La confiance
Par Jean-François Rolin (Association Culturelle de Boquen)
En ces temps d’incertitude, il est bon de trouver des valeurs et des explications qui fassent espérer. Nous avons échangé à Poulancre autour de la confiance. Il est vrai que la défiance et la concurrence sont présentes à toutes les échelles de la société. Plusieurs auteurs mettent en avant actuellement la force de liaison élémentaire de la confiance ; « s’engager dans une action quelconque (circuler en voiture ou tout simplement marcher dans la rue, prêter de l’argent à un ami ou déposer un bulletin dans l’urne), c’est engager un pari, un pari de confiance ». [1] Cette force de liaison de l’individu au monde est déstabilisée par les algorithmes d’internet qui penseraient soi-disant à notre place. Notre goût va toujours à la « modeste gloire des petits engagements quotidiens » comme à de petits moments de transcendance nécessaires à toute action.
Pour la rencontre, la stimulation nous est venue du livre « L’économie à venir » de Gaël Giraud et Felwine Sarr [2]. Pour que les échanges économiques soient ceux d’un monde en commun, il faut donner place au dialogue et non imposer des visions du monde avalisées par les pouvoirs de l’argent ou portées par un seul groupe de pays. Le dialogue de Gaël Giraud et Felwine Sarr dans ce livre est un exercice d’hospitalité, fondé sur l’appel évangélique comme sur les traditions africaines (comme la Teranga, un mode d’hospitalité au Sénégal, pas seulement le nom de l’équipe de foot nationale). En effet, la discussion entre égaux sert de base à un dialogue profond contrant le rapport de force dans lequel nos sociétés post-libérales sont tentées de s’installer. En France, nous tenons à juste titre à nos valeurs de démocratie et de droits de l’Homme issues des Lumières. Mais il y a une tendance toujours très actuelle à projeter ces Lumières sur les autres cultures. Nous oublions ainsi de nous considérer comme « membres d’une totalité interactive de laquelle on apprend et on reçoit en même temps que l’on donne ». Quand l’État se met au service des plus riches : il y a un « détournement de la promesse des Lumières au service d’un projet de privatisation du monde qui n’a plus rien à voir avec le christianisme ». Le partage des ressources est, en effet, le geste primordial de la communauté chrétienne, attesté par les Actes des Apôtres [3]
Nous sommes très sensibles à cette privatisation du monde : privatisation de l’eau, des semences, brevetabilité du vivant… Quasiment un culte de la propriété privée qui bénéficie surtout aux gros propriétaires comme on peut le constater. L’approche écologiste ou le mouvement des communs tendent à s’opposer à cette tendance au nom de la défense de la planète. Jean-Claude Pierre [4] nous avait parlé de l’idée d’une existence juridique de la rivière telle que pratiquée en Nouvelle-Zélande au carrefour des traditions des populations locales et du droit occidental.
Nous expérimentons la montée d’une économie de la défiance. Jusqu’aux contrats de fourniture de téléphone qui demandent de justifier tous les renseignements personnels et refusent des engagements de moins d’un an : une défiance a priori sur fond de juridicisation. Pour la confiance, il faut un temps long qui passe par des relations suivies. S’il le faut, on insiste, ou réitère : il ne suffit pas de clamer « j’ai donné une fois ». La force de cette confiance peut alors résister à de nombreux chocs. La confiance est la base des actes économiques comme le prêt d’argent (mais les demandes de cautions sont souvent excessives… on ne prête qu’aux riches dit-on), ou les cotisations sociales (mais les dernières décennies ont multiplié les contrôles… pour les bénéficiaires pauvres), ou la constitution d’un groupement (avec des dérives, le mot anglais pour la confiance est trust qui désigne aussi des entreprises monopolistes). À Poulancre, nous exerçons modestement une démarche de confiance, par exemple en prêtant la maison. En Afrique, comme chez nous, la confiance a ses codes, pas toujours égalitaires. Ceux qui ont réussi dans la vie ont des devoirs vis-à-vis de tout leur lignage. C’est un des paradoxes de l’hospitalité.
La défiance est le terreau des complotistes et des fake news. Il peut y avoir des questions de niveau de compétence, mais la prolifération des fausses nouvelles sans fondement sur les réseaux sociaux n’est pas atténuée par le niveau scolaire ou universitaire. Il ne suffit pas d’avoir une bonne information à l’École ou à la Fac.
Au contraire, une action citoyenne est nécessaire pour repasser du côté de la confiance. « Restaurer la confiance, c’est soumettre contraintes et calculs économiques et scientifico-techniques à un contrôle démocratique, en donnant aux citoyens les moyens de s’informer et de formuler leurs critiques en participant à des débats publics ». [5]
La confiance est à retrouver dans nos relations fondamentales avec les autres personnes et avec la nature. « Nous sommes les usagers et non les propriétaires du monde » nous montre Gaël Giraud.
