Lettre pascale
Par Frère François Cassingena-Trevidy
« Que mes yeux versent des larmes,
jour et nuit sans tarir,
Car d’une grande blessure est blessée la vierge fille de mon peuple,
d’une plaie très grave.
Si je sors dans la campagne,
voici des victimes de l’épée. »
(Jérémie, XIV, 17-18)
« Notre peau comme un four est brûlante
à cause des ardeurs de la faim.
Ils ont violé des femmes dans Sion,
des vierges dans les villes de Juda.
Des princes ont été pendus de leur main :
la face des vieillards n’a pas été respectée.
Des adolescents ont porté la meule,
des garçons ont trébuché sous le bois.
Les anciens ont déserté la porte,
les jeunes gens ont cessé leur musique.
La joie a disparu de notre cœur,
notre danse s’est changée en deuil. »
(Lamentations de Jérémie, V, 10-15)
En cet après-midi dominical des premiers jours d’avril, sur les hautes terres où l’hiver prolonge sa rude maîtrise, l’horloge révèle le pouls du temps qui passe à chaque battement de son cœur d’or, tandis que la neige ensevelit les premières jonquilles dans le jardin et que le feu de la cheminée fait entendre son ronronnement d’animal familier. Presque un gémissement. Silence, grand silence à l’entour, non pas replié sur lui-même, mais ouvert, mais recueilli, mais attentif aux grondements qui viennent de là-bas, de très loin, sans que rien ne puisse l’en tenir séparé. Silence accueilli, non comme un luxe individuel, mais comme le climat d’une écoute fructueuse, comme l’exigence d’un devoir à accomplir, comme l’assise d’une universelle communion.
Chaque jour fait parvenir à nos oreilles et à nos yeux son lot de destructions aveugles et gratuites, de désolations massives, de nouvelles terrifiantes dont nous pensions à la légère qu’elles ne pouvaient appartenir désormais qu’à un passé lointain ou à d’autres espaces que les nôtres. Notre printemps électoral disparaît dans la tourmente et le grand hiver d’une actualité autrement vaste en fait ressortir toute l’inanité. Nous approchons de Pâques et nous voici entrés, déjà, dans les jours de la Passion. Le chemin de croix, cette année, nous savons où le suivre : il a lieu en Ukraine. Notre chemin de croix. Notre vrai chemin de croix. Car le Christ est recrucifié à Marioupol et en bien d’autres villes dont le nom nous était jusqu’alors indifférent ou inconnu. La guerre qui sévit là-bas habite nos pensées nuit et jour. C’est peu dire qu’elle nous inquiète. Elle nous hante. Elle nous fait honte aussi. Elle fait honte à notre temps qui se prétendait si avancé, si évolué par rapport à d’autres, considérés comme obscurantistes ou barbares. Cette troisième guerre mondiale en gestation, sur le sol même de l’Europe, fait une troisième fois honte à l’Europe dont on sait, quoique diversement assumées ou revendiquées, les communes racines chrétiennes. La diplomatie mène son jeu d’intimidations et de complicités, les intérêts économiques décident en sous-main, les oligarques protègent leurs paradis secrets, les experts rivalisent d’explications, les instances supranationales, prises au piège des compromis tacites qui les soutiennent (vieille histoire depuis la SDN), échouent à neutraliser les tyrans qu’elles devraient faire comparaître illico à leur tribunal. Bref, le Sanhédrin du monde s’agite et l’Innocent est condamné à mort. Aucune argumentation de despote capricieux, aucune tergiversation frileuse ne tient devant tant de crimes avérés, devant tant d’enfants que l’on massacre, devant tant de cadavres de civils qui gisent dans les rues, devant tant de piétas qui, d’un côté comme de l’autre des frontières de ce conflit, reçoivent entre leurs bras le corps inanimé de leur époux ou de leur fils. Comment un homme peut-il dormir tranquille lorsqu’il a sur la conscience tant de réfugiés, tant de morts, tant de ruines ? Il y a là un mystère d’iniquité insondable duquel notre Semaine sainte peut s’entretenir sans fin, et qui nous renvoie à ce pire dont l’homme est capable, dont chacun de nous est capable au plus intime de son cœur et dans le rayon de plus étroit de ses relations. Comme les attentats du 13 novembre 2015, la guerre en Ukraine nous confronte à la monstruosité potentielle de nos abimes, à l’énigme de nos bacchanales sanglantes, aux régressions de notre Histoire collective. En cette fin de Carême, en ce vingt et unième siècle encore adolescent, nous sommes laissés devant cette réalité navrante : l’homme, l’homme soi-disant civilisé, est une brute. Une brute efficace ou une brute possible. Ce que l’on appelle le progrès n’est qu’une illusion et une idole. Les grands mensonges idéologiques ont la vie dure et, lorsqu’on les croit éteints, ils continuent, comme des réacteurs mal enterrés, de répandre leurs radiations dévastatrices. Le grand mensonge soviétique, frère de tant d’autres mensonges totalitaires, est de ceux-là. Sans parler que tout ce temps que l’on passe à polluer le ciel avec d’énormes nuages de fumée et à couvrir la Terre de gravats et de cendres est un temps gâché, un temps de régression, un temps perdu pour l’effort collectif que réclame de nous, de toute urgence, la sauvegarde écologique de la planète.
