Pour un christianisme sans religion
Par Jacques Musset
Le mérite de Bruno Mori, dans son livre Pour un christianisme sans religion, est de tout remettre à plat et de reprendre à nouveaux frais et sans tabou l’étude critique des religions, en particulier du christianisme historique et de la personne de Jésus de Nazareth, pour en arriver à la conclusion suivante : aujourd’hui, il s’agit, débarrassés du fatras des dogmes, de l’organisation cléricale et de la morale étriquée soi-disant chrétienne, de nous laisser inspirer par l’esprit qui animait Jésus de Nazareth. L’intérêt supplémentaire de ce livre est qu’il se lit facilement, car son style est limpide, simple, accessible à tous. La richesse de l’ouvrage est telle que je ne peux que dessiner ici ses grandes lignes qui se déroulent en six parties dans un ordre pédagogique très instructif.
Il s’agit, débarrassés du fatras des dogmes, de l’organisation cléricale et de la morale étriquée soi-disant chrétienne, de nous laisser inspirer par l’esprit qui animait Jésus de Nazareth.
Dans la première partie, Mythes et pensée mythique, notre auteur étudie comment sont nées et se sont développées les religions à l’ère paléolithique où les humains étaient chasseurs-cueilleurs, puis à l’ère néolithique lorsqu’ils se sont sédentarisés. D’une conception du divin enveloppant le monde et les humains avec bienveillance, ils sont passés à l’invention de mythes, c’est-à-dire des récits pour expliquer comment les divinités ont créé le monde, la vie et l’homme, et ont ordonné la vie sociale par des lois dont elles étaient les auteurs. Il décrit, en particulier, les fonctions religieuses et sociales du mythe.
Bruno Mori se centre, dans la deuxième partie, sur La création des mythes chrétiens au cours des premiers siècles de notre ère. Le mythe du « péché originel », inspiré par la faute d’Adam et Ève dans la Bible, a été créé par saint Augustin. Selon lui, tous les humains, descendants du premier couple fautif, naissent imprégnés du péché originel que seul le baptême peut effacer ! Le mythe de l’Incarnation et de la Rédemption, mis au point par l’évêque Anselme de Cantorbéry au XIIe siècle, part du principe que la faute originelle a produit envers Dieu une offense infinie qu’aucun humain ne peut réparer ; seul le Fils de Dieu lui-même, envoyé sur terre par son Père et s’incarnant, a pu l’expier par ses souffrances et sa mort sur la croix ! Le mythe du Dieu-Trinité vient d’une lecture fondamentaliste des évangiles, où le personnage de Jésus est grandement magnifié et la figure de l’Esprit personnalisée. Le mythe de la supériorité de la religion chrétienne s’est imposé quand le christianisme est devenu religion d’État de l’Empire romain et a donné naissance à la chrétienté. Tous ces mythes étaient la base de l’enseignement de notre petit catéchisme par demande et réponse, et maintes de leurs affirmations sont reprises dans le Catéchisme officiel de l’Église catholique (1992).
Intitulée La religion chrétienne dans la modernité, la troisième partie ne peut que constater son effondrement : sa doctrine officielle, son organisation hiérarchique et cléricale, sa morale intransigeante et culpabilisante, son obsession sur les conduites sexuelles, n’ont plus de crédit auprès des populations, du moins en Occident, éveillées à l’esprit critique et s’autogérant librement selon leur conscience responsable. Elles se sont évadées des contraintes indues qui pesaient sur elles, et se sont « mises à leur compte » sous la lumière de leur raison. La revendication de l’Église catholique d’être la véritable religion aux yeux de Dieu frise le ridicule dans notre monde actuel, où s’étale la diversité des religions, des philosophies et des traditions spirituelles.
De nouveaux récits pour une nouvelle humanité, en quatrième partie, mettent en relief les propositions dans lesquelles nos contemporains peuvent désormais puiser sens pour inventer leur existence sur le plan personnel, mais aussi social et politique à l’échelle planétaire. Puisque notre façon humaine de penser le monde et la vie humaine a profondément changé, Bruno Mori refuse de raccommoder le vieux religieux et il opte délibérément pour faire du neuf. Dans une humanité capable de s’autogérer, il s’agit pour lui d’inventer des sagesses qui stimulent intérieurement les humains à s’humaniser, de promouvoir des débats rigoureux entre eux en vue de trouver les voies les meilleures pour sauver notre planète, de lutter contre les inégalités entre les hommes et d’instaurer entre eux justice et fraternité.
