Nous publions ici cet entretien avec Christine Fontaine, théologienne, animatrice du site dieumaintenant.com qui est particulièrement familier à nos lecteurs par les nombreux articles que nous avons le plaisir de reprendre. Les propos ont été recueillis par Régine et Guy Ringwald pour la revue « Les Réseaux des Parvis » [1]
De 1974 à 1986, Christine Fontaine a animé avec un prêtre, Michel Jondot, la paroisse Sainte Bathilde à Châtenay-Malabry où elle prêchait aux messes dominicales. La paroisse n’était pas un îlot « protégé » du monde, elle était dans le monde. Les laïcs s’y impliquaient selon leurs compétences. Jusqu’au jour où le vent a tourné.
Votre histoire nous paraît très étonnante. Pourtant vous l’avez vécue comme toute naturelle…
Je pensais que, pour être au service de l’Église comme pour tout autre métier, il fallait acquérir des compétences. C’est pourquoi j’avais fait des études de théologie. Ma féminité n’était pas pour moi un obstacle puisque d’autres femmes, dont Françoise Destang qui m’avait fait le catéchisme [2], avaient été nommées dans des paroisses. Elle ne l’était pas non plus pour l’évêque de Nanterre, Jacques Delarue, puisqu’il me proposait de travailler avec un prêtre, Michel Jondot. Hormis le fait que je ne voulais pas être la servante d’un curé, j’ignorais totalement ce que je pouvais faire, et Michel autant que moi. Nous l’avons cherché ensemble et c’est cette commune recherche qui a caractérisé notre travail jusqu’à sa mort en 2019.
« Accepteriez-vous, par exemple, de prêcher ? », me demanda Michel. « Pourquoi pas ? » Cette demande autant que ma réponse seraient totalement informulables aujourd’hui. J’ai prêché pendant douze ans, aux cinq messes dominicales en alternance avec Michel, sans que cela pose problème à l’évêque ou à la communauté.
Comment décririez-vous ce qu’était la vie à Sainte Bathilde ?
Le fait que je veuille être au service de l’Église au nom de mon baptême a réveillé le désir de construire l’Église chez un grand nombre de baptisés d’une paroisse qui n’avait rien d’élitiste. Avec l’aide fraternelle de Joseph Moingt, qui est venu pendant douze ans partager notre vie, nous avons créé des groupes de concertation pour aborder les questions des croyants sur l’éthique, la vie en société et celle de l’Église. Cette recherche a permis au plus grand nombre de trouver sa place en pouvant déployer ses propres compétences ou sa propre expérience. La fraternité entre nous s’est incarnée dans ce travail commun en un lieu déterminé. Étions-nous hors les murs à l’époque ? Nous brisions, sans l’avoir cherché, le mur qui attribue aux laïcs de travailler dans le monde, aux clercs de gérer les problèmes d’Église. Mais, dans le souffle de Vatican II, portes et fenêtres étaient alors, dans bien d’autres lieux, largement ouvertes.
En fonction de votre propre histoire, que pensez-vous de l’évolution de l’Église jusqu’à aujourd’hui ?
Entre l’Église au service de laquelle je me suis engagée en 1974 et celle qui existe aujourd’hui, j’ai parfois l’impression qu’il ne s’agit pas de la même réalité. Comment pourrais-je la reconnaître dans cette institution monolithique qui légifère à propos de tout et dont un grand nombre de clercs se considèrent comme les maîtres ? Comment pourrions-nous reconnaître notre désir de vivre en Église lorsque, sous prétexte de faire l’unité, l’institution se présente comme un parti unique dans lequel on a le droit de se poser toutes les questions à condition de ne jamais remettre en cause la morale sexuelle, la conception du prêtre comme « alter Christus », le ritualisme et une conception de l’obéissance qui consiste en une soumission à la hiérarchie plutôt qu’en une écoute mutuelle ? J’ai vu l’Église se murer de plus en plus… et sa vitalité obligée de s’exprimer très souvent hors les murs.
Pourquoi, à votre avis, cette manière de construire l’Église – prêtres et laïcs à parité – n’est-elle plus possible aujourd’hui ?
Je ne vois qu’une seule raison : la hiérarchie ne la veut pas, et elle est suivie en cela par la majorité des catholiques pratiquants, sinon elle ne le pourrait pas. À la fin du mandat de Michel, l’évêque avait changé. Avec Joseph Moingt et une trentaine de chrétiens, nous sommes allés lui proposer un fonctionnement collégial pour la suite. Tout a été refusé sans la moindre explication. Quelles explications aurait-il pu donner pour tuer cette communauté alors qu’elle était profondément vivante, et désirée tant par les enfants du catéchisme et leurs parents que par des chrétiens engagés ? « C’est parce qu’elle était vivante qu’ils ont voulu la tuer », me dit récemment une amie.
