Remue-ménage dans l’Église d’Allemagne
Par Régine et Guy Ringwald
En un mois, l’Église catholique d’Allemagne aura pu mesurer l’état de catastrophe dans lequel elle se trouve. Le rapport attendu sur la pédophilie dans le diocèse de Munich révèle, au-delà des scandales désormais attendus, la part qu’en son temps y a prise Joseph Ratzinger. La manière dont l’ancien pape a joué l’esquive, puis a écrit une lettre dans laquelle ce qu’on perçoit, c’est qu’il n’a pas mesuré sa part de responsabilité, a révélé de plus les agissements pernicieux de son entourage.
Est arrivé ensuite, ou plutôt en même temps, une assemblée du chemin synodal : elle vote, à une majorité incontestable, sur tous les points à son programme, des demandes de réformes peut-être plus avancées encore que ce qu’on attendait, notamment sur le célibat des prêtres, l’ordination des femmes et l’homosexualité. Des textes qui vont directement à l’encontre des positions doctrinales que Rome voudrait figer et perpétuer. Ces décisions doivent encore être confirmées par l’Assemblée finale, et partiront à Rome… avec quelle destinée ? Le clan conservateur s’affirme et ne fait pas dans la nuance.
Pour compléter le tableau, et comme si les catholiques allemands avaient encore besoin de cela, revient en scène la crise qui agite l’archidiocèse de Cologne où le cardinal Woelki fait, le mercredi des Cendres, un vrai-faux retour dans la plus artistique des confusions.
Quand le rapport sur la pédophilie dans le diocèse de Munich [1] a été connu, il a produit l’effet que ces révélations font partout. Mais ce qui a été le plus durement ressenti, c’est que Joseph Ratzinger ait couvert plusieurs cas, ce qui éclabousse directement la fonction papale et pire encore, qu’il ait tenté de dissimuler qu’il avait participé à une réunion qui concernait un prêtre déjà condamné ailleurs et qu’on accueillait dans le diocèse de Munich. De toute part, des voix se sont élevées pour dire qu’il devait présenter des excuses. Le président de la conférence épiscopale, Georg Bätzing a exprimé comme un découragement dans une homélie prononcée le 21 janvier, il employait des mots très forts : il reconnait que « cette situation pèse lourdement sur nous tous… Beaucoup de gens me disent que je dois justifier d’appartenir encore à cette institution… Parfois j’ai moi-même honte d’avoir eu un tel passé ». Mentionnant Benoît XVI, il regrette les « comportements désastreux ». Pour lui, « l’heure est à la vérité, les dissimulations ont assez duré ».
Une lettre d’un autre âge
Pressé de toute part, le 7 février, Benoît XVI publie une lettre d’excuse dans laquelle il reconnait son erreur : « un oubli s’est produit concernant ma participation à la réunion… cette erreur qui s’est malheureusement vérifiée n’a pas été intentionnellement voulue », et un peu plus loin : « il s’est avéré profondément blessant que cet oubli ait été utilisé pour mettre en doute ma véracité, voire pour me qualifier de menteur ». Serait-il la victime ?
Cette lettre a été très mal perçue. L’organisation de victimes « Eckiger Tisch » voit dans ce texte une nouvelle manifestation de la relativisation de l’Église en la matière. Pour Richard Kick, porte-parole des victimes du diocèse de Munich, la lettre est « inqualifiable », peu empathique, l’ancien pape se préoccupant surtout de sa situation : les soutiens, les « amis » qui l’ont aidé, l’amitié de Jésus, le pardon espéré. La presse relève le ton très vague sur sa responsabilité personnelle : pour le New Yorker « une lecture attentive suggère que, au lieu d’admettre une quelconque culpabilité, il a pris soin de ne pas le faire… (évitant) de dire ce qu’il avait fait et ce qu’il n’avait pas fait ». Hans Zollner, jésuite, spécialiste au Vatican de la protection des mineurs, regrette que le pape en retraite se soit adressé en premier lieu à ses amis pour les remercier. Les excuses, en effet trop feutrées, sur des événements qui semblent ne le concerner que de loin n’interviennent qu’au cinquième paragraphe.
Victime de ses amis ?
