Lesbos : le cri du Pape contre l’indifférence, signe d’un « naufrage de civilisation »
Par Cyprien Viet– Cité du Vatican
De retour sur l’île grecque de Lesbos après sa première visite du 16 avril 2016, le Pape François a lancé, ce dimanche 5 décembre 2021, un ferme appel à la solidarité avec les migrants et réfugiés.
Arrivé au Centre de réception et d’identification de Mytilène vers 9 h 30, le Pape François a tout d’abord longuement déambulé à la rencontre des migrants, prenant notamment le temps de saluer les femmes et les enfants. De nombreux migrants musulmans, venus d’Afghanistan, lui ont exprimé un profond respect. François a été accueilli sous la tente au rythme d’une chorale d’Africains francophones, chantant « rendez grâce au Seigneur, car il est bon », sous les applaudissements des personnalités présentes, y compris la présidente grecque.
Dans son allocution d’accueil, la présidente Ekaterina Sakellaropoulou a mis en avant les progrès revendiqués par l’État grec dans l’accueil des migrants et réfugiés, par rapport à la précédente visite du Pape à Lesbos en 2016, et elle a remercié le Pape pour son soutien aux plus pauvres et aux personnes persécutées.
L’archevêque catholique du diocèse de Naxos, qui compte l’île de Lesbos sous sa juridiction, a souligné « l’humanité et l’ouverture d’esprit des habitants vis-à-vis des réfugiés ». « Votre parole fortifie les Bons Samaritains de ces îles », des orthodoxes et des catholiques qui apportent leur soutien aux migrants et réfugiés, notamment avec les structures de la Caritas, a expliqué Mgr Printezis au Pape François.
Une communauté catholique dynamisée par les migrants
Un homme venu de République démocratique du Congo, Christian, âgé d’une trentaine d’années, a témoigné en français de son parcours depuis son arrivée en Grèce en novembre 2020. Il a dit sa peine de ne pas avoir de nouvelles de sa femme et de l’un de ses enfants, mais a souligné « l’humanisme » de la population et des autorités grecques, et l’aide de la paroisse « qui m’a porté et chéri comme un enfant, et dans laquelle je prie le Seigneur notre Dieu ». « Comme réfugié, je suis un pèlerin, demandeur d’asile à la recherche d’un lieu et d’un abri sûr, de paix, de la survie de ma famille et de l’éducation de mes deux enfants, suite à la persécution et menace de mort dans mon pays d’origine », a-t-il confié, en remerciant le Pape pour son fidèle soutien.
Len Meachim, un homme faisant partie de la communauté catholique locale de Lesbos, s’est ensuite exprimé en anglais, revenant sur l’expérience de la « main tendue » aux migrants, parmi lesquels des familles chrétiennes qui « ont apporté un regain de vie dans notre communauté ». Ils ont « enrichi notre communauté par leur joie, leur enthousiasme », s’est-il réjoui, en exprimant aussi sa reconnaissance pour le soutien financier dont cette petite communauté catholique a bénéficié pour relever ce défi.
« Nos amis finissent par nous quitter, et par quitter cette île, en continuant leur voyage. Mon espoir profond est qu’une main d’amitié leur soit tendue, et les soutienne lorsqu’ils atteignent leur destination finale, leur terre promise. Mon expérience personnelle m’amène à une ferme conviction : la conviction qu’ils ont autant à nous offrir que nous avons à leur offrir », a expliqué Len Meachim.
La supplication du Pape contre l’indifférence
« Je suis là pour voir vos visages, pour vous regarder dans les yeux. Des yeux remplis de peur et d’attente, des yeux qui ont vu la violence et la pauvreté, des yeux embués par trop de larmes », a lancé le Pape au début de son discours [1], prononcé avec compassion mais aussi avec fermeté. Face à cette « crise humanitaire qui nous concerne tous », personne ne doit se complaire dans sa peur et détourner le regard.
Dans un monde marqué par de nombreuses crises, comme le changement climatique et la pandémie de Covid-19, le défi migratoire ne peut pas être esquivé, car « ce n’est qu’en étant réconcilié avec les plus faibles que l’avenir sera prospère. Parce que lorsque les pauvres sont rejetés, c’est la paix qui est rejetée. Le repli sur soi et les nationalismes – comme l’histoire nous l’enseigne – mènent à des conséquences désastreuses. L’avenir nous met de plus en plus en contact les uns avec les autres. Pour en faire un bien, ce sont les politiques de grande envergure qui sont utiles, et non les actions unilatérales », a averti François.
« En ce dimanche, je prie Dieu de nous réveiller de l’oubli de ceux qui souffrent, de nous secouer de l’individualisme qui exclut, de réveiller les cœurs sourds aux besoins des autres », a insisté François. « Luttons à la racine contre cette pensée dominante, cette pensée qui se concentre sur son propre moi, sur les égoïsmes personnels et nationaux, qui deviennent la mesure et le critère de toute chose » a exhorté le Pape, dans une allusion claire aux dérives populistes qui rythment la vie politique de nombreux pays, en Europe et au-delà, et qui séduisent de nombreux catholiques.
Une reconnaissance pour les efforts de la Grèce
Par rapport à sa précédente visite de 2016 à Lesbos, le Pape a relevé les efforts menés par les autorités locales et par la population pour « financer et construire des structures d’accueil dignes, et je remercie de tout cœur la population locale pour tout le bien accompli et les nombreux sacrifices consentis ».