Je ne dirais pas pour autant que cette manière de travailler ensemble pour faire vivre l’Église n’est plus possible aujourd’hui. Je ne dirais pas non plus qu’elle demeure uniquement « hors les murs », car ce serait lui attribuer un lieu – fût-il dehors. L’Église est, selon moi, d’abord un esprit qui consiste à abandonner toute volonté de puissance des uns sur les autres en suivant l’exemple de Jésus-Christ qui – au jour de la Croix – fait mourir l’image d’un Dieu tout-puissant pour permettre la naissance d’un peuple de frères réunis en son Nom. Des hommes et des femmes, dont le goût de la fraternité est tel qu’ils sont prêts à lutter pour que personne sur cette terre n’en soit exclu, qui sont prêts à donner leur vie pour que chacun puisse être appelé par son nom – plutôt que par sa fonction –, respecté, écouté et rejoint dans son histoire singulière. De ces hommes et de ces femmes, on en trouve parmi les pratiquants réguliers et parmi ceux qui sont aujourd’hui « hors les murs », parmi des laïcs et aussi parmi des clercs, même parfois des évêques.
Nous avons souffert d’être incompris, mais nous avons aussi considéré cette marginalisation comme une chance. Sur les marges, nous avons pu inventer, créer des relations nouvelles, nous engager dans les combats de la société, en particulier dans des relations fraternelles avec des musulmans. Si l’on assimile la vie chrétienne à l’appartenance à une institution, qui trace un dedans et un dehors, force est de constater que beaucoup de nos amis ont quitté l’Église ou sont sur le point de le faire. Mais la plupart d’entre eux n’ont pas perdu la foi pour autant.
N’avez-vous pas l’impression qu’on assiste aujourd’hui à une pulvérisation de l’Église qui aboutit souvent à l’abandon de la foi ?
Le christianisme pulvérisé est une réalité. Il y a aujourd’hui autant de personnes qui désirent vivre du Dieu de Jésus-Christ chez les pratiquants réguliers que chez ceux qui vivent sur les marges ou chez d’autres qui, au nom même de leur foi, refusent toute relation avec l’institution. J’entends par croyants ceux qui veulent vivre à la suite du Christ, et je les distingue de ceux qui se servent du Christ pour affirmer leur supériorité les uns sur les autres, et sur la société civile. Si, entre croyants, il n’y a plus aucun signe commun de l’Esprit qui nous anime, le christianisme est pulvérisé. Mais peut-on réduire l’expérience croyante aux signes d’appartenance institutionnels ?
Mes amis et moi sommes les témoins vivants qu’une autre manière de vivre en Église est non seulement possible, mais profondément joyeuse. Si aujourd’hui l’institution ecclésiale, au moins en France, lui ferme tous les lieux – Saint-Merry en est le dernier exemple –, elle ne peut nous interdire de conserver le goût de l’Évangile qui nous porte à n’appeler personne sur la terre « père » – car nous n’avons qu’un seul Père qui est aux cieux –, ce goût de chercher ensemble, d’inventer sur les marges d’une institution qui veut tellement réglementer le souffle de l’Esprit qu’elle en vient à l’exténuer.
Beaucoup de croyants ne se sentent-ils pas démunis pour vivre leur foi dans ces conditions ?
Je ne peux parler que de mon expérience. Je coordonne une équipe d’une vingtaine de croyants très différents les uns des autres et dont les deux tiers se considèrent comme des électrons libres. Nous animons, depuis plus de dix ans, le site internet Dieumaintenant.com, à partir duquel nous tentons de diffuser l’esprit qui nous anime. C’est notre manière d’incarner notre foi en l’Évangile et la subversion qu’il peut introduire dans ce monde régi par le goût du pouvoir et de l’argent. 1200 personnes sont abonnées à ce site : preuve que le souffle qui nous anime répond à un vrai désir chez d’autres que nous. Une goutte d’eau dans la mer. Mais cette Église est vivante ! Sa beauté réside dans cette différence de formes qui échappe à toute institutionnalisation. « C’est ce christianisme éclaté – aux mille éclats à la surface de la mer – qui est en train de se propager sous les décombres d’une institution désertée », écrivait Michel de Certeau, déjà en 1974.
Je crois qu’il serait important de susciter des lieux où des croyants très différents – pratiquants ou non – puissent s’aider à « passer au tamis les cailloux et le sable à la recherche de la pépite d’or », comme l’écrivait Federica, aumônière de prison en Suisse. Mais je crois qu’il est également important de ne rien institutionnaliser d’une part, de se garder des gourous d’autre part. Ceci demande à chacun de « bricoler » sa propre appartenance chrétienne, en reconnaissant d’autres manières de faire que la sienne. Il y faut du désir et du discernement. Il y faut de l’invention et l’acceptation que l’Église de Jésus-Christ est une Église de pauvres et qu’il est heureux qu’elle le soit aujourd’hui ! À nous de jouer, que nous soyons actuellement à l’intérieur ou hors les murs !
Notes :
[1] Les Réseaux des Parvis n° 106 (Dossier : « En marche hors les murs, foi en partage » https://nsae.fr/2021/09/08/la-derniere-parution-des-reseaux-des-parvis-42/
[2] Françoise Destang a participé à l’animation d’une paroisse et y a prêché avec l’accord de l’archevêque de Paris, successivement à Saint-Jacques du Haut-Pas, Notre-Dame de la Gare et Saint-Marcel.