Par Gilles Castelnau
L’évêque John Spong s’est toujours efforcé de s’adresser aux fidèles de son diocèse de Newark (près de New York) ainsi qu’à ses prêtres, pour les aider à développer une relation avec Dieu vivante et intelligente.
Conscient de la diminution de la foi aux États-Unis et dans le monde, il a toujours voulu recentrer leur spiritualité sur le cœur du message chrétien en écartant les dogmes obsolètes de l’Église ainsi que les fausses interprétations de la Bible.
Il était conscient de l’incompréhension de nos contemporains des affirmations doctrinales de l’Église devenues aujourd’hui non crédibles comme la mort sacrificielle de Jésus-Christ, sa résurrection physique et son tombeau vide, ses titres de Fils de Dieu, de deuxième Personne de la Trinité etc. Plus il lisait la Bible et moins celles-ci lui paraissaient fondées.
D’ailleurs, plus il lisait la Bible – et ses compétences de bibliste sont remarquables – plus il découvrait qu’une lecture littéraliste et fondamentaliste était étrangère à l’esprit qui animait ses auteurs.
Pour faire connaître ces idées, il écrivait régulièrement ses lettres pastorales, publiait des livres importants, et a fait de nombreuses conférences dans les pays anglophones et plusieurs même à Paris, notamment à la paroisse de l’Oratoire du Louvre.
Le sous-titre de ce livre était en anglais « lire la Bible avec des yeux juifs et libérer Jésus de 2000 années d’incompréhension ». Son idée fondamentale s’enracine dans les travaux de l’éminent exégète anglais Michael D. Goulder professeur à l’université de Birmingham. Celui-ci invite à fonder toute lecture du Nouveau Testament sur la remarque que ses auteurs étaient tous juifs (sauf sans doute Luc) et que jamais les juifs n’avaient eu l’idée de donner une interprétation de vérité historique à leurs textes et à la lecture qu’ils en faisaient. Il est évident que les récits juifs ont toujours pour but et pour objet de transmettre en un langage concret et imagé un message théologique et spirituel abstrait.
En prenant conscience des passages bibliques médités lors des grandes fêtes juives que sont Pessah (la Pâque), Chavouot (Pentecôte), Roch Hachana (le Nouvel An), Spong est frappé du fait qu’ils lui semblent correspondre exactement aux récits de l’Évangile de Marc (et à sa suite de Matthieu et de Luc). Et que ceux-ci correspondent bien davantage à la pensée hébraïque qu’à l’interprétation hellénistique qu’en ont donnée dans les siècles suivants les Pères byzantins de l’Église .
Dans cet important livre, il nous conduit pas à pas à la découverte qu’il nous fait ainsi partager avec une précision et une clarté passionnantes.
Le lecteur non spécialiste se contentera sans doute de survoler l’ensemble de ces démonstrations sans en retenir les détails. Mais ce faisant, en libérant les évangiles de l’interprétation littéraliste et faussement historique que la pensée grecque et latine leur a attribuée, il se libérera lui-même de l’obligation insupportable de « croire » à des récits aberrants.
Voici quelques passages de ce livre éblouissant
Comprendre les questions que pose la Bible
(page 29)
Mon problème n’est plus de savoir si tel ou tel événement rapporté par la Bible s’est réellement passé ou pas. Je suis beaucoup plus intéressé à entrer au cœur de l’expérience qui se trouve derrière les descriptions formulées dans le texte biblique. Je ne pose plus les questions « Est-ce réellement arrivé ? » ou « Est-ce vrai ? » Je demande plutôt : « Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi cette image a-t-elle été choisie pour transmettre quel message ? ».
Les créateurs juifs de la tradition évangélique, je le comprends maintenant, ont enveloppé les œuvres et les paroles de Jésus de leur propre passé religieux. Lorsqu’ils durent faire face à ce qu’ils percevaient comme étant la présence de Dieu dans l’aujourd’hui de leur temps, ils se tournèrent vers les moments où dans leurs Écritures sacrées leurs prédécesseurs dans la foi étaient convaincus de s’être aussi trouvés réellement en présence de Dieu. C’est ainsi qu’ils écrivirent dans l’intemporalité d’expériences religieuses réelles. Les évangiles n’étaient donc pas des descriptions de ce qui s’était passé ou de ce que Jésus avait dit ou fait ; ils étaient des interprétations de qui Jésus était, fondées sur leur tradition ancienne et sacrée.
