Pour une spiritualité des lisières
Certains cherchent des mots nouveaux pour dire aujourd’hui l’inouï de l’Évangile [1], annoncer la bonne nouvelle qui s’est approchée des hommes voici deux mille ans… « Les mots ont trop servi, ils semblent usés, les termes de chrétienté puis de christianisme ont comme épuisé leurs ressources », nous dit Jean Lavoué, dont le dernier ouvrage, « Poème à venir, pour une spiritualité des lisières » [2], vient d’être édité. L’auteur invite ici à partager sa méditation et sa vision du Poème, symbole de son questionnement et du mystère qui nous relie à l’invisible.
Outres vides, les termes de chrétienté et de christianisme laissent s’échapper par toutes leurs fissures le vin nouveau de la parole. Or on ne met pas le bon vin dans de vieilles outres, mais dans des outres neuves (Mt. 9, 17). Aujourd’hui fleurissent, chez certains chercheurs en liberté, les mots de christité [3], de christianie [4,] de christophanie [5]… Certains veulent encore traduire la bonne nouvelle du Royaume par le mot « jubilescence » [6], d’« enjoiement » [7], cette jouissance qui peut se saisir d’un être quand il se sent traversé par ce souffle qui n’est pas de lui, mais qui pourtant, le soulevant d’enthousiasme, devient le plus secret de lui.
Il faut désempierrer la source pour tenter de la retrouver. J’ai choisi, pour ma part, le mot Poème pour tenter de dire ce qu’avec d’autres je cherche à tâtons dans la nuit. Poiêsis pour les Grecs signifie « création », du verbe poiein : faire, créer. Pour Platon, l’état poétique est rattaché à l’« enthousiasme », à la possession divine. Dans la Bible, le poète est le prophète, la bouche même de Yahvé. Pour les philosophes de l’Orient et notamment de l’Inde, la poésie rejoint la contemplation du sage. En ce qui me concerne, ce mot revêt une large acception. Il peut recouvrir ces différentes définitions, même si la source de mon questionnement concerne, de manière plus spécifique, ce qui touche à une réception encore inédite de l’annonce christique des évangiles : ce désir du Royaume, cette onction, cet engendrement qui se sont entièrement saisis de la personne que l’on nomme Jésus. De ce Verbe, de cette Parole, de ce Logos qui, diront les écrivains de la Bonne Nouvelle, se sont emparés de lui.
« Une immensité transformatrice et créatrice »
Le Poème, tel que je l’envisage, ne se réduit pas à lui. Il recouvre une réalité encore plus vaste. Certes, cet homme, Jésus, ne mit aucun obstacle à l’avènement en lui de cette réalité qui le dépassait. Toutefois, il ne cessa d’affirmer, selon les évangiles synoptiques, qu’il n’était pas lui-même cette réalité. Selon l’Évangile de Jean, il ira jusqu’à dire que le Père et lui ne font qu’un. L’une, d’ailleurs, des raisons majeures de la colère des pharisiens un scandale qu’ils ne lui pardonneront pas. Pour ces témoins, il est indéniable qu’il se laissa entièrement envahir par le Souffle saint lui inspirant chacune de ses paroles et chacun de ses gestes. Pour eux, assumant pleinement sa vocation de Fils, il ne résista pas à la force divine qui l’envahit. Ce qui en fait pour ces premiers témoins, l’un des hommes les plus accomplis ayant jamais foulé le sol de notre terre.
C’est le dynamisme créateur de cette Vie, partout à l’œuvre dans l’univers, que nous avons voulu traduire dans ce récit méditatif par le mot Poème. La Vie, nul ne l’a jamais vue, mais elle se fait connaître par cette puissance créatrice qui ne cesse de tirer l’univers tout entier vers un accomplissement toujours plus complexe, toujours plus harmonieux. Et cela, malgré les pesanteurs et les ombres, voire les impasses qui semblent s’accumuler aujourd’hui sur le devenir de l’humanité. Les théories de l’origine de l’univers, de l’évolution, de la connaissance de la matière nous ont conduits à une nouvelle conception totalement interactive, systémique et infinie de tout ce qui est, depuis les choses inanimées jusqu’aux êtres vivants. Tout est relié à tout, tout est mouvement permanent, croissance, devenir. C’est cette immensité transformatrice et créatrice, à l’œuvre partout dans le monde, que nous appelons Poème. Son origine, nous la nommons Source ou Vie, indifféremment, pour tenter de mettre des mots sur une réalité que l’on ne saurait saisir. L’homme Jésus fut habité comme nul autre par le Poème. On pourrait dire aussi par le Souffle créateur qui agit en tout et en tous, mais qui s’empara de manière singulière de son être. Lorsqu’il vint, ses témoins ne disposaient pas de la vision nouvelle de la réalité qui est la nôtre aujourd’hui. Les mots à leur disposition étaient ceux de Logos pour ceux qui étaient de culture grecque, ou de Messie, c’est-à-dire de Christ, pour ceux qui s’inspiraient de la grande tradition hébraïque et biblique. Tout l’effort des théologiens des premiers siècles fut de tenter de définir en quoi et à quel point cette dimension christique de Jésus, cette incarnation en lui du Logos, se confondaient avec l’Être créateur, avec Yahvé, avec Dieu. Bien des représentations religieuses se sont laissées piéger par cette « cage » des concepts et des mots dont parle Sulivan. Notre projet poétique est de tenter de nous en dégager.
