Par Jacques Musset
L’article de José Arregi [1] sur le gros livre qui décrit avec minutie l’expérience de Boquen, animée par B. Besret me rappelle mes liens avec l’abbaye et son animateur.
Je les évoque dans ces quelques pages ; ils ont été importants dans mon évolution et ont donné lieu à la naissance de communautés de base à Nantes qui sont toujours vivantes, bien que vieillissantes…
L’abbaye de Boquen était en Bretagne un pôle d’attirance pour les chrétiens en recherche d’une existence évangélique vécue dans la modernité. Le vieux monastère du 12e siècle, tombé en ruines à la révolution, avait repris vie en 1936 à l’initiative d’un moine, Alexis Presse, dont l’ambition était de revenir à la règle primitive de l’ordre cistercien. Avec quelques compagnons, vivant dans la pauvreté et même l’indigence, il avait trimé, relevé l’abbatiale et quelques pièces du couvent. Quand en l953, se présenta une recrue du nom de Bernard Besret, le vieux Père Abbé crut qu’il avait trouvé un successeur en ce garçon si vif, si intelligent et si passionné par la recherche de l’absolu. Il l’envoya se former à Rome, non sans quelques réticences. Il n’avait pas tort. C’était juste avant le concile. À l’université pontificale qu’il fréquenta, le jeune moine découvrit en effet une conception du christianisme qui ne concordait pas avec celui du vieux moine fondateur. L’enjeu était de taille : l’Évangile était à vivre au cœur des réalités humaines quotidiennes. Du coup, la vie monastique apparut au jeune moine moins comme le lieu d’une recherche individuelle d’union à Dieu dans le retrait du monde que comme un pôle de ressourcement pour des chrétiens de tous horizons et aussi pour tout homme en quête du sens de sa propre vie. L’aventure du Boquen à venir allait découler de cette conviction. Quand Don Alexis mourut en 1965, Bernard Besret, élu prieur, commença à mettre en œuvre son projet. Les portes du monastère s’ouvrirent, les foules accoururent, les débats sur les questions essentielles, sans qu’il y eût de sujet tabou, se multiplièrent et la liturgie devint créative et participative. Un grand vent de liberté souffla ainsi pendant quelques années sur ce coin perdu de Bretagne qui était devenu une sorte de laboratoire de communauté chrétienne renouvelée par l’esprit de l’Évangile et interrogée par les sciences humaines.
Ma première rencontre avec l’abbaye de Boquen eut lieu en octobre 1969, quelques mois après la destitution de Bernard Besret de sa charge de prieur. Durant l’été précédent, il avait souhaité publiquement que chaque prêtre, chaque religieux et religieuse puissent bénéficier d’une année sabbatique afin de se déterminer librement vis-à-vis de leur célibat, engagement pris dans des conditions psychologiques douteuses. La réaction des autorités romaines et de l’ordre cistercien ne s’était pas fait attendre : l’occasion était belle de sanctionner ce prieur insupportable qui, à leurs yeux, bradait la vie monastique, en prenait à son aise avec la doctrine et les règles de l’Église et avait fait de l’abbaye une auberge espagnole. En nommant à sa place un autre moine beaucoup plus âgé, qui venait de l’abbaye de Lérins et qui avait passé toute sa vie à l’abri des hauts murs conventuels, on espérait stopper la fièvre qui avait contaminé ce lieu si paisible. Un mois après son arrivée, aux vacances de la Toussaint 69, j’emmenai à Boquen un groupe de lycéens pour une retraite. Mon contact avec le nouveau prieur Guy Luzensky me laissa penser qu’il se situait dans la même ligne que son prédécesseur, avec la brillance en moins, mais avec une semblable détermination et une profondeur qui m’impressionna. À mon retour à Nantes, quand je racontai à mes confrères aumôniers de lycée qu’à l’Eucharistie nous avions communié avec des craquelins, sorte de biscuit breton, et non avec des hosties, deux d’entre eux, desservant le lycée de filles, connus pour leurs positions traditionnelles manquèrent de s’étouffer, protestèrent et déclarèrent que décidément à Boquen on faisait n’importe quoi. Pendant trois ans, quelques amis et moi-même avons pris l’habitude de nous y rendre plusieurs fois dans l’année. Bernard Besret était revenu et l’aventure de la « Communion de Boquen » [2] continuait sous la forme de débats, de conférences, de célébrations et aussi de week-ends d’études bibliques et théologiques qui avaient lieu en dehors de l’enceinte de l’abbaye. En l972, eut lieu à Rennes un important « rassemblement des chrétiens en recherche » à l’initiative de plusieurs groupes, notamment la Vie Nouvelle et Boquen. Douze cents personnes y participèrent, toutes animées par le désir de vivre un christianisme libéré du dogmatisme et du moralisme et appelant à la responsabilité personnelle. J’y suis allé avec des amis. Les évêques de l’Ouest s’émurent et mirent en garde contre ces revendications qui bousculaient le bon ordre dont ils étaient les gardiens. Mais que peut-on contre un raz de marée d’insoumis ?