Dans une humanité capable de s’autogérer, il s’agit d’inventer des sagesses qui stimulent intérieurement les humains à s’humaniser
La cinquième partie, Remplacer la religion par la « Voie », est un appel à substituer à la religion chrétienne théiste [1] moribonde ce que les premiers chrétiens appelaient « la Voie », c’est-à-dire la manière de vivre de Jésus de Nazareth, non pour la copier servilement – ce serait une impasse – mais pour inventer une façon d’exister qui s’inspire de l’esprit qui l’animait. La vraie fidélité n’est pas répétitive, mais créative. Bruno Mori dresse en trente pages un portrait saisissant de l’homme de Nazareth, dépouillé des titres pompeux dont on l’a affublé et de son statut d’homme divin qu’on lui a conféré solennellement et définitivement dans les conciles des IVe et Ve siècles. Jésus redevient ce qu’il était en son temps : le croyant laïc, ni prêtre ni théologien patenté, qui se lève pour dénoncer les perversions religieuses du judaïsme de son époque ; le maître d’humanité qui a consacré sa vie à redonner confiance et dignité aux marginalisés, aux rejetés, aux découragés, aux accablés par toutes sortes de souffrances et de handicaps ; l’homme universel qui ne fait pas de distinction entre les hommes, tous égaux à ses yeux, tous objet de respect et d’amour, tous conviés à vivre en frères ; le spirituel et l’homme de Dieu pour qui, non seulement les deux commandements sont égaux – l’amour désintéressé du prochain et l’amour de Dieu invisible – mais pour qui l’amour véritable de son prochain est le critère déterminant de l’amour de Dieu et le vrai « culte » en esprit et vérité.
Substituer à la religion chrétienne moribonde ce que les premiers chrétiens appelaient « la Voie », c’est-à-dire la manière de vivre de Jésus de Nazareth, pour inventer une façon d’exister qui s’inspire de l’esprit qui l’animait
La sixième et dernière partie, au-delà de la religion, dévoile davantage les transformations radicales auxquelles sont appelées, sans exception, les religions actuelles afin d’être inspiratrices de sens pour les humains d’aujourd’hui et de demain. Elles doivent devenir des humanismes au sens le plus profond du terme, des voies spirituelles qui éveillent et accompagnent les humains dans la construction de leur humanité et dans leur participation à l’édification d’une société juste et fraternelle. Il leur faut revenir à leurs sources et y recueillir les inspirations essentielles. En ce qui concerne le christianisme, son avenir consiste à se métamorphoser en un humanisme actif et attrayant, qui s’alimente aux enseignements et à la pratique libératrice du Nazaréen et s’incarne dans l’épaisseur de la vie profane et laïque pour lui donner sa fécondité. C’est là et nulle part ailleurs que se joue la valeur des existences humaines. Il est alors possible de continuer de se référer à Dieu, non plus le Dieu théiste, mais le Dieu « maintenant perçu comme Mystère et Source ultime de la Réalité, comme la dimension la plus profonde du Cosmos, comme le Cœur qui le fait battre, comme l’Esprit et l’Âme qui le maintiennent vivant, comme l’Énergie “amoureuse” de Fond qui le génère et le supporte ; comme l’Attraction qui remplit tout, qui entraîne tout, qui relie tout afin d’élaborer l’immense architecture cosmique toujours en marche vers plus de complexité » (p. 248). Finie l’identification du christianisme avec les doctrines dogmatiques qu’il faut apprendre, finie sa confusion avec les mises en scène des liturgies religieuses éthérées, présidées par les prêtres et les pontifes en tenue d’apparat, auxquelles assiste passivement le peuple chrétien, finies ses prétentions de régenter la pensée et les conduites du monde sécurisé.
L’avenir du christianisme consiste à se métamorphoser en un humanisme actif et attrayant, qui s’alimente aux enseignements et à la pratique libératrice du Nazaréen et s’incarne dans l’épaisseur de la vie profane et laïque pour lui donner sa fécondité.
S’agit-il d’un beau rêve, alors que le christianisme est installé depuis des siècles et des siècles et que l’Église catholique a toujours pignon sur rue en dépit de son abandon par nombre de chrétiens ? On pourrait le penser, dans la mesure où les pousses nouvelles d’un christianisme mutant ne s’imposent pas ostensiblement comme le font les ruines imposantes du christianisme agonisant. Elles existent pourtant. Impossible ici de rendre compte des initiatives de penseurs dont la démarche existe au grand jour, mais surtout de ce qui se vit souterrainement dans les consciences et dans les relations de vraie fraternité, de ce qui s’écrit dans des carnets intimes ou des livres publiés et se partage discrètement entre amis et en petites communautés. Ce réseau tissé de personnes et de groupes, inconnus souvent les uns des autres et ignorés consciemment par les médias catholiques, réseau où la parole circule à bas bruit et où sa mise en pratique se vit à l’abri des médias, n’est pourtant pas le moindre des hommages rendus au Nazaréen.