Néanmoins, il a relevé avec gravité que de nombreux dirigeants européens ne sont pas à la hauteur du défi. « Il faut admettre avec amertume que ce pays, comme d’autres, est encore en difficulté, et que certains en Europe persistent à traiter le problème comme une affaire qui ne les concerne pas. Comme ces conditions sont indignes de l’homme ! Combien de hotspot où les migrants et les réfugiés vivent dans des conditions à la limite de l’acceptable, sans entrevoir de solutions ! Pourtant, ce respect des personnes et des droits humains, surtout dans le continent qui les promeut dans le monde, devrait toujours être sauvegardé, et la dignité de chacun passer avant tout ! Il est triste d’entendre proposer, comme solution, l’utilisation de fonds communs pour construire des murs, pour construire des fils barbelés », a-t-il tonné.
« Bien sûr, les peurs et les insécurités, les difficultés et les dangers sont compréhensibles, a-t-il reconnu. La fatigue et la frustration se font sentir, exacerbées par les crises économique et pandémique, mais ce n’est pas en élevant des barrières que l’on résout les problèmes et que l’on améliore la vie en commun. Au contraire, c’est en unissant nos forces pour prendre soin des autres, selon les possibilités réelles de chacun et dans le respect de la loi, en mettant toujours en avant la valeur irrépressible de la vie de tout homme, de toute femme, de toute personne », a martelé François, en reprenant les paroles d’Élie Wiesel lors de son discours d’acceptation du prix Nobel de la Paix, en décembre 1986 : « Lorsque des vies humaines sont en danger, lorsque la dignité humaine est en danger, les frontières nationales deviennent sans objet ».
Se concentrer sur la réalité
« Dans diverses sociétés, on oppose de façon idéologique sécurité et solidarité, local et universel, tradition et ouverture, a regretté François. Plutôt que de prendre parti pour des idées, il peut être utile de partir de la réalité : s’arrêter, étendre son regard, l’immerger dans les problèmes de la plus grande partie de l’humanité, de tant de populations victimes d’une urgence humanitaire qu’elles n’ont pas causé, mais seulement subie, souvent après de longues histoires d’exploitation qui durent encore. »
L’évêque de Rome a donc lancé cette question en forme d’avertissement. « Il est facile de mener l’opinion publique en diffusant la peur de l’autre ; pourquoi, au contraire, ne pas parler avec la même vigueur de l’exploitation des pauvres, des guerres oubliées et souvent largement financées, des accords économiques conclus aux dépens des populations, des manœuvres secrètes pour le trafic et le commerce des armes en provoquant leur prolifération ? »
« Il n’y a pas de réponses faciles aux problèmes complexes », a reconnu le Pape, invitant à « accompagner les processus de l’intérieur pour surmonter les ghettoïsations et de favoriser une intégration lente et indispensable, afin d’accueillir les cultures et les traditions des autres de manière fraternelle et responsable ».
La mer Méditerranée devenue un gigantesque cimetière
François a invité à regarder « le visage des enfants. Ayons le courage d’éprouver de la honte devant eux, qui sont innocents et représentent l’avenir. Ils interpellent nos consciences et nous interrogent : “Quel monde voulez-vous nous donner ?” »
« Ne fuyons pas trop vite les images crues de leurs petits corps gisants sur les plages. La Méditerranée, qui a uni pendant des millénaires des peuples différents et des terres éloignées, est en train de devenir un cimetière froid sans pierres tombales. Ce grand plan d’eau, berceau de tant de civilisations, est désormais comme un miroir de la mort. Ne permettons pas que la Mare Nostrum se transforme en une désolante mare mortuum, que ce lieu de rencontre devienne le théâtre de conflits ! Ne laissons pas cette “mer des souvenirs” devenir la “mer de l’oubli”. Je vous en prie, arrêtons ce naufrage de civilisation ! » a supplié l’évêque de Rome.
L’indifférence est une offense à Dieu
« C’est Dieu que l’on offense, en méprisant l’homme créé à son image, en le laissant à la merci des vagues, dans le clapotis de l’indifférence, parfois même justifié au nom de prétendues valeurs chrétiennes. La foi, au contraire, exige compassion et miséricorde », a martelé l’évêque de Rome. En citant l’encyclique Deus Caritas est de son prédécesseur Benoît XVI, le Pape François a répété que le programme chrétien requiert « un cœur qui voit ». Il a remercié le peuple grec pour son humanité et son hospitalité.
Avant de prononcer la prière de l’Angélus, le Pape a conclu son discours en invitant à confier ces personnes migrantes à l’intercession de Marie. « Combien de mères enceintes ont trouvé la mort dans la précipitation et en voyage alors qu’elles portaient la vie dans leur sein ! Que la Mère de Dieu nous aide à avoir un regard maternel, qui voit dans les hommes des enfants de Dieu, des sœurs et des frères à accueillir, à protéger, à promouvoir et à intégrer. Et à aimer tendrement. Que la Mère Toute Sainte nous apprenne à faire passer la réalité de l’homme avant les idées et les idéologies, et à nous hâter à la rencontre de ceux qui souffrent », a conclu le Saint-Père.
Note :
[1] Le texte intégral du discours est disponible dans sa version originale en italien, mais aussi dans sa traduction en français sur le site officiel du Vatican : https://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2021/december/documents/20211205-grecia-rifugiati.htmlSource :
https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2021-12/pape-francois-visite-lesbos-migrants-refugies.html