Cette semaine, comme chrétiens, nous faisons mémoire de celui qui s’est opposé frontalement à l’inhumain de sa religion et de sa société, en n’hésitant pas à compromettre son existence jusqu’à la perdre. Et nous croyons qu’en dépit des apparences la mort qu’on lui a infligée n’a pas eu raison de la Vie qui l’animait de l’intérieur. Cette Vie-là, la vraie, la mort physique ne peut l’atteindre. En ce sens, Jésus demeure un des grands vivants de notre histoire humaine, l’un d’eux « avec une intensité d’exception » (Stanislas Breton).
D’autres hommes et femmes ont, au cours des siècles, se référant ou pas à lui, lutté à corps perdu contre l’inhumain toujours à l’œuvre. Ils révèlent ce qui constitue la véritable grandeur de l’homme. Le relais est pris de génération en génération. Ils nous appellent aujourd’hui à faire notre part singulière dans le combat contre les formes de l’inhumain de nos jours, en nous et autour de nous, au plus près comme au plus loin. Ci-dessous, une invitation du grand vivant Marcel Légaut.
Jacques Musset
Le mal est invincible, mais…
de Marcel Légaut
… Comment ne pas détourner son regard des abîmes de vertiges où règne l’horreur dont sont capables des êtres… quand ils ont perdu le chemin de leur humanité et que, entraînés les uns par les autres, ils sacrifient aux idéologies en vogue à l’époque, à ces nouveaux dieux aussi assoiffés de sang que les anciens ?…Elles les entraînent dans des débordements où réapparaissent à nouveau les mœurs, insupportables dans leur ignominie, de la jungle dont ils sont plus réellement issus…
Combien ces aspirations instinctives, ces rêves collectifs, nés chez l’homme en contrepartie de l’inhumanité foncière du réel et comme pour les aider à la supporter, séduisent par les mirages qu’au pays de la soif elles lèvent à l’horizon !… Le caractère inhumain du réel est inéluctable. Cette cruauté est invincible…Elle fait partie des structures du monde. Cette situation de jungle s’impose comme la condition de la conservation de ce qui permet à ce qui demeure de devenir davantage.
Aussi bien, tout ce qui s’efforce contre ce réel à l’état brut prend une nouvelle dimension. C’est en le combattant qu’on devient soi plus qu’on ne saurait l’être sans lui. Cependant c’est à condition qu’on sache d’avance qu’on ne le dominera pas, et que par suite ce n’est pas de cet espoir illusoire qu’on a à tirer la force de se battre avec persévérance contre lui, mais de la foi et de la fidélité à ce qu’on se doit, à ce que Dieu appelle…
L’existence du mal pose question à beaucoup de croyants, parce qu’ils ont de Dieu l’idée fausse que leur donnent leurs croyances. Au contraire, c’est de la prise de conscience du mal partout et depuis toujours répandu dans le Monde, que ces croyants devraient partir, bien que de prime abord ce chemin semble conduire à l’athéisme. C’est à elle qu’il leur faut donner attention pour ne pas se laisser séduire par les vagabondages de l’esprit.
Cependant, si le mal s’impose en tout endroit et en tout temps, il ne triomphe pas toujours. La puissance des déterminismes qui soutiennent son règne universel n’est pas sans connaître parfois quelques revers. Lorsque l’homme, parce qu’il a su accueillir l’intuition qui est venue le visiter et répondre à l’appel qui s’est fait entendre en lui, dépasse avec force ce qui le porte instinctivement à se préférer plutôt qu’à se donner, de lui émerge un acte de liberté. Ce comportement serait-il unique et d’un seul homme, soulève déjà dans l’esprit un doute qui ne permet plus qu’un athéisme inquiet… par ailleurs cet acte de liberté, même s’il a été unique dans la vie de cet homme, n’est-ce pas le gage que quelque chose de lui durera quand rien du reste demeurera ? …
Par tout ce que nous pouvons soupçonner de vous, Jésus, vous êtes cet homme de liberté qui, loin de seulement vous soumettre à ce qui vous avait préparé à naître à la vie spirituelle, loin de vous limiter à ce que votre milieu vous avait apporté dans votre jeunesse, avez pu, par votre foi et votre fidélité, à partir du passé et à l’occasion de votre présent, être celui qui prépare l’avenir par ce qu’il est devenu. Et je veux croire aussi, que, par l’intelligence que peu à peu j’ai atteinte de votre vie humaine, par votre souvenir actif qui en est l’origine, par votre présence active qui en est le moteur, grâce à ma foi et ma fidélité confortées par les vôtres, j’ai moi aussi été digne d’atteindre parfois à la liberté d’être soi…
Méditation d’un chrétien du siècle, Ed. Aubier, 1987, dernier chapitre, page 305 – 310