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Présentation de Gaël Giraud et du livre
Par Xavier Quintin
Qui aujourd’hui connaît Gaël Giraud, dans le monde ou même en France ? À cette question on imagine que peu de personnes ont simplement entendu ne serait-ce que son nom, et ne connaissent pas celui qui est pourtant un de nos plus brillants intellectuels. Doté d’une très grande érudition, sa pensée, son intelligence pourraient impressionner plus d’un. Son regard et la lucidité qu’il pose sur notre société, notamment dans le domaine économique dont il est un éminent spécialiste, montrent une vision extrêmement claire et argumentée des solutions qu’il propose aux maux qui gangrènent nos sociétés obsédées par le profit et l’argent roi. Mais Gaël Giraud n’est pas qu’un brillant économiste et universitaire, directeur de recherche au CNRS aux travaux reconnus et récompensés par de nombreuses distinctions.
Non, ce spécialiste des marchés financiers et de la finance en général a plus d’une corde à son arc. Scientifique de grand renom, à la fois mathématicien, philosophe, sociologue, historien, théologien ; humaniste avant tout, fondateur de plusieurs ONG, homme engagé doté d’une vaste culture très universaliste et ouverte sur le monde, il enracine avant tout son combat dans sa foi profonde, en disciple du Christ auquel il appartient, car cet homme brillant, mais humble a aussi été ordonné prêtre jésuite en 2013.
Son postulat ? Mettre la théologie au service de l’économie, dans un but altruiste pour faire de notre terre, une terre vivante, riche des apports et des savoirs de l’autre, plus accueillante et moins soumise au pillages de quelques multinationales : véritables contre-pouvoirs dont la rapacité représente un véritable danger pour la terre et ses habitants, cette même planète donc, menacée par les dérèglements climatiques, la cupidité prédatrice de la folie de quelques privilégies ayant entre les mains le pouvoir de privatiser des terres entières au détriment de ses détenteurs légitimes.
Car dans sa vision universaliste et généreuse, à l’heure d’une mondialisation pas toujours bien gérée, la terre appartient avant tout à ses habitants, à vraiment tous les peuples qui l’habitent, quelles que soient leurs cultures, leurs couleurs de peau, leurs religions, leurs croyances, chacun ayant sa place et le droit d’y vivre et de s’y épanouir dignement.
On l’a bien compris, pour Gaël Giraud l’économie ne se résume pas à un simple marché financier réglé sur le cours de la bourse, la croissance à tout prix, le profit, le libéralisme effréné, et le pillage des ressources qui ne font qu’épuiser une planète toujours de plus en plus malmenée, fragilisée. Non l’économie ne se résume pas qu’à des chiffres, où seul l’appât du gain compte, où il faut produire et produire toujours plus. En fait l’économie ne peut vraiment être efficace sans une réflexion pertinente sur sa finalité, son véritable but, sa dimension humaniste et utilitariste, dans le sens évidemment de ce qui est bon pour les hommes, tous les hommes sans exception. Et ce livre apporte des solutions assez solidement étayées et finalement réalisables, pour réenchanter un monde soumis au diktat d’une pensée économique formatée qui ne peut finalement mener qu’à la catastrophe, et dont on voudrait nous faire croire qu’il n’existe aucune autre alternative. Dans ce livre Gaël Giraud nous prouve justement le contraire !
D’ailleurs ce n’est pas pour rien que ce livre est la retranscription d’un dialogue avec un autre économiste de renom, Felwine Sarr, un sénégalais d’origine, donnant à cet entretien une dimension internationale, où l’économie n’est pas seulement pensée, réfléchie et étudiée par une supposée supériorité de la pensée économiste occidentale dont les théories dominent le monde depuis plusieurs siècles. Non, dans la pensée de ces deux chercheurs, la pensée économique s’élargit aussi aux savoirs et aux systèmes d’autres sphères culturelles et sociales, celles en particulier qui nous viennent de ce que l’on appelle souvent d’ailleurs péjorativement « les pays en voie de développement » élargissant un domaine assez enfermé, vers une vision d’ouverture et vers des modèles économiques différents, mais certainement non négligeables.
Mais tout d’abord ce que dénonce et déplore Gaël Giraud, c’est le constat qu’aujourd’hui dans les grandes écoles de commerce, dans les prestigieuses facultés économiques, terreau d’où sortiront les futures élites de l’économie mondiale, on n’enseigne plus, ou du moins presque plus, les disciplines qui pourraient enrichir une science, dont les apports seraient quand même bien utiles.
On néglige ainsi tout ce qui pourrait nourrir la pensée économique, c’est-à-dire des domaines aussi vastes, que les sciences sociales, la philosophie, la sociologie ou même la science quantique, pour ne faire que de l’économie pure, ainsi que tous ses dérivés, rétrécissant ainsi la science économique à une simple discipline où prédominerait un seul objectif de rentabilité et de données chiffrées au seul service de la technique commerciale pure, ce qui ne peut mener qu’à une impasse.
Car pour Gaël Giraud, la pensée économique pour être efficace, ne peut faire l’économie des autres savoirs intellectuels et scientifiques, autant de passerelles qui enrichissent une véritable réflexion éthique, sur un sujet aussi sensible qui conditionne la vie de tous les habitants de notre planète.
