Par Régine et Guy Ringwald
Lors de sa visite au Chili en janvier 2018, le pape François arrivait dans un pays où l’Église catholique était discréditée à un point qu’il ne pouvait pas soupçonner : faible assistance, protestations, et surtout il s’est heurté à une double résistance : celle des laïcs d’Osorno qui refusaient l’évêque Barros et celle des victimes du prédateur sexuel Karadima, les deux protestations étant en symbiose du fait que Barros avait été un intime de Karadima. François a subi là une déconvenue qui a failli plomber son pontificat [1]. Après une enquête sur place de l’archevêque de Malte, Charles Scicluna assisté de Jordi Bertomeu, il avait dû reconnaître avoir « commis de graves erreurs », et écrire un diagnostic sans détour : « abus de conscience, abus de pouvoir et abus sexuels ».
Les victimes, traitées de calomniateurs, étaient invitées à Rome et l’évêque Barros remplacé. Les enquêteurs avaient ouvert la boite de Pandore : les accusations et plaintes ont afflué par centaines de tout le pays et le flot n’est pas tari. Ils avaient promis de ne pas les laisser sans réponse. Aujourd’hui, le constat est affligeant. Plusieurs organes de presse relatent une situation qui montre que l’épiscopat chilien étouffe l’affaire.
À la suite des événements de 2018, plusieurs évêques avaient été poursuivis par la justice. Parmi eux, les cardinaux Errazuruz et Ezzati, qui furent successivement archevêques de Santiago, accusés d’avoir couvert des abus sur mineurs, et notamment le sinistre Karadima, mais pas seulement. En novembre dernier, le site « El Mostrador » publiait une longue étude intitulée : Operatio Impunitatis : manœuvres visant à étouffer l’affaire pénale contre les cardinaux Ezzati et Errázuriz. Avec force détail.
Mais voici que le 15 janvier, le site swissinfo qui cite l’agence EFE fait état d’une situation d’impunité, 4 ans après la visite du pape. Elle émane des laïcs d’Osorno, et des victimes qui furent les dénonciateurs de Karadima, auxquels s’est joint un prêtre Eugenio de la Fuente, un ancien de la société de prêtres de Karadima, un de ceux qui s’en étaient séparés lorsque l’affaire avait éclaté publiquement en 2010, et avaient ensuite rencontré le pape François à Rome [2].
Eugenio de la Fuente a accompagné de nombreuses victimes d’abus portant leurs dénonciations jusqu’à Rome : « Cela m’a donné de l’espoir. Cependant, au milieu des années 2020, j’ai compris que le renouveau de l’Église chilienne était au point mort. Huit évêques ont été invités à démissionner, de nombreux autres sont restés. Le renouveau de l’Église chilienne n’a jamais connu aucune suite, c’est un fait objectif », a-t-il déclaré à EFE. Il dénonce le traitement appliqué par les dicastères romains aux cas qu’il a soutenus : négligence, protection des personnes occupant des postes élevés dans les congrégations. « Il est arrivé, dit-il, que les victimes soient une fois de plus trahies et que je ne puisse plus tenir ma promesse d’obéissance à l’institution ».
Pour Juan Carlos Claret qui fut le porte-parole de laïcs d’Osorno, la visite du pape François « a laissé moins de croyants qu’il n’y en avait avant son arrivée ». Selon lui rien n’a changé : « les cas d’abus ont eu un effet prépondérant en termes de communication, mais beaucoup moins en termes institutionnels. Ce qui a été fait jusqu’à présent, c’est mettre un peu plus d’ordre, mais les nœuds problématiques qui affectent à la fois l’occurrence des abus et leur dissimulation sont toujours là et cela n’a pas changé ». Il poursuit le décompte des dénonciations : plus de 300 cas en 2020. Son diagnostic est toujours aussi clair : « L’Église reste une institution dangereuse. Je ne dis pas que c’est le message qui est dangereux, mais la conception institutionnelle qu’ils se sont donnée pour atteindre leurs objectifs est très dangereuse pour les personnes vulnérables. Si vous voulez conjurer ces dangers, vous devez être capable de remettre en question les fondements mêmes de l’institution ».
José Andres Murillo, une des victimes de Karadima qui ont poursuivi l’action jusqu’au bout, dénonce, lui, la lenteur des enquêtes judiciaires : « Nous savons que l’Église est impliquée dans le lobbying, ce qui ne nous surprend pas, car cela a toujours été géré de cette manière, mais cela nous laisse un sentiment d’impunité d’une part, et d’autre part d’impuissance, d’indifférence et d’abandon des victimes », a déclaré Murillo. Il est nécessaire, a-t-il ajouté, que l’État établisse les conditions nécessaires pour enquêter et établir la vérité, à la recherche de la justice et de la réparation. »
Quant aux réparations justement, dans une communication récente, l’épiscopat a maintenu la nécessité de réparations, mais en précisant qu’elles ne pouvaient venir que des coupables. Cette position ne doit pas étonner : c’était celle qu’avaient exprimée les enquêteurs lors de leur seconde visite au Chili. Cela nous amène à remarquer que, dans ces affaires d’abus, tout en fait dépend de Rome : réparations, réformes de structure, lutte contre le cléricalisme, Rome, où les réalités ne sont pas très alignées sur les paroles de François.
Notes :
[1] voir les documents et articles publiés sur ce site, les chroniques publiées par Golias Hebdo, et le livre « La bataille d’Osorno » Ed. Temps Présent/Golias. [2] Eugenio de la Fuente a quitté le sacerdoce en 2021.Lire aussi l’article Rapport Sauvé : retour sur l’exemple du Chili, qui annonçait déjà un enlisement de la situation.