Par Gérard Bessière
Un fin connaisseur des évangiles et des premiers écrits du Ier siècle a écrit : « Les premiers chrétiens ont dit bien davantage sur Jésus que ce que Jésus a dit lui-même » [1]. Il leur fallait bien parler de lui avec les mots et les idées de leur époque et de leur pays. On peut en donner succinctement quelques exemples.
Lui-même ne s’était jamais présenté comme « Fils de Dieu » : ses disciples juifs lui ont donné cette appellation qui signifiait « l’envoyé de Dieu ». Plus tard, l’expression, colorée par la philosophie grecque, a pris une signification beaucoup plus forte : Jésus a été présenté comme le Fils unique de Dieu, de même nature que le Père, au cours des conciles du IVe siècle. Jésus entrevoyait-il toute cette théologie, quand il demandait à ses disciples : « Qui dites-vous que je suis ? » La question demeure ouverte.
On dit qu’il est mort pour nous racheter, en rançon pour nos péchés. Comme ces interprétations sont peu cohérentes avec le Dieu de miséricorde qu’annonçait Jésus en racontant la parabole de l’enfant prodigue !
Quelques passages des Écritures évoquaient un personnage persécuté, souffrant, qui portait les péchés de la multitude : ces versets permirent de penser que Jésus, crucifié, n’avait pas été abandonné par son Père, mais qu’en réalité, il couronnait ainsi sa mission, « conformément aux Écritures ».
On a répété durant des siècles que Jésus était la victime expiatoire et qu’il était mort pour sauver les hommes. Mais pourquoi est-il mort ? Parce que des hommes au pouvoir ont voulu le supprimer, parce qu’il gênait, parce qu’il ébranlait toute une société. Comment a-t-on oublié ce motif de sa condamnation ? A la messe on prononce encore « en nous souvenant de la mort et de la résurrection de Jésus » et on semble oublier sa vie, comme s’il n’était né que pour mourir !
On dira plus tard qu’il est le « Grand Prêtre » de la Nouvelle Alliance. Pourquoi le faire « Prêtre » et lui imposer un titre et une fonction religieuse ? Le Temple de Jérusalem avait été détruit en 70 et le sacerdoce avait dis paru. Jésus était désormais pour ses disciples l’accès à Dieu. En le désignant comme Prêtre, alors qu’il n’avait jamais prétendu l’être, on le faisait entrer dans les catégories de la pensée religieuse du temps. Mais n’était-ce pas une manière, subtile et inconsciente, de ne pas affronter sa nouveauté vertigineuse, en le rangeant dans le monde religieux habituel ?
Beaucoup de ces titres, de ces fonctions attribuées à Jésus dans le vocabulaire des cultures – juive, grecque, etc. – des premiers siècles de l’ère chrétienne, ne « parlent plus » à beaucoup de nos contemporains. Ces expressions ont conduit jadis les esprits et les cœurs vers Jésus, elles ont contribué à donner sens à la vie, et à la mort. Aujourd’hui, elles sont devenues inintelligibles, à moins d’être accompagnées de commentaires érudits.
Des cultures les ignorent : en Inde, en Chine, en Afrique, elles relèvent d’une langue et d’une pensée étrangères. Les théologiens de ces univers spirituels cherchent dans les traditions de leurs peuples comment dire Jésus. Des croyants asiatiques le considèrent comme le sage, la voie, l’avatar, le serviteur, le compatissant, le danseur, le pèlerin… [2]
Dans les cultures nouvelles qui s’élaborent en Occident, particulièrement parmi les jeunes générations, la transmission des formules du passé ne se fait guère, et ce constat trouble les parents et les grands-parents qui se mettent souvent, eux aussi, à s’interroger.
L’heure est à découvrir ou redécouvrir la source. Les évangiles sont déjà des ruisseaux en aval, grossis des affluents de l’expérience, des réflexions, des aspirations des disciples du Ier siècle. Ils colorent l’eau vive de l’origine et les méandres des poussées religieuses infléchissent, orientent, canalisent le torrent des débuts.
Est-ce à dire qu’en arrière des divers portraits du « Christ » que nous présentent Paul, Marc, Matthieu, Luc, Jean, Jésus demeure inaccessible ? Ce serait oublier que ces cinq prismes ont le même point focal lumineux. En étudiant les ressemblances et les différences entre ces textes, en les mettant en rapport avec les cultures et les pratiques du temps, de mieux en mieux connues, on aperçoit la silhouette de l’artisan de Nazareth, on accueille avec plus d’exactitude son message, ses initiatives, sa nouveauté. Il avait quitté son atelier, car il voulait construire pour son peuple, et finalement pour tous les hommes, une demeure enfin humaine, la demeure de Celui qu’il appelait familièrement « Père ».
Comment évoquer Jésus ? On n’aura jamais fini de faire chanter les langages pour désigner celui qui est à jamais le premier de cordée des ascensions humaines, le pionnier de la marche vers l’avenir divin de l’humanité.
Je voudrais qu’on le suive, qu’on le célèbre, qu’on l’aime, en respectant son ineffable secret.
Notes :
[1] Gerd Theissen ; La religion des premiers chrétiens, page 77.
[2] Exemples dans l’ouvrage de Michael Amaladoss, Jésus asiatique
Source : http://librepenseechretienne.over-blog.com/2021/09/qui-dites-vous-que-je-suis-gerard-bessiere.html (Extrait de « Jésus est à tout le monde » p. 123 à125. Édition les amis de Crespiat)