Par Xavier Renard
En quoi le pouvoir est-il violent ? On peut parler ici des gens de pouvoirs, grands et petits, de ceux qui possèdent et dirigent sans contre-pouvoir, de ceux qui ont l’accès aux richesses, sans partage. La quête de pouvoir induit une force oppressante sur la société, développant une concurrence généralisée, orientée vers l’appât du gain, vers une économie débridée et une éthique bafouée par des objectifs de rentabilité. Le temps est érigé en valeur de référence et compté pour dominer. Tout cela est source d’injustices, de dépendance, d’oppression, et constitue une grande source de violence. Et cette violence, à l’échelle d’une société, exclut, crée des tensions telles que les liens se délitent, l’individualisme progresse, la fraternité dégringole, les hommes se brûlent (burn-out), on ne se supporte plus…
En réaction à ce fléau, l’Abbé Pierre, engagé en faveur des sans-abri et des exclus de la société, proposa en 1949 à un homme désespéré de venir l’aider à en aider d’autres… Cette rencontre inattendue a donné naissance à la première communauté Emmaüs. La maison en ruine achetée par l’Abbé avec sa solde de député, à Neuillly-Plaisance, devint un lieu d’accueil communautaire, les activités de biffe et de chine apportant les moyens de subsistance nécessaires. Suite à l’appel tragique lancé sur Radio Luxembourg en février 1954 et à l’insurrection de la bonté qui l’a suivi, l’Abbé Pierre n’avait pas imaginé l’ampleur que prendrait le mouvement Emmaüs en offrant des réponses aux difficultés de logement et à l’exclusion.
Aujourd’hui, le modèle communautaire d’Emmaüs hérite de 70 ans d’histoire. Les valeurs fondatrices portées par l’Abbé Pierre ont traversé des décennies et ont permis aux communautés de conserver leur autonomie. L’accueil, le travail et le service au plus souffrant structurent le quotidien de plus de 7500 compagnes et compagnons aujourd’hui en France. Car l’une des forces de la communauté réside dans cette nécessité de vivre de son propre travail, sans recourir à des subventions extérieures. La structure se mobilise pour trouver les ressources nécessaires pour nourrir le groupe, chauffer les logements, remplir les réservoirs des camions de ramassages et accéder aux denrées essentielles dans un confort minimum. Les compagnes et des compagnons habitent un lieu de vie communautaire et sont accueillis pour une durée non définie. Ils ne se sont pas choisis, mais ont trouvé à Emmaüs un point d’appui, un lieu de tranquillité, un espace protecteur, de reconnaissance, de reconstruction pour un jour ou plusieurs décennies.
À cette rencontre originelle emblématique de l’Abbé et du premier compagnon, nourrie de la compassion, s’est ajoutée une autre dimension. Celle de la « rencontre d’hommes, ayant pris conscience de leur situation privilégiée et de leurs responsabilités sociales devant l’injustice, et d’hommes qui ne possédaient plus de raison de vivre, les uns et les autres décidant d’unir leurs volontés et leurs actes pour s’entraider et secourir ceux qui souffrent, dans la conviction que c’est en devenant sauveur des autres que l’on se sauve soi-même » (extrait du Manifeste Universel du Mouvement Emmaüs).
Car des bénévoles et des salariés viennent se joindre aux compagnes et compagnons, créant ainsi une grande diversité d’acteurs, dans une activité quotidienne de travail autour de la récupération. Cette vie associative structurée, riche de rencontres improbables, inattendues, vécue chaque jour dans un « faire ensemble », et non un « faire pour », permet à des hommes et des femmes d’œuvrer dans un élan commun et sans but lucratif.
Ce contexte de travail, tourné vers des actions de solidarité, crée des liens au-delà des sentiments, qui se transforment irrévocablement en une forme de fraternité. Chacun doit pouvoir exprimer et faire valoir ses idées, disposer d’une place reconnue. Ainsi, malgré les difficultés, un enthousiasme et une émulation collective viennent créer une empathie partagée développant des liens fraternels, germes d’instants de bonheur.
C’est pourquoi l’accès à une égale dignité pour chacun est une quête permanente et une condition pour que s’installe une réelle fraternité associative. Car, avec de la dignité et un regard de compassion porté sur les souffrances environnantes, on peut s’épanouir et se passer de bien de choses superflues. L’Abbé disait : « L’amitié, c’est ce qui vient au cœur quand on fait ensemble des choses belles et difficiles. »
Source : Les Réseaux des Parvis n°107 « La fraternité associative »
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