Dans sa première prise de position, Mgr Bätzing insistait pour que Benoît XVI reconnaisse ses fautes, et demande pardon. Il précisait : « il ne doit pas suivre ses conseillers ». Peter Seewald, ami et biographe officiel de Joseph Ratzinger, admet que « le préjudice est énorme », et il reproche auxdits conseillers d’avoir fait preuve d’amateurisme. Hans Zollner dit que les conseillers de Benoît XVI « ne l’avaient pas bien servi ». C’est que les conseillers, qualifiés d’amis, sont pour quelque chose dans ce qu’il faut bien appeler un fiasco. Quand les enquêteurs sont tombés sur quatre cas [2] concernant le cardinal Ratzinger, ils ont envoyé à l’intéressé un questionnaire, appuyé sur une masse de documents. Celui-ci a donc répondu. Mais les 82 pages de la réponse, signées Ratzinger, n’ont pas pu être rédigées par ce vieil homme de 94 ans qui n’avait pas besoin de cela. C’est là qu’interviennent ses conseillers. Si nous n’avons pas la mémoire trop courte, osons une question : ces conseillers sont-ils aussi ceux qui rédigent les vues de Benoît XVI quand il s’exprime ? Sont-ils ceux qui avaient articulé une connivence assez trouble avec le cardinal Sarah pour faire obstruction à l’ordination de « viri probati » en Amazonie [3]?
Les dégât
L’affaire de Munich, fortement aggravée par l’implication de Joseph Ratzinger, a ajouté au trouble qui régnait déjà dans les esprits. D’autres diocèses allemands font l’objet d’enquêtes semblables, les prochains rapports concerneront Fribourg et Münster. C’est au même moment qu’intervient le vote du chemin synodal (voir plus loin). Et voici que reparaît, dans les plus fâcheuses circonstances, le cardinal archevêque de Cologne, Rainer Woelki. Il avait perdu la confiance de l’opinion pour avoir voulu occulter un rapport qu’il avait pourtant lui-même commandé. Dans le tumulte que cela causait, le pape l’a écarté pour « une pause de réflexion spirituelle » de cinq mois qui devait prendre fin le 2 mars. Dans les jours qui précédaient, le ton montait, et jusque dans les organes de l’archevêché, contre son retour. Le 2 mars donc, il s’est exprimé, dans une longue lettre aux fidèles : « j’aimerais, dans les semaines et les mois à venir, aller à la rencontre du plus grand nombre d’entre vous, afin d’entendre les uns et les autres… L’espoir que j’y place est la possibilité d’une nouvelle expérience commune ». Le même jour, il annonçait avoir démissionné, ou plutôt remis sa charge à la disposition de François, qui statuera « le moment venu ». Il a renoncé à présider l’office du mercredi des Cendres. Belle confusion !
Des fidèles perdent leurs repères : on cite une paroisse de Bavière qui a suspendu les messes pendant trois semaines, en solidarité avec les victimes. Tim Kurzbach, président du conseil diocésain de l’archevêché de Cologne, fait remarquer ce qu’on entend aussi ailleurs : « Avant, ceux qui décidaient de sortir de l’Église étaient des gens qui, en réalité, en étaient déjà détachés. Aujourd’hui, ceux qui partent sont de plus en plus des personnes qui étaient actives dans la vie des paroisses, parfois depuis dix ou vingt ans ».
La séance d’ouverture de l’assemblée plénière du chemin synodal, le 3 février, a été un peu agitée du fait des remous causés par le rapport de Munich et le scandale causé par le « mensonge » de Joseph Ratzinger. Un exemple des échos rapportés par l’agence catholique allemande KNA [4] : « La sœur bénédictine Philippa Rath a souligné que la vague de démissions qui a déferlé depuis lors s’est propagée jusqu’au cœur de l’Église, et même jusqu’aux monastères. Même les religieux rechignent désormais à se réclamer de “l’Église une, sainte, catholique et apostolique” dans le Credo. Certains se demandent s’il n’est pas possible de quitter l’Église tout en restant dans leur ordre ».