Les évangiles lus dans une perspective juive
Page 84
Lorsque les chrétiens en vinrent à croire que Jésus vivant n’était rien de moins que la nouvelle demeure de Dieu, et que Jésus lui-même était devenu le sacrifice ultime et final qui rendait définitivement inutile tout nouveau sacrifice dans le Temple, ils commencèrent à suggérer que Jésus avait remplacé le Temple. Cette notion prit de l’importance lorsque le Temple fut détruit en 70. C’est pourquoi l’idée que la lumière de Dieu était venue reposer en Jésus se développa dans la tradition. Tout cela fournit le contexte et l’origine du récit de la transfiguration, dans lequel ces éléments ont été habilement insérés. La nuée de Dieu, comme pour Moïse, descend sur Jésus. La Shekhina, lumière de Dieu, vient reposer sur lui. Il est métamorphosé, ses vêtements resplendissent, et soudain la fête juive de la Dédicace acquiert une dimension chrétienne. Il ne s’agit pas d’un récit littéral concernant une histoire littéralement vécue par Jésus. Il s’agit d’une habile tentative midrashique et homilétique d’interpréter la puissance de Jésus avec les symboles bien connus du judaïsme. C’est la raison pour laquelle Marc relate le récit de la transfiguration au moment la fête de la Dédicace. Matthieu et Luc ont non seulement conservé la désignation proposée par Marc, mais ils ont en fait développé les thèmes de Hanouka. Mais il est sûr que, si nous continuons à lire ce récit sans rien savoir de l’année liturgique juive qui a modelé l’architecture des récits des évangiles, nous ne prendrons jamais conscience de ces liens.
Page 88
Pendant les quelques dix jours qui séparent Roch Hachana de Yom Kippour, on lisait dans les synagogues des chapitres du Lévitique (Lv 11-15) traitant du pur et de l’impur selon les coutumes juives. Dans ce passage rattaché à Yom Kippour, Dieu enseigne Moïse à faire la distinction entre le profane et le sacré. Suivent les lois sur les aliments permis ou interdits. C’est là que se trouvent les impuretés de la femme qui accouche et celles liées aux lèpres ou aux écoulements du corps. C’est le grand prêtre Aaron qui devait accomplir l’expiation pour l’impureté du peuple d’Israël.
Que trouve-t-on maintenant dans Marc qui serait lu par les chrétiens le jour de Yom Kippour ? Dans ce qui reste du premier chapitre de Marc et dans le deuxième chapitre, on trouve des récits où Jésus est la source de tout pardon, et où la rémission est présentée comme une guérison : celle de la belle-mère de Pierre (Mc 1, 29-31), des possédés du démon (Mc l ,32-35), d’un paralytique (Mc 2, 1-12), la purification d’un lépreux (Mc l, 40-45). Dans chacun de ces récits, le miracle s’accomplit au moment où Jésus prononce la guérison du malade, du boiteux ou de l’impur. Nous voyons ensuite Jésus appelant Levi pour disciple, un collecteur d’impôt qui travaillait pour les gentils, impurs et haïs (Mc 2, 14). Et pour finir, Jésus est assis à table avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs (Mc 2, 15-17). Le message de Yom Kippour, l’acte de rédemption, est pratiqué par Jésus dans ces chapitres de Marc. Une fois encore, nous relevons la puissante connexion entre l’agencement de l’évangile de Marc et l’organisation générale de l’année liturgique juive.