Vers une réception plus universelle
La dimension « Christ » de Jésus est à nos yeux une traduction, dans la culture judéo-chrétienne, de ce que nous appelons Poème. Toutefois, le dynamisme créateur de la Vie dont ce mot est le signe ne saurait se réduire à cette culture. Nous sommes à l’âge planétaire où nous prenons la mesure de la pluralité des formes d’expressions spirituelles. Nous découvrons que notre destin est relié à celui de tous les êtres vivants et à l’ensemble de l’écosystème dont nous sommes les hôtes. Cette traduction culturelle exclusive de ce que nous appelons le Poème ne correspond plus au processus dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui engagés : accueillir chaque expression de l’aspiration humaine comme étant une réponse au mystère de ce Souffle créateur et de cette Vie qui ne cesse de la travailler.
Aussi réserverons-nous le mot Christ à cette interprétation du Poème dans la culture à la fois hébraïque, araméenne et grecque dont nous sommes issus. Il s’agit aussi du Verbe ou du Logos qu’ont approché et touché de leurs mains, dit l’évangéliste Jean, les témoins contemporains des quelques mois d’existence publique de l’homme Jésus. Il s’agissait déjà d’une traduction poétique de cette vision de la force créatrice qui emplit l’univers. En cet homme, elle avait pris chair. En lui, tous avaient reconnu sa gloire. Mais cette traduction était tributaire de la compréhension de ce qu’était à l’époque le cosmos. Une vision de Dieu agissant aussi comme une force supérieure, extérieure et inaccessible caractérisait ces représentations.
Un dialogue permanent avec la Source de Vie
C’est à nous déplacer vers une réception plus universelle de ce dynamisme transformateur partout à l’œuvre, que nous consacrons ce récit. Puisque chrétiens et enracinés dans la tradition biblique, nous éclairerons cette compréhension pour nous du Poème, ce dialogue permanent avec la Source de Vie, essentiellement à partir d’éléments tirés de ce lieu exceptionnel de réalisation que constitue le témoignage évangélique. Mais nous essaierons aussi de faire en sorte que ce que nous exprimerons du Poème, à partir de cet ancrage dont la vie de Jésus fut la terre d’accueil, puisse éclairer bien d’autres espaces culturels et spirituels traduisant, à leurs manières plurielles et différentes, leur coopération avec le dynamisme du Souffle créateur.
Si l’homme Jésus devint Souffle lui-même aux yeux de ses disciples, n’est-ce pas du fait de cette réserve de confiance et de foi vitales qu’il éveillait en chaque être, en chaque chose, en chaque événement ? C’est d’abord de cela qu’ils furent témoins. C’est pour les avoir eux-mêmes relevés, les avoir fait participer, de manière très personnelle et intime, au dynamisme créateur du Poème de la Vie qu’ils le reconnurent. C’est ainsi qu’ils le définirent avec les termes qui se trouvaient alors à leur disposition, comme Christ : Oint en cette Source vitale par la grâce du Poème. C’est en cela qu’il accepta d’être, saisi qu’il fut par ce Souffle saint, l’homme par excellence de la Parole : celui qui fait lever autour de lui les germes du Royaume. Tous ceux qui l’accompagnaient ou le croisaient sur leur route se laissaient saisir eux-mêmes à leur tour par cette puissante énergie de Vie dont il était à leurs yeux l’irrécusable témoin. Certes ils ne comprenaient pas tout ce qu’il disait, étaient souvent étonnés de ce qu’il faisait. S’ils le percevaient avant tout dans son humanité semblable à la leur, souvent surgissaient aussi des sortes de flashs qui les raccordaient un bref instant à son mystère.
