Ordonner des hommes mariés : une solution déjà dépassée ?
Par René Poujol.
Où l’on découvre qu’il y a deux lectures possibles de l’attitude du pape François face à la crise des vocations : conservateur ou réellement visionnaire ?
Le vieillissement du clergé catholique, la chute vertigineuse des vocations – une centaine d’ordinations presbytérales par an – la perspective d’une quasi-désertification religieuse de la France rurale relancent, régulièrement, l’idée de pouvoir ordonner des hommes mariés voire d’ouvrir ce ministère aux femmes. Des propositions que l’on retrouve dans les différentes démarches synodales de l’heure, mais qui divisent profondément l’opinion catholique, car jugées par la hiérarchie « contraires à la tradition ». C’est dans ce contexte qu’il m’a été donné de « tomber » sur un article d’Ivan Illich, prêtre d’origine autrichienne, grand penseur critique de la société moderne, publié en 1967 dans la revue Esprit. Une réflexion qui renvoie dos à dos tenants et objecteurs de l’obligation du célibat sacerdotal. Mais tout autant tenants et objecteurs de l’ordination d’hommes mariés. Pour esquisser d’autres réponses !
Le 3 novembre dernier, ouvrant à Lourdes les travaux de l’Assemblée plénière d’automne des évêques de France, le Président de la Cef, Mgr Eric de Moulins Beaufort déclarait à l’adresse de ses frères dans l’épiscopat : « La plus grande partie de nos travaux va être consacrée à la transformation de nos Églises particulières et de notre Église en France. Cette transformation est rendue nécessaire par le petit nombre des prêtres de nos diocèses et de manière générale des prêtres en France, car la baisse n’est pas moindre si l’on ajoute la Communauté Saint-Martin et les vocations religieuses ou monastiques, même dans le monde traditionaliste. » Un diagnostic qui a dû faire grincer quelques dents parmi ceux qui voient précisément dans certaines de ces communautés « riches en vocations » presbytérales la planche de salut qui permettra à l’Église de poursuivre sa route sans réelle remise en question.
Prier pour les vocations ou s’interroger sur d’autres réponses à la crise ?
Dans son discours d’ouverture, l’archevêque de Reims poursuivait : « Il nous faut trouver les moyens d’une vie ecclésiale forte, missionnaire, rayonnante, dans la ligne de l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium, grand texte de notre pape François, avec peu de prêtres et peu de religieux et de religieuses ou de personnes consacrées, avec des générations de laïcs engagés qui s’épuisent et d’autres qui sont moins nombreuses et très différentes, d’une ferveur et d’une générosité qui souvent nous édifient. »
Cela fait des lustres que les prières pour les vocations semblent ne guère ébranler le Ciel. Ce qui, en 2009, faisait dire à Mgr Albert Rouet alors archevêque de Poitiers [1] : « On a éperdument prié pour les vocations et Dieu semble nous indiquer d’autres pistes, ouvrir d’autres portes. (…) Dieu nous donne les moyens de la pastorale d’aujourd’hui. » [2] Quels moyens, quelles portes ? Rendre facultatif le célibat sacerdotal, ordonner des hommes mariés, ouvrir aux femmes le sacerdoce ministériel ?
Élargir l’accès au sacerdoce ministériel ?
Si à ce jour le magistère de l’Église catholique a tenu ferme sur le statu quo, ce sont là des propositions récurrentes à tous les synodes qu’ils soient diocésains (même si Rome interdit qu’on débatte d’une question qui est du seul ressort de l’Église hiérarchique universelle), locaux tels l’actuel synode allemand ou celui sur l’Amazonie de 2019 convoqué par le pape François, ou comme le Synode sur la synodalité qui entre, ces prochains mois, dans sa phase continentale avant les sessions romaines conclusives des automnes 2023 puis 2024 pour des décisions qui pourraient intervenir en 2025. On sait que la question de l’accès des femmes au sacerdoce ministériel a été jugée « fermée pour toujours » par le pape Jean-Paul II ; que l’obligation du célibat sacerdotal reste une règle de discipline ecclésiastique que le pape François a dit ne pas vouloir abolir et que la perspective d’ordonner des viri probati (hommes d’âge mûr ayant fait leurs preuves) n’a pas été retenu par le même au terme du synode sur l’Amazonie dont les participants en avaient pourtant voté le principe…
Lorsqu’Illitch « prophétise » la disparition des curés et des paroisses…
C’est ici qu’il est intéressant de relire ce texte du philosophe Ivan Illich (1926-2002), penseur de l’écologie politique, grand pourfendeur de la modernité technicienne auquel se réfèrent aujourd’hui volontiers les jeunes générations de militants chrétiens. Il est essentiel de souligner qu’il fut publié en 1967, donc deux ans seulement après la clôture du Concile Vatican II, dans la revue française Esprit fondée par Emmanuel Mounier. Et que ce texte était en gestation depuis des années.