Les pousses nouvelles d’un christianisme mutant ne s’imposent pas ostensiblement comme le font les ruines imposantes du christianisme agonisant. Elles existent pourtant.
Bruno Mori conclut son livre par un espoir : « Je suis convaincu que le christianisme aura (peut-être) une chance de survivre dans le futur, mais seulement à une condition : s’il est capable de retrouver la source originelle de laquelle il a coulé et que la religion a colmatée, et de se mettre exclusivement à la suite de l’homme de Nazareth, en le libérant de l’emprise d’une religion qui l’a séquestré pour le transformer en un chimérique Christ-Fils de Dieu. » (p. 255) Les choses sont dites sans détour. Elles pourront étonner voire déconcerter certains, mais, compte tenu de l’évolution de la manière dont la majorité des humains, du moins en Occident, pensent le monde et se pensent eux-mêmes, le diagnostic et la voie à suivre tracés par Bruno Mori ne nous invitent-ils pas à un travail exigeant et sans a priori, de lucidité et de création, en vue de trouver une manière moderne d’être chrétien ?
Note :
[1] Le Dieu théiste est celui qui a créé le monde et tout ce qui existe, dont l’homme, celui qui conduit l’histoire humaine et les destins individuels leur attribuant à chacun une vocation, celui qui rétribue le bien et punit le mal, celui qui peut, grâce à sa puissance, opérer des miracles dans l’univers et dans la vie des individus, celui qui a parlé pour se faire connaître et pour révéler aux hommes comment se comporter en humains.
Cet article a été publié dans Golias Hebdo n° 689
Heureux les doux
Matthieu 5, 5
Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage.
C’est une bonne nouvelle d’être témoin de la relation tout à fait inouïe de Jésus avec son Dieu et avec tous les existants. Tout se passe comme si, graduellement, c’était le foyer de conscience ou d’intériorité divine et humaine qui tendait à prendre l’initiative des arrangements de la puissance humaine.
« On pourrait dire que tout être (tout corpuscule) se présente symboliquement à notre expérience comme une ellipse tracée sur deux foyers d’inégale « puissance » : un foyer d’arrangement matériel (ou de complexité), F1 ; et un foyer de conscience (ou d’intériorité), F2.
Au cours de la Prévie (Vie pré-humaine), l’activité de F2 est pratiquement nulle (domaine du Hasard). Puis, graduellement, elle s’élève au fil de la Vie, – jusqu’au « Pas de la Réflexion », où l’équilibre se renverse. À partir de l’Homme, c’est F2 qui tend à prendre l’initiative des arrangements faisant monter la puissance de F1 (rebondissement de l’Évolution par invention réfléchie) ; en même temps qu’il devient de plus en plus sensible (jusqu’à se renverser sur lui) à l’attrait toujours croissant et finalement exclusif d’Oméga.
Ce qui revient à dire que tout se passe, au cours de l’enroulement cosmique, comme si, graduellement, c’était la super-structure (psychique), au lieu de l’infra-structure (physique) qui devient la portion consistante des particules vitalisées. » (Theilhard de Chardin – La Place de l’Homme dans la Nature – Paris, 4 août 1949)
En serions-nous à devoir prendre le chemin du « Dès lors, moi, j’estime qu’il ne faut pas tracasser ceux qui, venant des nations, se tournent vers Dieu . . . de ne pas faire peser sur vous d’autres obligations » (Ac 15, 19.28b) que la proposition suivante : « Si le pôle de convergence psychique vers lequel gravite, en s’arrangeant, la Matière n’était rien d’autre, ni rien de plus que le groupement totalisé, impersonnel et réversible, de tous les grains de Pensée cosmiques momentanément réfléchis les uns sur les autres, – alors l’enroulement sur soi du Monde se déferait (par dégoût de lui-même) dans la mesure même où l’Évolution, en progressant, prendrait plus claire conscience de l’impasse où elle aboutit. Sous peine d’être impuissant à former clef de voûte pour la Noosphère, « Oméga » ne peut être conçu que comme le point de rencontre entre l’Univers parvenu à limite de centration et un autre Centre encore plus profond, – Centre self-subsistant et Principe absolument ultime, celui-là, d’irréversibilité et de personnalisation : le seul véritable Oméga . . . »
Et c’est en ce point, si je ne m’abuse, que la Science de l’Évolution (pour que l’Évolution se montre capable de fonctionner en milieu hominisé) s’insère le problème de Dieu, – Moteur, Collecteur et Consolidateur, en avant, de l’Évolution. (Teilhard de Chardin – Paris, 4 août 1949).
En sommes-nous à prendre ce chemin ?