[…]Cette analyse biblique révèle très clairement à mes yeux que la tradition évangélique, en plus d’être une relecture midrashique de l’histoire de Jésus fondée sur les écritures juives, est également organisée autour l’année liturgique juive sous l’influence de laquelle l’histoire chrétienne est née.Ceci signifie que l’évangile de Marc n’est ni une biographie ni une histoire, mais, bien plutôt une mémoire collective, éclairée et modelée par les écritures juives, et dont l’organisation est dictée par les pratiques cultuelles juives. Si nous arrivons à lire cet évangile avec les yeux d’un Juif, nous prenons alors conscience que nous n’avons pas dans ce récit beaucoup de ce que Jésus a pu dire et faire réellement, mais bien plutôt une chronique du retentissement de ce qu’il a dit et fait, que Marc nous communique par le biais de l’histoire sacrée des Juifs. Le contenu de cet évangile semble avoir d’abord existé comme un complément chrétien des enseignements de la synagogue, et comme une tentative chrétienne d’interpréter Jésus dans le cadre des grandes célébrations de l’année liturgique juive.
Épilogue : Entrer en présence de Dieu dans la Bible et en Jésus
Dans un monde tel que le nôtre, les naissances virginales, les ascensions cosmiques, les résurrections physiques et les gens qui peuvent marcher sur les eaux n’existent pas, et les affirmations selon lesquelles ils le font et ils l’ont fait sont de moins en moins crédibles pour tous.
J’ai tenté de suggérer la possibilité que les évangiles n’ont pas été rédigés comme des saynètes objectives, décrivant des choses qui se seraient littéralement passées dans l’histoire. Les évangiles représentent plutôt la tentative, effectuée par des Juifs, d’appréhender et d’interpréter l’expérience qu’ils avaient faite de Dieu dans leur rencontre avec Jésus de Nazareth. Cette expérience de Dieu fut si réelle et si puissante qu’elle leur fut incontournable, mais il était impossible de la restituer facilement dans le langage ordinaire des êtres humains. C’est ainsi que, quand les Juifs cherchèrent à rendre compte de cette expérience de Dieu, le contenu qui ressortait de la vie de ce Jésus résulta inévitablement non seulement de ce dont ils se souvenaient, mais aussi, et sans doute principalement, de ce dont les Écritures juives avaient rendu compte par le passé. Ces Écritures étaient lues comme des enseignements pendant les célébrations à la synagogue, au cours desquelles Jésus était prêché comme étant le Seigneur. C’est ainsi que ces Juifs en arrivèrent, de façon liturgique et homilétique, à habiller les expériences qu’ils avaient vécues avec Jésus de Nazareth, des expériences du Dieu très saint dont leur passé juif abondait. C’était là le plus vibrant hommage qu’ils pouvaient rendre à Jésus. C’était là le commentaire le plus approfondi qu’ils étaient en mesure d’écrire sur la vérité de ce qu’ils croyaient avoir rencontré en Jésus.
Ce à partir de quoi les évangiles ont été conçus fut de prendre la mesure de l’impact de Jésus sur la communauté des croyants, et d’utiliser le contenu du passé sacré de cette communauté afin de décrire la réalité de ce qu’ils étaient en train de vivre. Les évangiles n’ont donc pas été rédigés comme un livre d’histoire. Les Juifs qui ont créé les évangiles avaient conscience qu’il ne s’agissait pas là d’histoire, mais ils savaient également que leur expérience était véridique — non pas littéralement vraie, mais profondément véridique. Les évangiles sont des interprétations midrashiques de ce que représente Jésus, exprimées à la manière traditionnelle des Juifs. Ce qui est vraiment regrettable, c’est que les lecteurs postérieurs, des lecteurs occidentaux, n’eurent aucune idée de ce que cela signifiait et ont lu ces textes de façon littérale.
[…]Du fait que les premiers disciples de Jésus furent des Juifs, il était inévitable qu’ils réinterprètent leurs grandes fêtes juives habituelles de façon à ce que ce Jésus devienne le sujet de ces célébrations. Ils virent en Jésus un Moïse, un Josué, un Samuel, un David, un Salomon, un Élie et un Élisée ; et mieux encore, il était dans leur esprit plus grand que n’importe lequel d’entre eux pris séparément, et plus grand encore qu’eux tous réunis. Ces expériences sont extrêmement réelles, même si leur contenu n’est pas littéral.