L’économie doit servir et non asservir l’homme et devant la privatisation accrue et particulièrement inquiétante des espaces naturels, en principe accessibles et ouverts à tous, ainsi que l’imposition d’un mode de pensée normatif et dirigiste dont on peut remonter déjà les débuts dès le XIe siècle avec la réforme grégorienne, l’église imposant une règle sociale commune dans tout l’occident médiéval, Gaël Giraud ouvre un chantier ouvert à tous les possibles afin que nul être humain sur terre ne puisse être la victime d’une économie déshumanisée, ne servant qu’une minorité qui n’en serait que l’unique bénéficiaire.
Car la science économique n’est pas une discipline réservée à une élite privilégiée qui doit imposer ses lois, dont le seul but est le profit, mais doit être le débat d’une véritable réflexion philosophique, voire théologique, Gaël Giraud se basant en effet sur sa foi et les évangiles, pour étayer sa vision généreuse et humaniste, mais sans jamais vouloir pourtant l’imposer.
Car dans une société menacée par le populisme et le repli sur soi, la tentation communautariste, reste très forte et séduit de plus en plus une population en proie aux doutes et aux interrogations, devant cette terrible loi du marché et du profit dont les multinationales tireraient les ficelles, rendant les états, les gouvernements impuissants à défendre les intérêts de leurs concitoyens.
Pourtant la pensée économique de Gaël Giraud ne se limite pas aux intérêts nationaux, mais cet éminent économiste fait de la différence, du désintéressement vrai et généreux sa marque de fabrique, où la bienveillance, la confiance en la capacité de chacun malgré leurs divergences, à apporter leur pierre à l’édification d’un système économique plus juste. Car l’autre, celui qui est différent, n’est pas l’ennemi qui viendrait menacer nos modes de vie, mais représente au contraire une richesse dont les compétences particulières servent en réalité les intérêts collectifs, pour un monde, qui expérimente le partage, l’accueil, la fraternité.
Nous ne sommes que les locataires de cette terre que nous devons transmettre aux générations qui viendront après nous et en soi les peuples dits autochtones que la soi-disant supériorité occidentale a souvent méprisés, ont certainement beaucoup à nous apprendre de cette terre mère, cette terre nourricière, pourtant menacée par la prédation économique, une terre hospitalière qui accueille sans discrimination tout être vivant quel qu’il soit, à l’opposé d’un discours agressif qui ferait de l’autre, de l’étranger, la cause de ses malheurs.
Car en homme rationnel, et en digne héritier des lumières, Gaël Giraud est tellement loin de céder à la facilité de désigner un coupable, un bouc émissaire idéal, afin d’expliquer devant un auditoire instrumentalisé et sous emprise, les causes de leurs insatisfactions face à un monde économique dont ils ne comprennent pas la complexité.
Il n’est pas comme ces gourous qui prolifèrent sur le net et les réseaux sociaux, qui fascinent un public acquis à leurs délires complotistes et qui exploitent le désir de ce même public à trouver une réponse simpliste à un problème bien plus difficile à cerner, mais dans lequel en tout cas certains veulent se convaincre que ceux-ci ont trouvé la véritable solution pour régler les maux contemporains. Car celui qui a très bien compris ce que certains veulent absolument entendre, exploite sans vergogne la crédulité d’un public fasciné par un discours réducteur, où comme je l’ai déjà dit, l’autre, l’étranger est rendu responsable de tout.
Gaël Giraud n’est pas là pour flatter un public acquis à sa cause, mais il agit sobrement dans l’ombre, de manière humble et discrète, loin des tumultes des médias ou des youtubeurs sans scrupules qui exploitent ce besoin d’explications simples et faciles, face à un problème où le manichéisme n’existe pourtant pas, mais dans lequel il est tellement facile de sombrer, car la nature humaine à un besoin de simplifier les choses pour pallier son angoisse et lui procurer une sécurité qui le rassure.
Pourtant ce n’est qu’avec l’autre, sa complexité et sa différence culturelle, sociale ou philosophique, véritable richesse, école de la tolérance et de la bienveillance, que réside peut-être la solution à trouver une réponse aux défis économiques actuels, porteuse d’une véritable stabilité où la confiance, le don total et le partage, pourrait déclencher une véritable prise de conscience menant à une action pour réduire les inégalités économiques, source de divisions et de souffrances pour la planète entière.
Notes :
[1] Mark Hunyadi, 2020, Au début de la confiance, Éditions Le bord de l’eau.
[2] Gaël Giraud et Felwine Sarr, 2021, L’économie à venir. Éditions Les liens qui libèrent. Présenté dans l’article de Xavier Quintin
[3] Acte des Apôtres 2,44
[4] Chronique de Boquen n° 126
[5] Catherine Larrère (Ligue des Droits de l’Homme) 2020 L’écologie à l’épreuve de la confiance. Revue après-demain n° 53
Source : Chronique de Boquen n° 129 (Rencontre à Poulancre du 11 Septembre 2021)