Par Philippe Liesse
Il nous arrive parfois d’avoir envie de sortir pour prendre un bon bol d’air. Sortir, aller à l’extérieur, prendre des chemins de traverse, se sentir libre… et enfin respirer !
C’est à ce genre de balade qu’invite la lecture de Jean Sulivan, une balade mystique, une véritable épopée qui révèle la liberté et l’inattendu, la recherche du Dieu des surprises !
Jean Sulivan est le nom d’écrivain choisi par Joseph Lemarchand. Il est né en 1913, de parents fermiers bretons, et il est l’enfant unique du couple parental. Son père meurt en 1916 dans les combats de la Première Guerre mondiale et sa mère devra se remarier pour subvenir aux besoins de la ferme. La situation économique ne s’améliore guère et Joseph sera envoyé en pension, au petit séminaire de Chateaugiron. Ce chemin débouchera sur le grand séminaire de Rennes et sur l’ordination sacerdotale en 1938.
Toujours en recherche dans ses approches théologiques, il devra vite constater que la théologie classique et le discours religieux qu’elle promeut vient buter sur la parole décoiffante et mystérieuse du Christ. Mais il ne renonce pas pour autant à son attitude de recherche, n’hésitant pas à « bousculer » l’analphabétisme religieux des pratiquants routiniers. Il sera appelé « le Curé Rouge », à cause du style provocateur de ses sermons, et lorsqu’il prendra la plume, il gardera ce style pour pousser le lecteur à quitter la position confortable de petit mouton et s’engager dans une relation personnelle au Christ.
Il donnera toujours priorité à l’expérience personnelle de Dieu plutôt qu’à l’adhésion au langage dogmatique. Et il le dira dans des termes tranchants : L’avez-vous remarqué ? […] Impossible de ne point saisir la contradiction entre les mots pompeux, la phraséologie, les chapes, les mitres, tout le tralala. Ce n’est pas un jugement, mais un regard. Ça jure. Vous êtes pris de pitié pour les acteurs solennels des assises cérémoniatiques, aussi bien d’ailleurs que pour les apôtres modernes des petites assemblées, si habiles à créer des ambiances, à jouer le saxo ou le violon des sentiments. On a envie de rire. [1]
Après la Deuxième Guerre mondiale, comme aumônier des étudiants à Rennes, il va créer un journal mensuel intitulé Dialogues Ouest. Il animera un ciné-club tout en tenant le rôle d’un bibliothécaire averti en matière d’ouvrages littéraires.
En 1958, il a 45 ans. Il quitte son poste d’aumônier de lycée pour s’en tenir entièrement à un travail d’écriture. En février 1980, il est victime d’un accident de la route à Paris et il y laisse la vie.
Le cheminement de Sulivan pourrait se circonscrire en un leitmotiv : « Sortir, partir, prendre les chemins de traverse. » Ce travail d’extraction lui a permis de percevoir qu’au-delà de l’aspect mythique et symbolique de la parole de l’Évangile, il y a une dimension poétique, « née d’un souffle et d’un rythme » qui empêche de ramener Jésus et le Verbe à des dimensions seyantes, cérébrales et moralisatrices :
On utilisait l’Évangile, lu une fois pour toutes, semblait-il, afin de prouver que Jésus était fils de Dieu, qu’il était ressuscité, que l’Église était fondée par lui, que tout était réglé, joué une fois pour toutes… Moi je voulais bien. Nulle objection. Je connus seulement le mortel ennui. L’illusion avait été de croire qu’il était possible de dégager une vérité abstraite du corps de la Parole, qui ne concernait que la tête et dans laquelle la joie ne battait plus des ailes. [2]
Dans sa recherche de Dieu, il réalise qu’une telle rencontre n’est possible que dans une expérience et non par le biais de dissertations, fussent-elles excellentes : Je fis des dissertations conformes, j’excellai en théologie, j’aimai la Vérité, je devins pieux quelque temps, pieu dans la dérive. [3]
Le chemin d’une telle rencontre demande avant tout le retournement spirituel : Je relisais les Évangiles comme si je venais de les découvrir chez un bouquiniste, non liturgiquement, sans dévotion… […] L’appel au retournement intérieur, à l’éveil apporte une révélation en ce que la pointe de son enseignement est tournée vers l’amour dont la suite logique est la communion de partage. Mais l’éblouissement venait de l’obscure perception que la parole était la réponse à une attente. Existait hors de moi une parole qui se parlait en moi par-dessous les bavardages dont j’avais été nourri. [3]
Sa quête veut donc se baser sur l’expérience plutôt que sur le débat d’idées et toute son œuvre se veut rupture avec les constructions théoriques et les illusions qui ne font que renforcer l’utilisation de Dieu pour satisfaire nos désirs personnels.
