un autre bureau du Vatican.
Le résumé de 10 pages du Vatican du document de 500 pages que le procureur a remis au magistrat pour le procès en cours met Brülhart et Di Ruzza dans le collimateur. Le document dit :
Selon les magistrats du Vatican, l’AIF « a négligé les anomalies de la transaction londonienne – dont elle avait été immédiatement informée – surtout si l’on considère la richesse des informations acquises grâce à l’activité de renseignement. » Selon les résultats de l’enquête, Di Ruzza a agi de concert avec la Secrétairerie d’État. Le Promoteur de Justice « estime que le comportement de l’AIF en la personne de son directeur et de son président a gravement violé les règles fondamentales de surveillance. »
Après l’inculpation le 3 juillet de Becciu, Brülhart, Di Ruzza et sept autres personnes, Brülhart a déclaré aux journalistes : « J’ai toujours exercé mes fonctions et mes devoirs avec correction, loyauté et dans l’intérêt exclusif du Saint-Siège et de ses organes. »
Il a qualifié l’acte d’accusation à son encontre de « bévue procédurale qui sera immédiatement clarifiée par les organes de la justice vaticane dès que la défense pourra exercer ses droits. »
Di Ruzza a fait écho à Brülhart, en disant : « Je suis serein et confiant dans le fait que la vérité des faits et mon innocence apparaîtront et seront clarifiées prochainement par les autorités judiciaires du Vatican. »
Il a ajouté : « Des activités institutionnelles de renseignement financier sont en jeu, y compris la coopération avec des agences étrangères, nécessitant des garanties procédurales adéquates non seulement pour protéger le droit de la défense, mais aussi les intérêts souverains concernés. »
En accusant les gardiens du trésor de devenir des voleurs, le procureur du Vatican a placé la barre très haut. En expliquant les flux d’argent, l’accusation a érigé un halo d’innocence sur le cardinal Pietro Parolin, le secrétaire d’État, qui, selon certains médias, aurait signé l’accord de Londres.
Alors que le procès commence, les spéculations vont bon train sur le temps qu’il faudra à l’accusation pour présenter les nombreux éléments de preuve attendus. Interrogé à ce sujet, N. Cafardi a gloussé : « Un procès de trois ans est typique des tribunaux italiens. Vous n’êtes vraiment pas coupable tant que vous n’avez pas été reconnu coupable en troisième “instance”, comme ils appellent les appels. »
Cafardi a un domicile en Italie et a fait du travail de consultation pour les bureaux du Vatican. « Cela peut prendre tellement de temps pour arriver à la troisième instance que le délai de prescription peut courir, contrairement aux États-Unis où le délai est clos lorsque vous êtes inculpé », a-t-il dit. « Ces gars-là auront droit à deux niveaux d’appel après le procès ».
« Byzantin est un mot très juste », a-t-il poursuivi, s’échauffant sur son sujet. « C’est l’une des raisons pour lesquelles les entreprises américaines réfléchissent longuement avant d’investir en Italie. Un procès civil peut prendre dix ans. Pendant tout ce temps, vous attendez votre argent. Il y a aussi la perception que ce n’est pas juste, justice différée est justice refusée ».
Cafardi fait l’éloge de François comme « l’un des pontifes les plus pastoraux que nous ayons eus depuis longtemps, aidant les gens, posant des questions plus tard. »
« En ce qui concerne la bureaucratie du Vatican, a-t-il le contrôle ? », demande le canoniste. « Une des raisons pour lesquelles Benoît a démissionné, c’est qu’il n’avait pas le contrôle. Jean-Paul n’était pas préoccupé par la Curie, il voulait un pontificat mondial. François a un document en préparation, qui restructure la Curie. La question est de savoir s’il peut apporter des changements structurels. »
L’imminence du procès met en évidence ce défi. Les divisions déchirantes qui ont transformé la principale réforme de Benoît XVI, l’agence de surveillance, en cible des poursuites du Vatican, l’ont effectivement vidée de sa substance. François a réorganisé l’organisme et a changé son nom en autorité de surveillance et d’information financière (ASIF) en décembre 2020.
Compte tenu des clans véreux qui ont jadis prospéré parmi les cadres moyens de la Banque du Vatican, l’écheveau d’allégations dans l’affaire Becciu semble être une répétition des pires excès de la banque. Après les scandales financiers qui ont touché trois papautés, pourquoi le Saint-Siège n’a-t-il pas centralisé ses actifs et ses investissements ? Combien d’autres clans de la Curie ont-ils investi ?

S’adressant aux journalistes le 4 juillet, Parolin – l’ancien patron de Becciu – a qualifié la Secrétairerie d’État de « victime » du scandale financier. Parolin a également promis de témoigner, si le tribunal le lui demande.
« En tant qu’institution, nous pensons que tout ce qui s’est passé nous a porté préjudice », a déclaré le cardinal. « Nous devons défendre notre position et notre moralité ».