Catholicisme : les conditions d’une refondation
Par Robert Ageneau, Serge Couderc, Paul Fleuret, Jacques Musset
Dans un article récent de la revue Esprit, intitulé « Une voie de refondation » en référence au livre de Ghislain Lafont, « Le Catholicisme autrement ? », le philosophe et historien Paul Thibaud affirme que le malaise actuel du catholicisme, si grave que fût la crise de la pédophilie ecclésiastique, se situe à un niveau plus radical : c’est l’état de stagnation de sa pensée et de son organisation qui ne le rend plus croyable par de nombreux chrétiens actuels. Il s’agit aujourd’hui de revivre les expressions de la foi en s’inspirant des premiers siècles du christianisme.
En citant Ghislain Lafont, Paul Thibaud termine ainsi son article : « Cet épisode (la crise de pédophilie) ne sera pas inutile s’il nous apprend qu’est devenue intenable, en tant que corruption de notre piété, une manière de “canoniser un état de la foi et de la vie de l’Église qui empêche d’aller de l’avant et de rencontrer le souffle de L’Esprit qui ne s’arrête jamais”, à propos de quoi Lafont parle de “refondation” de l’Église et non de réforme, signifiant que c’est la manière de croire elle-même qui est en cause, la façon dont nous relions la révélation biblique à la vie de l’humanité, à notre vie propre. » Nous aimerions prolonger ce diagnostic en développant en quoi il est intenable aujourd’hui « de canoniser un état de la foi et de la vie de l’Église qui empêche d’aller de l’avant ». Pourquoi et en quoi « une refondation » s’impose-t-elle concernant la manière de croire. La foi officielle et la vie de l’Église sont de nos jours « exculturées ». L’adjectif est de la sociologue Hervieu-Léger dans son livre de 2003, Catholicisme, la fin d’un monde. Et son diagnostic demeure valable sur les deux questions relevées par Paul Thibaud. Elle s’exprime à travers les grands dogmes christologiques et trinitaires, élaborés lors des quatre premiers conciles œcuméniques : Nicée (325), Constantinople (381), Éphèse (430), Chalcédoine (451). Les déclarations ont été proclamées et imposées comme la foi commune et immuable lorsque l’empereur Théodose, en 380, a déclaré le christianisme religion officielle de l’empire, décisions ratifiées par ses successeurs. Seize siècles plus tard, l’expression datée de cette foi est considérée par les responsables catholiques comme intouchable, parce qu’elle a été adoptée par la majorité des évêques qui l’ont votée, et que les évêques bénéficiaient d’une assistance particulière de l’Esprit Saint pour énoncer les vérités de la foi orthodoxe.
Le fondement de cette conviction est discutable. Les décisions conciliaires ont été prises sous la pression du pouvoir impérial qui tenait à ce qu’une seule formulation de foi s’impose à l’exclusion des autres ; la peur d’être exilé ou déposé a joué chez un certain nombre d’évêques. Au concile d’Éphèse en 430, un évêque influent comme Cyrille d’Alexandrie a corrompu l’empereur par des cadeaux pour faire prévaloir sa thèse, ce qui a exclu celle de son concurrent Nestorius, évêque de Constantinople. Au concile de 451, il y eut un nouveau retournement. Par ailleurs, la prétention des évêques à être les successeurs des apôtres, mandatés par Jésus pour exprimer la foi véritable, ne tient pas. Comme le démontre le théologien Joseph Moingt dans son livre-testament L’Esprit du christianisme, l’épiscopat monarchique est historiquement apparu au IIe siècle de notre ère et la justification de ses pouvoirs s’est faite après coup par une lecture littérale et indue de textes évangéliques.
Ce bref rappel historique est de nature à relativiser les décisions conciliaires des IVe et Ve siècles. Remises dans leurs contextes, elles apparaissent comme des confessions de foi élaborées par des chrétiens de culture grecque au moyen de leurs concepts et de leurs représentations et à partir d’une lecture littérale des évangiles. Le même Joseph Moingt fait remarquer que les définitions conciliaires sur la nature divine de Jésus et sur la Trinité, outre qu’elles ne sont plus compréhensibles par les modernes, excèdent de beaucoup les affirmations du Nouveau Testament. Rien n’empêche donc aujourd’hui, en repartant des textes évangéliques et des lettres de Paul, de présenter à nouveaux frais la figure de Jésus en relation avec son Dieu et avec nous les humains.
Apparition de l’épiscopat monarchique
Pendant presque un siècle et demi, les premières communautés chrétiennes peu nombreuses se sont autogérées, à la manière des communautés juives, notamment sous la responsabilité d’anciens (presbytres) et d’épiscopes, ces derniers étant chargés, comme l’indique l’étymologie du mot, de veiller à la bonne marche des communautés. Au deuxième siècle, la direction est passée entre les mains d’un seul épiscope et il en a été ainsi à l’avenir. L’épiscopat monarchique et masculin s’est arrogé tous les pouvoirs, celui de présider l’Eucharistie, d’enseigner la doctrine orthodoxe, de gouverner les fidèles, et il s’est entouré de collaborateurs, des prêtres avec lesquels il a partagé ses fonctions. Dans chaque communauté, qui, à l’origine, ne connaissait pas de distinction entre ses membres (sinon celle des charismes des uns et des autres), on distingua deux niveaux. Un premier formé par l’épiscope et ses prêtres investis d’une mission divine et consacrés à cet effet par une ordination ; un second regroupant tous les chrétiens de base, invités à l’obéissance des responsables sacralisés. L’Église, qui devait être un peuple de frères, apparut comme une hiérarchie surplombant de son autorité la vie spirituelle des simples baptisés, chrétiens de second ordre.