Tous sont invités à l’énergie d’amour
Pour beaucoup, la rencontre avec le Christ, traduisant à leurs yeux la force agissante du Poème, eut un caractère exceptionnel, singulier, unique. Tous ne décidaient pas de le suivre, mais chacun s’en allait avec, gravée au cœur, cette parole de vie qu’il leur adressait en bénissant leur propre chemin sur lequel la Vie les avait appelés : « Va, ta foi t’a sauvé ! » Quelle reconnaissance alors se faisait en eux à l’égard de cette Source que nul ne possédait, mais dont l’eau vive semblait en tout être répandue. Ce n’est pas vers sa propre personne qu’il voulait les garder fixés, lui, le maître et l’enseignant de cette eau abondante. Mais vers ce Poème justement qui l’avait lui-même engendré, transformé, depuis le jour où, disent ses témoins, le ciel pour lui s’était ouvert tandis qu’il sortait ruisselant des eaux du fleuve. C’est ainsi que les écrivains du Royaume rendirent compte du surgissement éblouissant de force et d’amour survenu un jour dans sa vie. Mais ce qu’il annonçait avant tout, c’est que chaque femme, chaque homme pouvait à son tour la laisser jaillir en soi, cette force. Qu’il n’y avait aucune exclusive. Ôter les barrages, voilà ce qu’il proposait. Se laisser faire par cet amour qui, jusqu’aux pires épreuves, cherche à relever tout être, tout humain.
Pour relier tous ceux qu’il rencontrait, disciples ou inconnus, à cette même origine de la Vie, il aimait donner à cette dernière le nom de Père, Abba : avec ces deux premières lettres de l’alphabet hébraïque, alpha, bêta, il révélait déjà tout ce qui reliait le visible à l’invisible. Voilà un nom poétique qui faisait ce qu’il annonçait. Tous se trouvaient issus de la même Source, plongés dans les mêmes eaux transformatrices du Poème. Tous avaient part à l’énergie d’Amour qu’ils étaient invités à mettre en œuvre à leur tour. Dans d’autres traditions et d’autres cultures, cette vision de la Source originaire a été traduite par d’autres mots : Allah pour les uns, Atman pour les autres, Terre-Mère ou Gaia encore pour d’autres… Elle a été explicitée en termes de non-dualité ou bien d’unicité et de transcendance absolues, ou encore de Présence répandue dans toute la nature. Ces visions différentes ne sont pas exclusives les unes des autres. Il n’est plus acceptable de chercher à les recouvrir d’une seule interprétation dominante, ce que les références de la culture chrétienne ont pourtant bien souvent cherché à imposer.
Dans les celliers du cœur…
C’est cette puissance de nouveauté universelle que je cherche à honorer par ce livre-poème. Aujourd’hui encore, elle vient à toute femme, à tout homme, à l’humain en général, quelles que soient ses croyances ou incroyances, quel que soit le Dieu, la Source, la Vie, l’Énergie auxquels il se réfère ou pas. C’est cela que nous voudrions avant tout suggérer. N’étant pas théologien, on ne trouvera pas dans ce livre abondance de notes ni de références savantes. Il est plutôt le fruit d’intuitions, nourries par des lectures et vendangées dans les celliers du cœur. Des auteurs m’auront mis en chemin. Ce furent pour moi comme autant de poèmes qui me mettaient en marche. La « sainteté hospitalière » de Christophe Théobald, « l’humanisme évangélique » de Joseph Moingt, le « Dieu-avec-nous » de Jacques Pohier, ou encore la « victime pardonnante » de James Alison, entre autres, me rejoignent, cherchant, avec tout leur effort de théologiens proches de l’humain, à dire, du point de vue catholique, comment peut encore s’envisager un avenir pour le christianisme. Dans le monde protestant, André Gounelle, Raphaël Picon ou encore Jean-Marie de Bourqueney m’ont fait pressentir les richesses de la théologie du process née d’auteurs anglo-saccons, comme le philosophe Whitehead ou le théologien John B. Cobb. John Shelby Spong, par ailleurs, dessinant quant à lui la figure d’un « Jésus pour le XXIe siècle » fut aussi pour moi source d’inspiration au cours de l’écriture de ce récit. Il faudrait encore ajouter les intuitions fécondes du jésuite Teilhard de Chardin qui ne sont pas sans rejoindre, tel un grand poème théologico-poétique, toutes celles des auteurs précités. Je suis revenu avec joie, en écrivant ce livre, à certains aspects de sa vision grandiose traversant notre nuit.
Découverte juste après l’écriture de ce récit, l’œuvre du moine bénédictin d’origine belge, Simon Pierre Arnold, qui partage depuis cinquante ans la vie des habitants des Andes, m’est apparue quant à elle comme une sorte de grande confirmation jubilatoire [8]. Je retrouvais, amplifiées dans ses écrits d’une grande beauté poétique, les intuitions qui avaient été nourries par les auteurs précités. Il faudrait encore ajouter à ceux-ci le nom de Jean Onimus, grand lecteur de Teilhard de Chardin qui a ouvert lui aussi des pistes inexplorées sur la « béance du divin », ou encore celui de Richard Rohr, auteur spirituel américain de renom, de tradition franciscaine, malheureusement non traduit en français : l’ensemble de son œuvre est une ode à la réalité christique universelle dans laquelle toute réalité se trouve entraînée dans une sorte de danse cosmique avec le divin. Ainsi, telle la manne au désert, le pain de la Parole continue-t-il à se donner à tous les chercheurs du Poème qui vient.