Que dit Illich ? Que ce Concile, qui nourrit les espérances de beaucoup en un nouveau Printemps de l’Église, s’inscrit en réalité dans le prolongement institutionnel centralisateur de la réforme grégorienne du XIe siècle. « L’Église romaine qui se veut le signe de la présence du Christ dans le monde est devenue la plus grande administration non gouvernementale du monde. (…) Certains catholiques y voient un motif de fierté. D’autres s’aperçoivent que la complexité croissante de son administration menace sa vitalité et sa capacité de révéler Dieu aux hommes. » Pour lui : « Une direction centrale menace les initiatives novatrices et spontanées des Églises locales. » Et la crise que traverse (déjà) l’Église provient « d’un état clérical qui a absorbé la fonction ministérielle de l’Église.» Commentant à sa manière, provocatrice, l’angoisse évoquée plus haut face à la baisse des vocations, il écrit : « On nous demande de prier Dieu pour qu’il envoie plus d’employés dans les bureaux et qu’il inspire aux fidèles le désir de payer la note. »
L’exode massif du clergé auquel il assiste dans ces années d’après Concile lui donne à penser que l’Église de demain naîtra de la raréfaction du clergé. La diaconie remplacera la paroisse comme unité de base institutionnelle de l’Église. Un laïc adulte présidera la communauté chrétienne dont il est issu. « Je prévois la rencontre personnelle de familles autour d’un autel. Ce sera la célébration qui sanctifiera la salle à manger plutôt que les bâtiments consacrés qui sanctifieront la célébration. » Et Illich de plaider pour des « laïcs-prêtres » c’est-à-dire des baptisés non-clercs qui se verraient confier par l’évêque et sous sa responsabilité un ministère sacramentel, à temps partiel ou de manière temporaire pour tenir compte de leur disponibilité au service de la communauté. Les prêtres célibataires seraient au service de cette dynamique ecclésiale nouvelle.
Revaloriser plutôt le sacerdoce commun des baptisés
Illich, anticipant nos débats de l’heure, écrit encore dans ce texte : « Il faut se consoler : l’exode massif du clergé s’arrêtera avec la disparition du système clérical actuel. [3] Dans l’intervalle, l’ordination au sacerdoce d’hommes déjà mariés serait une erreur regrettable. La confusion qui en résulterait ne pourrait que différer les réformes radicales nécessaires. » Bref voilà une perspective de réforme perçue comme « progressiste » par certains (si ce qualificatif peut ici avoir un sens) reléguée par notre penseur au rang de palliatif ayant pour seul objet – et pour effet délétère – de maintenir un système à bout de souffle. Pour lui l’avenir ne serait pas à l’élargissement de l’accès à la prêtrise [4], mais à la revalorisation du sacerdoce commun des baptisés jusqu’à l’intégration de fonctions sacramentelles.
S’il est intéressant de souligner que cette réflexion remonte aux années soixante, l’honnêteté oblige à reconnaître qu’elle a été depuis formulée, contre les tenants de positions soit conservatrices soit novatrices, par certains évêques de France dont Mgr Rouet cité plus haut. Avec aujourd’hui cette question quelque peu inattendue : les réticences du pape François à faire accéder au sacerdoce des viri probati procèdent-elles du choix de maintenir une forme de monopole aux seuls clercs célibataires et de ne pas faire bouger les lignes ou de l’intuition que c’est en élargissant le rôle des laïcs au service de la communauté que l’on sortira durablement de la crise par le haut ? Bref : François conservateur ou réellement visionnaire ? Une manière de lire avec un autre regard cette phrase, a priori banale, du Document pour l’étape continentale du synode sur la synodalité (DEC) : «Parmi les fruits de l’expérience synodale, plusieurs synthèses mettent en évidence le renforcement du sentiment d’appartenance à l’Église et la prise de conscience, sur le plan pratique, que l’Église ne se réduit pas aux prêtres et aux évêques. »
Notes :
[1] Albert Rouet, J’aimerais vous dire. Entretiens avec Dennis Girra. Bayard 2009, 346 p. [2] p.109 [3] Il parle de disparition du système clérical, pas de disparition des prêtres. Toute sa réflexion consistant à dissocier : statut clérical, célibat et statut de l’ordre. [4] Il faut noter que dans ce texte Illich ne fait jamais allusion à la question de l’accès des femmes aux ministères ordonnés.(PS. Merci à mes amis Yann Vagneux et Jean-Louis Schlegel de m’avoir mis sur la piste de cet article d’Illich.)
Source : https://www.renepoujol.fr/ordonner-des-hommes-maries-une-solution-deja-depassee/#comments