Le chemin synodal
Le 4 février, l’assemblée a émis un premier vote sur un ensemble de résolutions qui devront être confirmées par l’Assemblée finale, au printemps 2023. Les majorités, selon les sujets, ont réuni 85 ou 86 % des voix, et les deux tiers des évêques présents. Certaines de ces décisions ne seront pas bien accueillies par la Curie : demande d’ordination sacerdotale des femmes, ordination diaconale des femmes, ordination d’hommes mariés, mais aussi autorisation aux prêtres en exercice de se marier (ce qui n’était pas revendiqué jusqu’ici), révision profonde des textes qui concernent la morale sexuelle, implication des laïcs dans le gouvernement de l’Église. Presque toutes ces propositions entrent en conflit ouvert avec les positions officielles et récemment réitérées par Rome.
Sur la morale sexuelle, l’assemblée du chemin synodal revient sur la contraception et affirme que l’homosexualité n’est pas un péché : « comme l’orientation homosexuelle fait partie de l’identité de l’homme tel qu’il a été créé par Dieu, elle ne doit pas être jugée éthiquement de manière différente de toute autre orientation sexuelle ». Il souhaite qu’une bénédiction des couples homosexuels soit possible.
L’assemblée demande que ces dispositions soient soumises au pape ou, étant donné le poids de la question, à un concile. Mais comment imaginer l’organisation d’un concile ? Depuis Vatican II, le nombre des évêques a au moins doublé. Et qui peut dire dans quel sens il se prononcerait ?
Revenons donc au pape. Nous avons rappelé comment il avait renoncé à ordonner de « viri probati » en Amazonie, alors que le besoin était criant, que le synode avait voté cette mesure, et qu’il avait paru y être favorable. On avait pu mesurer à quel point, il était tenu par les conservateurs de la curie. Sur l’ordination des femmes, il a récemment réitéré la doctrine officielle. Sur la nomination des évêques, il n’avait cédé, au Chili sur le cas Barros, que lorsque le scandale a commencé à se répandre dans la presse mondiale. Du 17 au 22 février, s’est justement tenu à Rome un symposium sur le sacerdoce, convoqué et présidé par le cardinal Ouellet, préfet (tout à fait conservateur) de la Congrégation pour les évêques. Dans son discours d’ouverture, le pape François a redit que « le célibat est un don que l’Église latine conserve », sans trop s’y attarder toutefois.
Côté conservateurs
Il y a longtemps déjà que les opposants à ces réformes, et aussi au chemin synodal, ne perdent pas une occasion de montrer qu’à leurs yeux, il s’agit d’une remise en cause fondamentale des fondements du catholicisme.
En septembre dernier, Rudolf Voderholzer, évêque de Ratisbonne, qui est opposé depuis le début au processus en cours, a présenté un texte alternatif, intitulé « Autorité et responsabilité ». On peut y lire : « Dans le débat actuel sur le renouveau de l’Église, dont la nécessité est devenue évidente à travers la crise des abus, on avance souvent des positions dont le contenu n’a aucun lien sûr avec la réévaluation ou la prévention des abus de pouvoir dans l’Église ». C’est la négation de toutes les analyses actuelles du problème.
En janvier dernier, une initiative qui se nomme « Nouveau départ » a remis au pape un document, « manifeste pour la réforme » dans lequel il met en garde contre le danger de schisme, et parle d’« esprit de rébellion ». Il a inondé 2000 évêques du monde entier et 500 communautés avec un texte « Ceci n’est pas l’Évangile ».
Le cardinal Müller tire à boulets rouges sur ces vues « anticatholiques » et parle d’apostats. La presse, et les sites en ligne opposés au chemin synodal crient que l’on sort du catholicisme. Le site The Pillar basé aux États-Unis croit voir l’essoufflement et l’effondrement du chemin synodal. Pas exactement ce qui ressort de l’assemblée de Francfort.
Le Président de la conférence épiscopale de Pologne, Mgr Stanislaw Gadecki a écrit à Mgr Bätzing pour lui dire son inquiétude. Dans une lettre publiée le 9 mars, les évêques de l’Europe du Nord (pourtant généralement en bons termes avec l’Église d’Allemagne, ne serait-ce que pour des motifs financiers) lui emboitent le pas [5] : ils mettent en garde contre « la capitulation devant l’esprit du temps» et « l’appauvrissement du contenu de notre foi ». Tout en reconnaissant les défis auxquels est confrontée l’Église catholique en Allemagne, ils déclarent « l’orientation, la méthode et le contenu du Chemin synodal de l’Église en Allemagne nous inquiètent », et parlent « des aspects immuables de l’enseignement de l’Église ». Immuable ? Et si le problème était là, justement ?
