Le Père prodigue ou le triomphe de la gratuité
Par Bruno Mori
On pourrait effacer tous les contenus des évangiles et garder seulement la parabole du Père du fils libertin et on aurait l’essentiel du message de Jésus. Car, finalement, toute la nouveauté de son enseignement est dans la révélation de ce Père, figure de son Dieu, dont le cœur est un abîme de tendresse, de miséricorde et d’amour, mais qui doit gérer l’égoïsme, la mesquinerie et les bassesses de ses deux enfants qu’il veut, malgré tout, rendre heureux.
À mon avis, cette parabole marque un virage fondamental non seulement dans la façon humaine de concevoir et de présenter le Mystère de Dieu, mais aussi dans la façon de comprendre le sens et le but de la vie et de la présence de l’homme en ce monde.
Cet abîme de bonté, incarné par le père de la parabole qui submerge et cache, pour ainsi dire, la misère humaine et spirituelle de ses enfants dans la profondeur de son amour, est là pour nous faire comprendre à quelle source Jésus nous invite à nous abreuver et quel genre de rayonnement nous devons à notre tour dégager. Face à ce Père qui nous génère, nous attend, nous reçoit et nous serre dans l’étreinte d’un amour totalement gratuit, inconditionné et, pour nous, presque insensé, nous ne devrions pas avoir d’autres choix que de l’accueillir dans l’émerveillement de sa qualité, de sa nouveauté, afin d’en vivre et avec lui transformer le monde
Par l’image de ce père, Jésus nous révèle donc la nature de « son » Dieu. Il nous le présente comme un Être qui ne sait qu’aimer ; qui aime sans condition, sans raison, sans clauses, sans limites et dont la bienveillance et la tendresse nous sont toujours assurées, indépendamment de nos fautes et de nos mérites. C’est un Dieu qui se complaît dans l’amour et la miséricorde et non pas dans les sacrifices (Os 6,6 ; Mt 9,13).
On se rend tout de suite compte que le Dieu de Jésus est à l’opposé du Dieu de la religion judéo-chrétienne. Le Dieu de cette religion est un Seigneur tout-puissant qu’il faut apprivoiser, calmer, se rendre propice, acheter (par nos sacrifices et nos supplications et nos mérites) pour qu’il nous donne sa « grâce », ses faveurs, sa protection, son pardon et le salut éternel. Ce Dieu ne connait pas la gratuité, mais seulement le marchandage, la rétribution pour la soumission, les œuvres et les bons services rendus. C’est donc un Dieu qui accepte seulement l’homme en règle et « juste » et qui rejette et condamne le « pécheur » qui ne suit pas les règles tracées à l’avance par le système religieux. Nous sommes ici à des années-lumière du comportement du père de la parabole.
Le père de la parabole ne demande pas au fils défait et humilié qui, après son aventure tragique, revient à la maison, une compensation et des excuses. Il n’exige pas qu’il rembourse l’argent qu’il a gaspillé, ou qu’il paie maintenant un loyer ou une pension… rien de tout cela ! À la place, il le couvre de sa tendresse et du débordement insensé de son amour. C’est jusque-là que va la gratuité de l’amour ! C’est ainsi que le Dieu de Jésus se comporte ! C’est cette même attitude et cette même qualité d’amour que Jésus propose comme mode de vie à ses disciples, étant donné qu’il est convaincu que chaque humain est sorti du Mystère de Dieu et qu’il est habité par son Esprit.
C’est en cela que consiste la nouvelle logique de l’évangile qui n’est plus la justice des « tu fais une gaffe, tu écopes…; tu fais le mal , tu en assumes les conséquences ; tu commets un crime, tu seras puni ; tu te coupes, tu vas saigner !… » Mais la logique folle d’une autre justice qui guérit et qui sauve sans frapper, sans humilier et sans anéantir, parce que la mesure de sa référence est celle de l’amour qui veut toujours et sans condition le bien de l’être aimé.
Le drame de la religion chrétienne est d’avoir remplacé la logique de la gratuité de l’évangile, par la logique d’une justice « commutative » où la miséricorde, la bienveillance, le pardon et le salut ne sont pas obtenus gratuitement, mais donnés par Dieu « en échange » du sacrifice de son Fils (« qui nous a acquis et mérité le salut » ) et ensuite en échange des « sacrifices » et des « mérites,» des croyants .
Ce passage de la gratuité de l’amour, à l’achat de l’amour et de la grâce de Dieu accordée en échange des « bonnes œuvres », des mérites et des sacrifices, a eu de lourdes conséquences non seulement sur la pratique et la spiritualité chrétiennes, mais aussi sur configuration de la société occidentale en général.
En effet, si nous gardons présent à l’esprit le fait que la civilisation et la culture occidentales ont été moulées par la religion chrétienne, nous pouvons mieux comprendre pourquoi la mentalité de l’échange et du « commerce » soit si profondément ancrée et présente en Occident, au point que cette partie du Globe s’est transformée très tôt en une immense société capitaliste de marché régie par la compétition, la concurrence, l’agressivité, la consommation; où tout est négociable et monnayable ; où plus rien n’est gratuit; où tout doit être gagné et acheté , où les seules valeurs qui comptent sont celles de l’argent, du profit et du pouvoir, avec l’aveuglement, l’insensibilité, l’irresponsabilité et la folie qui souvent les accompagnent.
Voilà alors l’urgence de retourner et de se convertir à la gratuite de l’Amour de l’évangile seule capable de faire sortir l’humanité de la logique criminelle du pouvoir, ainsi que de l’impasse où l’aveuglement, la stupidité, la cupidité et l’irresponsabilité de ses gouvernants l’ont confinée. La réflexion sur la figure du Père de cette émouvante parabole peut nous y aider.
Une chose est certaine : celui qui a saisi la véritable nature du père de cette parabole ne sera plus jamais capable à Noël de chanter le « Minuit Chrétien » à un petit Jésus venu au monde « pour effacer la tache originelle – et de son père arrêter le courroux.»
Source : http://brunomori39.blogspot.com/