Ses romans parlent de l’incursion dans notre temps d’un ordre des choses différent. Ainsi, dans Mais il y a la mer, le cardinal retraité témoigne de la chute du monde religieux dans lequel la fonction dans l’Église revêtait plus d’importance que la fidélité à la parole de Dieu, et toute l’histoire du roman révèle combien le pouvoir religieux fonctionne de pair avec l’appareil de l’État. Et cette importance de la religion dans l’espace mondain assure l’analphabétisation spirituelle des croyants : Défendre Dieu ? C’était trop de présomption. L’Église n’était pas une entreprise de persuasion. […] Dieu, la foi, la grâce pouvait devenir en certaines bouches des mots arrogants, animés par la peur ou le goût de la puissance : des idoles ou des armes. […]On ne se force tant contre le mal que pour le masquer en soi. On oublie que le bien est irrésistible, qu’il suffirait de le laisser germer, pousser en soi, prendre toute la place… [3]
Son roman Consolation de la nuit renvoie croyance et incroyance dos à dos. Il y est question d’une conversion dans un milieu qui peut être qualifié d’incroyant. Claire est la fille d’une prostituée, mais elle ignore la vie de sa mère. C’est le cours de philosophie qui éveille en Claire l’intuition de la possibilité de la foi religieuse. Et c’est elle qui amène son professeur à accepter que les affirmations de celui-ci sur l’inexistence de Dieu n’étaient qu’un paravent pour que la question de l’existence de Dieu reste une question qui retentit en l’homme ! En effet, le professeur, Esteban, est en révolte depuis que son père, un croyant fervent, est mort dans le désespoir, dans la crainte de la mort, et dans le refus du secours de la religion : Une pensée brutale avait transpercé Paul Esteban : la religion n’est qu’une technique d’apaisement à l’usage des bien-portants. [5]
Le silence d’Esteban cachait en réalité ce sentiment enfoui en lui que la croyance religieuse ne se résume pas à des formules pour affirmer ou nier l’existence de Dieu : Dieu est aussi bien le Tout, l’omnipotence que le Rien, la faiblesse, tout aussi présent dans le vide que dans la plénitude, dans le désert mental que dans l’exaltation des idées ou des sentiments. [4]
Jean Sulivan nous amène vraiment en plein vent, dans un vent ébouriffant. Il nous invite à reconnaître notre aptitude spirituelle à vivre avec des questions qui ne s’épuisent pas dans des réponses indiscutables !
Il en appelle à une autre réalité, un autre chemin pour vivre l’expérience personnelle de la rencontre de l’Autre :
Car le sens n’est pas littéral. Il faut avoir des yeux pour voir, des oreilles pour entendre. Le paradoxe ne saurait être intellectualisé ni organisé en vue d’une domination. Le concept ici n’a rien à dire. Seule la parole incarnée dans un acte. […] C’est à travers la nourriture des hommes que se crée le corps universel. La pulpe de l’invisible est dans le sensible. [2]
Notes :
[1] Jean SULIVAN, Itinéraire spirituel, Gallimard, 1976.
[2] Jean SULIVAN, Matinales, Gallimard, 1977
[3] Jean SULIVAN, Mais il y a la mer, Gallimard, 1964
[4] Jean SULIVAN, Consolation de la nuit, Gallimard, 1968.
Source : Revue commune du Réseau PAVES n° 68 http://paves-reseau.be/revue.php?id=1856