« Tristes tropiques » ecclésiastiques
Par Jacques Musset
L’évêque de Nantes, Laurent Percerou, vient de lancer dans son diocèse une « Année de l’appel » qui invite chaque chrétien-ne à prendre conscience de sa vocation au sein de l’Église. Mais la très forte insistance avec laquelle il pointe l’attention sur les vocations sacerdotales à susciter laisse entendre que, pour lui, là est le problème essentiel. Ce langage est récurrent depuis des années chez les évêques qui voient s’amenuiser de plus en plus les effectifs de leurs prêtres.
C’est une obsession chez certains qui recrutent à tout va dans des séminaires tradis ou qui ne sont pas regardants sur les candidats qui postulent à la prêtrise, dont bon nombre sont des fervents du maintien de la tradition avec un petit t. En lisant attentivement les propos de l’évêque de Nantes, je constate que, loin d’ouvrir sur des perspectives d’avenir, ils se situent dans la continuation de la pensée et de la pratique traditionnelle de l’Église catholique actuelle.
Une façon d’éluder ses propres responsabilités ?
Ce qui laisse d’abord pantois dans ses propos, c’est sa conception de la prière de demande. Pour lui, Dieu demeure l’être tout puissant qui, avec bienveillance, mais fermement, conduit en sous-main les vies humaines pour les orienter à réaliser sa volonté. J’entends l’objection : cette conception ne correspond-elle pas aux représentations religieuses de Jésus ? Je l’admets, mais il ne pouvait en être autrement pour lui, croyant juif du Ier siècle de notre ère. À son époque, il allait de soi que Dieu était le tout puissant, dirigeant de son ciel le monde, les humains et les événements, faisant la pluie et le beau temps, venant au secours des infirmités et des impuissances humaines. Au XXIe siècle, Laurent Percerou continue d’adhérer à cette conception au point de conclure : « Tout ce que nous demanderons au Père des Cieux, il nous l’accordera ». Or, nous ne vivons plus dans le contexte culturel et religieux de Jésus. Depuis la Renaissance, l’immense recherche scientifique déployée pour connaître les réalités du monde et de l’homme ont bousculé et périmé les anciennes représentations chrétiennes, dont celle de la prière de demande. L’Église catholique institutionnelle, « assurée dans sa vérité » (Hans Küng), campe cependant toujours officiellement sur ses antiques conceptions ce qui les rend inaudibles et incroyables pour les hommes et les femmes de notre temps épris d’esprit critique. Affirmer haut et fort, comme le fait notre évêque, que l’on obtiendra de Dieu tout ce qu’on lui demande pour « la bonne cause », en étant sûr que c’est la « bonne cause », c’est vivre dans le monde d’avant-hier, et c’est s’exposer à ne pas être pris au sérieux.
Comment, de sa part et de celle de ses confrères, continuer depuis des décennies à solliciter Dieu de faire advenir des vocations de prêtres sans qu’il y ait d’effet concluant, et ne pas s’interroger ? N’est-ce pas une obstination déraisonnable ? On avance dans des milieux ecclésiastiques que si Dieu appelle largement, le peu de résultats viendrait du manque de générosité des jeunes gens censés avoir la vocation qui seraient atteints par la tiédeur de la sécularisation ambiante prêchant le confort et la tranquillité ! Outre que de tels propos sont des tentatives voilées de pression et de culpabilisation, leurs auteurs ne se dispensent-ils lâchement d’analyser les véritables causes du malaise catholique et de s’interroger sur leurs propres responsabilités ?
« Ce qui a changé peut changer »
Une seconde raison d’être décontenancé par les propos de Laurent Percerou, c’est que, sans le dire explicitement, il envisage que l’avenir de l’Évangile va continuer à s’écrire dans les formes, les langages et l’organisation du passé. Sa récente nomination à son conseil épiscopal d’une femme comme « déléguée générale » n’y change rien de fondamental. Il n’y a donc rien à changer dans le système clérical ni dans le système dogmatique qui sont les deux piliers du catholicisme. Pour lui, la communauté chrétienne, ne peut se concevoir sans le prêtre qui en est le pivot essentiel. Comment le prendre au sérieux ?
En effet, ce qu’on appelle le système clérical actuel, c’est-à-dire la hiérarchie religieuse sacralisée (pape, évêques, prêtres et diacres) qui a pouvoir en tous domaines (liturgique, doctrinal, disciplinaire) ne peut se réclamer de Jésus ni de la pratique des premières communautés chrétiennes, en s’appuyant sur des justifications indues que l’on tire des évangiles lus littéralement. Ce système est né au cours du IIe siècle, comme le démontre fort bien Joseph Moingt dans son livre testament L’esprit du christianisme, il s’est substitué à l’animation communautaire des premiers groupes chrétiens. C’est, selon lui, l’une des premières et graves « déviations », qui a affecté négativement la vie de l’Église. La Réforme au XVIe l’a fort bien compris qui a remis en honneur le sacerdoce universel, en abolissant la hiérarchie religieuse.