Une volonté qui s’affiche
Où on voit que la situation pourrait se tendre, c’est dans la position ferme adoptée d’abord par le cardinal Marx qui n’exclut pas de démissionner une seconde fois, puis par celui qui lui a succédé à la présidence de la conférence des évêques allemands, Georg Bätzing. Son soutien au mouvement du chemin synodal a été confirmé quand il s’est associé à la « Déclaration de Francfort », une pétition lancée en six langues sur le net, le 11 février : « nous reconnaissons la voie synodale en Allemagne, et bien au-delà de ses frontières, comme un kairos : un moment décisif pour notre Église, dans lequel Dieu nous a placés ». Suivent tous les principes des réformes jugées nécessaires. Au nombre des poids lourds qui se sont manifestés ces temps derniers, citons aussi l’archevêque de Luxembourg, Jean-Claude Hollerich (il est aussi Rapporteur du synode) qui s’était prononcé lui pour une profonde révision des positions de l’Église sur l’homosexualité.
Deux initiatives ont encore marqué cet engagement. Le 13 mars, le cardinal Marx a présidé une messe pour les vingt ans des services destinés à la communauté queer dans son diocèse, souhaitant que « l’Église devienne inclusive, étape par étape », et s’excusant pour la discrimination des homosexuels dans l’Église catholique. Le 14 mars, l’évêque d’Essen, Josef Overbeck a chargé 18 ministres laïcs, dont 17 femmes, de donner le sacrement du baptême. Certes, la mesure est temporaire et limitée à trois ans, mais c’est la première fois que des femmes reçoivent cette mission.
Dans une interview à la télévision allemande K-TV, reprise ensuite par une déclaration publique, le Cardinal Pell demande à la Congrégation pour la Doctrine de la foi de réprimander publiquement Hollerich, justement, et Bätzing pour « leur rejet global et explicite » de l’enseignement de l’Église sur l’éthique sexuelle ». Il demande à la CDF « d’intervenir et de prononcer un jugement ». Rien que cela.
Une sortie est-elle possible ?
Constatons : le chemin synodal s’est prononcé clairement, et fortement. Les opposants sont en ordre de bataille, les réformes demandées sont soutenues par des cardinaux influents. De plus ils passent pour des soutiens de François et pour être parmi ceux qui ont sa faveur. Dilemme pour le pape : demeurer sur les positions doctrinales qu’il a jusqu’ici réaffirmées ou pousser les réformes. Mais, à supposer qu’il le souhaite, a-t-il les moyens de le faire ? Si on se rappelle sa longue lettre aux évêques allemands de juin 2019, il balançait entre encouragements et mises en garde, et stigmatisait les tendances à des procédures démocratiques. Une sortie possible : le chemin synodal allemand doit s’achever en 2023, à peu près au moment où le synode lancé par François devrait se réunir. Certains pensent déjà à noyer l’un dans l’autre, noyer le poisson, en somme. Une vision tactique, mais pas forcément une solution. Car le chemin synodal est un processus à caractère démocratique, mot honni dans la structure de l’Église catholique, alors que le synode des évêques est un chemin de discernement collectif entre prélats. Le chemin synodal allemand traite d’une urgence absolue et de mesures concrètes, le synode sur la synodalité (sic) envisage pour l’avenir un fonctionnement plus collégial des évêques : il y a au moins un décalage dans la temporalité, et sans doute beaucoup plus !
Notes :
[1] Golias Hebdo n° 706 (3-9 février 2022) [2] Un des cas a été supprimé. Il reste trois cas de dissimulation. [3] Golias Hebdo n°613 (27 fév – 4 mars 2020) [4] Katholische Nachrichten Agentur [5] Notons, sans avoir l’explication, que le représentant de la Finlande ne figure pas parmi les signataires.Source : Golias Hebdo 713