Pour un christianisme de liberté
Par Michel Barlow [1]
Je l’avoue : lorsque j’assiste à une eucharistie ou un culte, il m’arrive d’avoir des « méditations capillaires » ! J’évalue dans l’assistance le pourcentage de têtes chenues – cheveux blancs ou crânes dégarnis qui brillent de tous leurs feux à la lumière des cierges – et je me dis : « Dans dix ans, dans vingt ans, combien seront encore là ? » Une rapide soustraction permet de le calculer :
« Mon Dieu ! Ils vont pouvoir célébrer la messe ou le culte dans une cabine téléphonique sans être trop serrés ! » (J’exagère à peine !)
Cette désertification prévisible des lieux de culte désespère les nostalgiques des fastes liturgiques d’antan : processions avec évêques impériaux dans leurs habits cousus d’or, suisses à bicornes et hallebardes, troupeau trottinant d’enfants de chœur ; ou prédications sublimes de pasteurs à l’éloquence torrentielle, dans des temples bondés et vibrants du mugissement des grandes orgues…
Mais, au regard de l’Évangile, cette faillite annoncée des assemblées liturgiques et des institutions ecclésiales est-elle nécessairement « l’abomination de la désolation », comme disaient les prophètes du Premier Testament pour évoquer la paganisation du Temple de Jérusalem livré aux idoles ? La « conversion » (si l’on ose dire) des églises en cinémas ou en agences bancaires, et des cathédrales en parkings ou en boîtes de nuit coïncide-t-elle nécessairement avec la disparition corps et biens du message du Christ ?
Certains prophètes de malheur annoncent avec assurance… depuis quelques siècles, la « mort de Dieu » et la disparition des groupes chrétiens, le christianisme, expliquent-ils, est un composé instable d’éléments si contradictoires que le mélange ne peut être que détonant.
Mais, comme on le sait, une déflagration peut revêtir deux formes différentes : implosion ou explosion. Lorsque la tension des énergies potentielles contradictoires, emmagasinées dans le même volume devient insupportable, il peut se produire une implosion, c’est-à-dire que les éléments du système se dissocient en se précipitant les uns sur les autres, ou les uns dans les autres.
Un poste de télévision qui a implosé devient un bloc de matériaux indistincts et calcinés. On n’a pas de peine à imaginer à quoi pourrait ressembler l’implosion des Églises chrétiennes. C’est d’autant plus aisé que certains groupements religieux (catholiques ou protestants) en donnent déjà une illustration.
Ils se ratatinent sur eux-mêmes sous forme implosée : minigroupes repliés agressivement sur leur petit univers et toutes griffes dehors pour se défendre des tentations du « monde » extérieur – petits blocs de matériaux indistincts : mélange complexe et nostalgique de piété d’antan, de rigidité psychique, de choix politiques réactionnaires au sens propre du mot (il s’agit de dire le Non le plus vigoureux au monde ambiant, mais sans trop savoir à quoi l’on souhaiterait dire Oui !).
Ailleurs (faut-il dire « au contraire » ou selon d’autres modes d’aliénation religieuse ?), certaines communautés chrétiennes expriment leur foi dans des démonstrations de piété spectaculaires et survoltées, en promettant au chaland des guérisons miraculeuses, des révélations divines exclusives, avec en prime des prédications dignes d’un bateleur de foire et des cantiques rythmés comme pour un bal populaire.
En physique, l’autre forme de déflagration c’est l’explosion : mouvement inverse de l’implosion : dans ce cas, les éléments violemment dissociés, au lieu de se rapprocher au point de se confondre sous la forme la plus compacte, sont projetés vers l’extérieur, morceau par morceau, dans toutes les directions. Si les Églises chrétiennes explosaient, elles mourraient en tant qu’institutions humaines ; elles cesseraient d’avoir pignon sur rue, et d’exercer un pouvoir politique, économique ou médiatique sur la société ; mais elles sèmeraient aux quatre vents des éléments du message chrétien. En atterrissant en milieu laïque, la foi, l’espérance et la charité chrétiennes se remettraient à vivre et seraient baptisées de noms nouveaux : solidarité, droits de l’homme, créativité, liberté…
Le christianisme va-t-il disparaître dans un avenir proche ou lointain ? Va-t-il imploser ou exploser ? On aurait de bonnes raisons de le penser en considérant le spectacle qu’il donne aujourd’hui, ici ou là. Mais c’est compter sans la formidable puissance de vie et de liberté que recèlent les évangiles. Explorons quelques-unes de ces forces potentielles de renaissance : elles méritent vraiment le détour ! Chacun pourra mener cette visite au fil du texte ou en privilégiant les chapitres qui correspondent le mieux à ses propres interrogations. Mais on n’oubliera pas un instant, au cours de cette promenade, que l’espérance chrétienne n’est pas le rêve des lendemains qui chantent… des cantiques, évidemment – mais la plénitude de sens injectée dans l’aujourd’hui de nos vies !
Et le Christ, « hier aujourd’hui et toujours » est bel et bien celui qui apporte un sens plénier à nos vies – que l’on s’affirme chrétien ou non. C’est lui, le vrai libérateur de l’humanité. Faut-il dire qu’il nous délivre ou qu’il nous libère de toutes nos peurs, de toutes nos paresses de pensée dans le domaine religieux ? J’ai longtemps hésité entre les deux formules. Si j’en crois les puristes (Littré, Adolphe Thomas…), on libère un prisonnier incarcéré sur décision de justice, mais l’on délivre un otage retenu en toute injustice. Dire que Christ nous a libérés des dogmes aliénants et des dévotions étouffantes, ce serait donner une apparence de légitimité à toute cette végétation parasite qui a proliféré sur son message, ce serait faire mine de croire qu’elle en était une traduction fidèle. Il paraît plus juste de dire que Christ nous délivre de toutes ces considérations et pratiques qui l’avaient indûment pris en otage au long des siècles. D’autant que délivrer, si l’on en croit les dictionnaires, c’est aussi « débarrasser d’une gêne », « guérir », « soulager d’un tourment » – la « délivrance » étant l’autre nom de l’accouchement, la venue au monde d’un être nouveau !
Note :
[1] Extrait du livre « Pour un christianisme de liberté » Empreinte-Temps présent, 2020 – 16,20 euros.