Par ailleurs, le système dogmatique catholique dont la hiérarchie catholique se considère la gardienne et qui est à ses yeux immuable est lui aussi relatif. Ce qui en est le cœur (les grands dogmes christologiques et trinitaires des IVe et Ve siècles) est l’expression de la foi de chrétiens de culture grecque, une expression culturelle datée et qui n’est plus recevable aujourd’hui. D’une part, ses auteurs ont pris comme base des textes évangéliques ou pauliniens en les lisant littéralement et ils en ont surfait le sens comme le montre l’exégèse actuelle et, d’autre part, ils ont élaboré une doctrine en se servant des représentations et des concepts de leur culture, incompréhensibles par les modernes.
Qu’est-ce qui empêche de repenser à nouveau frais l’organisation de l’Église catholique en redonnant au peuple chrétien la responsabilité entière de s’autoanimer et conjointement de rechercher des expressions actualisantes de la foi en Jésus et en son Dieu qui soient crédibles à notre époque ? Rien en réalité, sinon la peur d’abandonner ce que l’on croit à tort comme labellisé divinement pour les siècles des siècles. Quel aveuglement de continuer à absolutiser ce qui n’est que relatif ! À ce sujet, le théologien Congar aimait à dire à ses auditeurs ecclésiastiques et laïcs : « Ce qui a changé peut changer ». Et en écho Jean Sulivan d’ajouter : « Ce qui est dit (le message évangélique) reste à dire (dans les conditions nouvelles de l’existence des humains) ».
Des chrétiens qui aspirent à vivre l’évangile
Ce serait se tromper lourdement de penser que les propos de cet article sont inspirés par des comptes à régler avec l’Église catholique. Le seul motif qui me fait prendre la plume depuis des années, c’est ma passion de l’Évangile dont je constate combien il est fermement tenu en laisse par les systèmes hiérarchique et dogmatique catholiques. Ce que je souhaite vivement, c’est un effort de lucidité de la part de la hiérarchie et de celles et de ceux qui la suivent. Est-il possible qu’ils fassent, sans a priori et avec rigueur, le diagnostic de la réalité catholique présente qui part à vau-l’eau et qu’ils se questionnent sans arrière-pensée sur les causes de ce désastre ? Nous sommes de nombreux catholiques à être partenaires de cette tâche. Mais ils nous ignorent, tout en étant résolument, disent-ils, pour l’échange et le débat. Nous ne sommes pas des fossoyeurs du christianisme, comme certains l’expriment pour se conforter inconsciemment. Nous ne sommes que des chrétiens qui aspirons à vivre l’Évangile, personnellement et communautairement, dans le siècle où nous vivons. Comment se fait-il que nos questionnements soient systématiquement considérés comme impertinents et déviants ?
Cet article-bouteille à la mer, après bien d’autres venant de tous horizons, éveillera-t-il l’attention de ceux qui sont actuellement en responsabilité dans le catholicisme ? Ils ne sont pas l’Église catholique à eux seuls – Dieu merci, et je ne l’oublie pas – mais rien ne peut réellement changer institutionnellement sans que de leur part ils prennent du champ par rapport à l’existant et s’interrogent sur sa pertinence en notre temps. Je le souhaite, mais au train où vont les choses, il m’arrive plus souvent d’en douter.
Ce qui me conforte toutefois face à la situation du catholicisme qui se « sectarise », c’est d’être convaincu que l’Évangile, hier comme aujourd’hui et demain, n’est pas emprisonné par des enclos verrouillés, mais circule librement, porté par des croyants et des non-croyants fidèles aux exigences de leur conscience.
L’humanisme vécu par Jésus et mis en lumière par les témoignages des premières communautés chrétiennes est à l’œuvre dans notre monde, disséminé dans le quotidien des humains qui s’efforcent de vivre en vérité. J’en vois chaque jour des illustrations autour et loin de moi, et je rends grâce qu’il rayonne dans notre monde si ténébreux à travers tout ce qui s’humanise en permanence. Certes, cela n’a rien à voir avec les fastes religieux de la chrétienté et ce qu’il en reste encore. Mais là se manifeste à coup sûr, le Royaume dont parlait Jésus, c’est-à-dire le monde nouveau dans l’épaisseur de l’humain humanisé et en voie d’humanisation. En mon fond le plus intime, je ne suis pas inquiet pour l’avenir et la fécondité de l’Évangile !
Source : Golias Hebdo n°725