[…]Je ne veux pas que, dans l’esprit des gens, le christianisme soit identifié seulement, ou même d’abord, à la politique religieuse étroite, et souvent mesquine, qui est menée par ceux qui ont pour but la sûreté au prix de la vérité. Je suis très gêné lorsque je vois que le mot « chrétien » est publiquement appliqué à cette négativité hostile, laquelle crée un climat dans lequel certaines voix religieuses vont jusqu’à encourager de fait l’assassinat dans des centres de planning familial. Je me sens offensé lorsque des homosexuels continuent à être agressés et pris pour boucs émissaires par des groupes de « chrétiens » qui cherchent à lever des fonds en exacerbant l’ignorance qui justifie ce préjugé. Je suis en colère quand des rassemblements exclusivement masculins d’ecclésiastiques revêtus de leurs plus beaux atours prononcent solennellement des jugements moraux, au nom d’une déité exclusivement masculine appelée « père », à propos de ce qu’une femme peut faire ou non avec son propre corps. J’en veux à tous ceux qui, au nom du Dieu des chrétiens, définissent une femme essentiellement à partir de ses fonctions reproductives. Je trouve affligeant que des paroles chrétiennes soient employées pour justifier et encourager la violence envers les pauvres et les faibles sous l’euphémisme d’une « réforme nécessaire de la protection sociale. »
[…]Si je suis conduit par mes recherches à m’éloigner des structures théologiques mourantes du passé chrétien, c’est parce que — et c’est là la plus profonde de toutes mes motivations — je suis convaincu qu’elles ne saisissent plus la vérité ultime de Dieu ni du Christ. C’est ainsi que je suis maintenant convaincu que je peux abandonner ces traditions moribondes sans abandonner le Dieu vivant. Et bien sûr, une fois le navire du Dieu que je vénère gratté de toutes les scories du passé s’accrochant à sa coque, nous pouvons contempler ce Dieu d’un point de vue bien plus convaincant. Ce n’est pas moi qui crée les peurs et les insécurités religieuses dont mes critiques me taxent. Je ne fais qu’exprimer celles qui sont partout autour de nous et, ce faisant, j’en fais prendre conscience. Nier la réalité n’est jamais un chemin vers Dieu. Je serais impuissant à détruire un système religieux qui ne serait pas déjà déliquescent. Cette puissance ne m’appartient pas, quoi qu’en puissent dire les voix apeurées de la droite
Source : http://protestantsdanslaville.org/john-s-spong/js160.htm
Le récit d’Emmaüs à la lumière de la tradition rabbinique (Luc 24) – Michel REMAUD – ISBN : 978-2-87299-407-6 ——- “C’est sur la route d’Emmaüs qu’est inaugurée, le jour même de la résurrection, la lecture chrétienne des Écritures. Profondément enracinée dans la culture du peuple dont Jésus est issu, elle fait appel aux méthodes de lecture traditionnelles du judaïsme : la mise en relation des l’Écritures avec elle-même et avec l’événement. Elle est aussi la matrice de toutes les lectures qui seront faites quand l’Évangile sera prêché “à toutes les nations” et rencontrera d’autres cultures que celle de ses origines. ———————————————————————————
Par cette approche originale, cet ouvrage renouvelle profondément la signification de ce texte fondateur.
Michel Remaud (1940-2021) était un des plus grands spécialistes de l’influence de l’exégèse rabbinique sur le Nouveau Testament. Il a notamment publié chez Lessius : La vocation de la Terre Sainte (avec D. Meyer et T. Obrou, 2014) et Évangile et tradition rabbinique (préf. A.-M. Pelletier, 2018) ISBN : 978-2-87299-341-3 ——– Michel Remaud, f.m.i., a enseigné à l’Institut Ratisbonne, puis à l’Institut Albert Decourtray (Institut chrétien d’études juives et de littérature hébraïque) à Jérusalem.