Les terres d’accueil de l’infinie créativité
Ces références me situent avant tout dans la vaste tradition inspirée de l’Évangile. Celle-ci ne saurait cependant prétendre à une quelconque supériorité par rapport à tout autre chemin de quête de l’absolu, toute autre terre d’accueil du Poème. Ces références n’ont d’ailleurs pour visée que d’ouvrir ce qui longtemps fut pensé comme une voie exclusive ayant vocation à inclure toutes les autres. Il n’en est rien. C’est dans toute sa diversité et son pluralisme que l’humanité rend compte de l’infinie créativité de la Source dont le Poème est l’expression multiple et toujours neuve. J’espère que ce récit le suggérera. Il sera fréquemment fait référence à l’homme Jésus dans ce livre, selon les témoignages qui nous furent rapportés à son sujet. Mais nous préférerons cependant au terme « Christ », qualifiant la manière spécifique dont il s’abandonna à la puissance agissante de son Père, celui de Poème le faisant participer, à une place singulière et unique, au dynamisme transformateur et créateur initié par le Souffle de la Vie dans la totalité de l’univers. C’est en cela que cet homme fut lui-même poète par excellence du divin.
Dans l’Évangile, la scène de Zachée, juché sur un arbre et observant secrètement de loin celui dont il avait entendu dire qu’il était la lumière du monde, pourrait être placée à l’orée de ce livre comme une figure illustrant cette spiritualité des lisières dont il sera question. Le Poème, n’est-ce pas cette frontière mouvante entre ombre et lumière, cette lisière où l’humain s’ouvre à cet infini qui le dépasse, ce lieu mystérieux d’interaction et de transformation réciproque où l’un et l’autre communiquent et s’apprivoisent : de cet échange intime où se noue la rencontre entre souffles divin et humain, toute spiritualité est l’expression singulière ; même si chacune d’elle attribue, au mystère autour duquel elle gravite, des noms différents, voire si elle ne le nomme pas du tout comme c’est le cas pour une grande part de la quête contemporaine.
C’est de la lisière dont l’Évangile est le signe dont il sera principalement question ici. Mais de manière non exclusive, de telle sorte que « la spiritualité des lisières » pourrait aussi correspondre à une volonté de chercher à faire tomber tous les murs, autant entre notre propre vérité et celle des autres qu’entre le divin et nous-mêmes. Autour de cette figure de Zachée, Tomás Halík a écrit un ouvrage [9] tout à fait saisissant pour évoquer ces feuillages de l’existence humaine où chacun d’entre nous se cache, à la fois plein de peurs et de désirs, comme s’il cherchait à dissimuler une part de ses doutes, de son agnosticisme latent, mais aussi de son espérance. Ne pas savoir, n’être sûr de rien, mais se tenir en éveil, aux lisières, n’est-ce pas là l’attitude d’attente la plus confiante face au Poème à venir ? C’est avec des mots simples qu’une fois franchies les pages de cet avant-propos, j’ai cherché à traduire en langage poétique ce que j’avais saisi de ces intuitions. C’est en cheminant avec ces auteurs que j’ai d’abord assimilé pas à pas, pour moi-même, cette façon nouvelle d’envisager le Poème qui vient. Ce dont nous avons tous tant besoin : nourrir, quels que soient les obstacles rencontrés, notre foi en l’avenir du monde et de l’humanité.
Notes :
[1]. Dominique Collin, L’Évangile inouï, Salvator, 2019. [2]. Jean Lavoué, Le Poème à venir, pour une spiritualité des lisières, Médiaspaul 2022. [3]. Jean-Marie Martin, cf. le site http://www.lachristite.eu/ [4]. Raimon Panikkar [5]. Idem [6]. Jean-Marie de Bourqueney, Une théologie de la jubilescence, à paraître. [7]. Whitehead [8]. Simon Pierre Arnold, La Foi sauvage, bilan provisoire d’un théologien perplexe, éd. Karthala, 2011 ; Dieu derrière la porte, La foi au-delà des confessions, éd. Paulines, Lessius, 2016 ; Dieu est nu, Hymne à la divine fragilité, éd. Novalis, Lessius, 2019. [9]. Tomás Halík, Donner du temps à l’éternité, Les Éditions du Cerf, 2014.Source : Golias Hebdo n° 723