En l973, germa dans la tête des quelques Nantais qui fréquentaient Boquen l’idée de faire exister localement ce que nous venions chercher dans la vieille abbaye bretonne. Au lieu de courir à cent lieues pour respirer un peu d’air frais, ne pouvions-nous pas créer sur place un espace de liberté pour nourrir notre vie spirituelle et intellectuelle ? En octobre 73, les décisions furent prises et naquirent en même temps deux groupes répondant à des objectifs différents. Le premier, un groupe de célébration mensuelle, était axé sur le partage de l’Évangile et de l’Eucharistie vécu communautairement, démocratiquement et festivement. Le second était centré sur la recherche d’une intelligence de la foi vécue dans la modernité et donc faisant appel à toutes les ressources du moment : exégèse biblique, philosophie, théologie, sciences humaines, histoire. On le baptisa avec humour : P.I.F., c’est-à-dire « Pour une intelligence de la Foi ». Le premier groupe se réunit pour la première fois à Noël 73 dans une maison d’accueil du diocèse tenue par des religieux dont le responsable était l’un des nôtres. Ateliers de réflexion et de création, y compris pour les enfants, célébration commune et repas commun préparé avec les apports des uns et des autres, tels furent les trois temps de cette mémorable soirée qui devaient devenir la structure habituelle des rencontres. Bientôt, en raison de son importance, le groupe se scinda en deux. Une troisième communauté de base vit le jour un peu plus tard dans le vignoble. Chacune avait sa vie propre, mais nous communiquions par le biais d’une petite revue interne, « L’Échangeur », que nous adressions aussi à l’évêque de Nantes, en guise de communion, et à d’autres communautés françaises du même type que les nôtres avec lesquelles nous avions pris contact. Par ailleurs, nous nous rassemblions pour célébrer les grandes fêtes chrétiennes ainsi que l’accueil ou le baptême de certains enfants. Il y eut même un mariage. Nos hôtes, habitués à des cérémonies bien rangées, regardaient avec un œil intrigué nos façons de faire qui leur paraissaient bien étranges. « Le grand chamboulement » de la chapelle en inquiétait plus d’un. Pour notre part, nous étions heureux d’avoir franchi le cap des bonnes intentions et de faire advenir une démarche qui avait pour nous du sens, même si elle était exigeante. Elle demandait en effet de la part des uns et des autres une implication personnelle pour préparer les célébrations et assumer les diverses responsabilités liées à la vie des groupes.
Quant au groupe « PIF », sa première manifestation eut lieu en février 74. Trois week-ends étaient programmés dans l’année, animés par les meilleurs biblistes et théologiens du temps, réputés pour leur liberté de parole, ainsi que par quelques penseurs et spirituels en vue. Ainsi défilèrent entre autres au cours des dix premières années les dominicains Cousin, Duquoc, Pohier, Jacquemont et Jossua, les jésuites Moingt, Ribes et Valadier, le passionniste Stanislas Breton, le pasteur protestant André Dumas, le psychanalyste Gérard Séverin, les trois grands spirituels, Marcel Légaut, Jean Sulivan et Maurice Bellet, le poète et mystique Paul Baudiquey, amoureux de Rembrandt, de Bosch et de Chagall… Comment oublierais-je la justesse des analyses de Joseph Moingt ? Elles concernaient la crise présente du christianisme, la fin d’un régime de chrétienté sociologique et l’avènement d’une nouvelle manière de croire faisant appel à une démarche de liberté.
[1] https://nsae.fr/2022/10/18/bernard-besret-lutopie-de-boquen/ [2] Appellation de l’aventure communautaire vécue à Boquen, du temps de B. Besret et de Guy Luzenski, prônant un christianisme critique, lyrique et politique.Tiré de mon livre « Une vie en chemin », autobiographie spirituelle, Siloë, 2007, chapitre 3 : Sur les marges de mon Église, pages 105-107