À partir du XVIe siècle, qui voit se développer l’esprit critique, cette vision de l’Église est dénoncée par la Réforme au nom même de l’expérience chrétienne vécue par les premières communautés et racontées dans le Nouveau Testament. Les protestants abolissent la hiérarchie religieuse et reviennent à un système autogestionnaire. En réaction, le catholicisme accentue les prérogatives du pape et des évêques au détriment des chrétiens. La crise moderniste, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, voit des prêtres et des laïcs de compétences diverses, en histoire, philosophie, théologie, politique, revendiquer la liberté de repenser le christianisme dans la modernité. Ce courant prometteur, qui avait des représentants en France, en Italie, en Angleterre, est laminé autoritairement par le pape Pie X. Le concile Vatican II ne changera rien à la structure hiérarchique du catholicisme, et nombreux théologiens continuèrent à être condamnés. Actuellement, le système hiérarchique est désavoué par beaucoup de catholiques qui ont déserté les églises et n’adhèrent plus à la doctrine officielle. Il est intenable de « canoniser un état de la foi et de la vie de l’Église qui empêche d’aller de l’avant ».
« Une belle aventure à courir dans la liberté »
Une « refondation » s’impose. En quoi consiste-t-elle ? Il s’agit de réactualiser le message évangélique dans les cultures de notre temps et de redonner au peuple chrétien la possibilité de s’autodéterminer, comme leurs lointains devanciers. C’est permettre à des chrétiens de cultures différentes, répartis aux quatre coins du monde, de professer leurs fois chrétiennes de manière originale. Ce que les chrétiens des premiers siècles ont fait dans leur culture, les chrétiens d’aujourd’hui ont à le faire sans les copier, mais en s’inspirant de la même démarche. La fidélité à Jésus n’est pas répétition, mais recréation inventive. Les chrétiens éviteront l’écueil de confondre profession de foi et savoir figé dans un credo imposé à tous. À l’objection de certains qui craignent que cette entreprise fasse perdre à l’Évangile sa force, il n’est que de rappeler que les premiers témoignages chrétiens sont divers, d’abord celui de Paul, puis celui des quatre évangiles.
Depuis ses origines, la foi chrétienne se décline dans la pluralité, plus grande qu’on ne le pense. C’est l’invitation, pour nous chrétiens du XXIe siècle, à risquer la même expérience, mais dans les cultures d’aujourd’hui, marquées par les résultats des sciences physiques et humaines qui n’ont cessé de se développer depuis le XVIe siècle et qui ont périmé à tout jamais les expressions de la foi de nos prédécesseurs des premiers siècles. C’est une belle aventure à courir dans la liberté et les exigences d’un travail communautaire. En réalité, des chrétien-ne-s de base n’ont jamais été passifs au cours de l’histoire passée. Certains ont écrit des livres et des articles, d’autres ont créé des œuvres de solidarité à l’intention des pauvres de leur époque, d’autres encore ont tenu leurs responsabilités sociales et politiques en s’inspirant de l’Évangile. Mais presque aucun ne s’est aventuré à interroger publiquement le catéchisme qu’on lui avait appris ni à remettre en cause le pouvoir hiérarchique. C’est désormais le cas. Le développement de l’instruction a suscité chez les chrétiens des questions, la liberté d’expression qui existe à notre époque les a encouragés à les exprimer et à en discuter en groupe. Les sondages actuels montrent que des catholiques, pour lesquels l’Évangile n’est pas un vain mot, ne se privent pas de dire qu’ils ne croient plus dans les dogmes, inintelligibles pour eux et sans prise sur leur vie. D’autres, lassés et désabusés,sont devenus indifférents, tout en étant critiques sur les responsables de l’Église.
Un avenir à réécrire
L’autoritarisme du système catholique, dont les commandes demeurent entre les mains de la hiérarchie, n’est plus admis, d’autant plus qu’il est, comme nous l’écrivons, une création historique très relative. Il est temps de « démocratiser » la vie de l’Église, pour que les chrétiens qui y restent se sentent responsables en tous domaines, celui de la pensée, celui de la liturgie, celui de l’animation de leurs communautés. En ce domaine, la « refondation » qu’appelle de ses vœux le théologien Ghislain Lafont paraîtra coûteuse à ceux qui détiennent le pouvoir. Elle les oblige à laisser tomber ce qui est mort et n’opère plus. Elle les appelle à en faire le deuil. Le témoignage de Jésus nous y invite tous. N’a-t-il pas voulu lui-même refonder sa propre religion enkystée dans le ritualisme et le légalisme ? « On ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres, sinon celles-ci éclateront et le vin sera perdu. » Il a payé au prix fort son engagement intelligent et courageux. Si ses disciples actuels ne sont pas au-dessus de leur maître, l’exigence ne sera pas moins grande pour eux. Que leur importe qu’ils soient traités de fossoyeurs du christianisme par des croyants pour qui tout changement est générateur de peur et d’inertie, ils savent que l’avenir de l’Évangile est à écrire.
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Source : Golias Hebdo n° 723