Il s’en trouve certains pour bénir les bombes et trouver à la guerre une justification métaphysique. Faut-il qu’ils se soient à ce point trompés de Dieu ? Faut-il qu’ils ignorent à ce point Jésus-Christ, alors même qu’ils s’en prétendent les ministres ? Un Dieu qui cautionne les massacres est proprement immonde. La Leçon de Ténèbres que nous administrent le temps présent et les jours saints que nous allons vivre est la suivante, bien peu entendue ni comprise depuis vingt siècles : Dieu est à l’envers du Dieu tout puissant, de la Grande Puissance dont l’homme se sert pour autoriser ses exactions, ses conquêtes, ses victoires de petit potentat. L’Évangile est vrai, parce qu’il est à l’envers. À l’envers de tout cela. À l’envers de ce rêve de prédateur et de meurtrier. Cette année, nous n’aurons pas à chercher loin pour nous représenter le Christ aux outrages ni pour soutenir la méditation de notre chemin de croix. Le Crucifié est à Marioupol. Il est sous les bombes et sous les décombres. Il nous révèle un Dieu à l’envers. Le « Dieu d’en bas » dont parlait naguère Maurice Bellet. Le « Dieu des abimes » dont a parlé tout récemment Isabelle Lebourgeois. Dieu est difficilement concevable sans Jésus-Christ. Hautement improbable sans le visage que Jésus-Christ nous en montre. Parce qu’en Jésus-Christ un Dieu peut obscurément s’envisager. Parce que Jésus-Christ manifeste un Dieu à fleur d’homme, à hauteur d’homme. Et pas seulement à hauteur d’homme, mais, plus précisément encore, très précisément (si précisément que l’on ne peut le manquer), à hauteur d’homme victime de l’inhumain. C’est cet Homme-là qui, à travers tous les hommes victimes de l’inhumain, nous regarde aujourd’hui et nous fend le cœur dans la nuit de son universelle Passion. « Le Seigneur, se retournant, fixa son regard sur Pierre. Et Pierre se ressouvint de la parole du Seigneur qui lui avait dit : “Avant que le coq ait chanté aujourd’hui, tu m’auras renié trois fois.” Et sortant dehors, il pleura amèrement. » (Lc 22, 62)
Hier soir, dans le fameux « Petit Carême » que Massillon, l’évêque de Clermont, donna à la Cour en 1718, j’ai lu les lignes suivantes (Sermon pour le Dimanche de la Passion), certainement inspirées au prédicateur par le souvenir de la lamentable Guerre de Succession d’Espagne. J’ai trouvé l’actualité de ces lignes tout à fait étonnante. Aussi je les partage pour finir :
« Qu’est-ce qu’un souverain (…) si la crainte de Dieu ne le conduit et ne le modère ? Un astre nouveau et malfaisant, qui n’annonce que calamités à la Terre. Plus il croîtra dans cette science funeste, plus les misères publiques croîtront avec lui : ses entreprises les plus téméraires n’offriront qu’une faible digue à l’impétuosité de sa course : il croira effacer par l’éclat de ses victoires leur témérité ou leur injustice ; l’espérance du succès sera le seul titre qui justifiera l’équité de ses armes : tout ce qui lui paraîtra glorieux deviendra légitime. Il regardera les moments d’un repos sage et majestueux comme une oisiveté honteuse et des moments qu’il dérobe à sa gloire. Ses voisins deviendront ses ennemis, dès qu’ils pourront devenir sa conquête. Ses peuples eux-mêmes fourniront de leurs larmes et de leur sang la triste matière de ses triomphes. Il épuisera et renversera ses propres États pour en conquérir de nouveaux. Il armera contre lui les peuples et les nations. Il troublera la paix de l’univers. Il se rendra célèbre en faisant des millions de malheureux. Quel fléau pour le genre humain ! Et s’il y a un peuple sur la terre capable de lui donner des éloges, il n’y a qu’à lui souhaiter un tel maître. »
Bonnes Pâques, c’est-à-dire graves Pâques à tous, dans le compagnonnage de l’Agneau, et devant ce qu’il faut bien appeler, avec le quatrième Évangile, le « péché du monde ».