Le repas du Seigneur : la fraternité mise en œuvre
Par Nicolas de Bremond d’Ars
De nombreuses voix s’élèvent, depuis une vingtaine d’années, pour proclamer que le salut du catholicisme passera par les petites communautés fraternelles, celles qu’on appelait autrefois, en Amérique latine, les communautés de base.
Pourtant, à voir ce qui se passe aujourd’hui en France et en Europe, on n’a pas l’impression que ce mouvement de transformation du catholicisme soit puissant. Les formes anciennes de structuration des groupes catholiques perdurent, et la messe demeure le rassemblement type auquel tout se mesure. Plus exactement, la messe « pleine », « remplie », « débordante » avec des centaines de fidèles est l’image d’accomplissement de la vocation chrétienne catholique.
Il y a donc une tension entre ce qui semble être une anticipation prophétique et une réalité concrète soutenue par l’institution ecclésiale. J’en veux pour preuve la course effrénée aux prêtres, qui mobilise toutes les instances ecclésiastiques malgré son échec persistant. Comment expliquer cet écart ?
Je m’appuierai sur les recherches de Martin Pochon, exégète. Dans son magistral travail sur la Lettre aux Hébreux, il montre comment la lettre gauchit un épisode de la Genèse (Abraham revenant victorieux et accueilli par le roi de Salem, Melchisédech) pour subvertir l’institution du Temple avec son personnel lévitique (prêtres et lévites), qui est remplacé intégralement par Jésus-Christ. Et comment la théologie catholique s’est appuyée là-dessus dès le Moyen-Âge pour étayer l’institution cléricale : les prêtres sont chargés de célébrer le sacrifice de la messe pour le salut du monde. Le résultat est que la messe est envisagée comme sacrifice, et non plus comme le repas fraternel décrit par Paul dans 1 Co 11.
Vatican II a voulu réintroduire la vision du repas fraternel, mais n’ayant pas eu l’audace d’une réforme vigoureuse, la messe véhicule aujourd’hui les deux théologies, qui s’avèrent contradictoires sur le plan pastoral.
En effet, la théologie de la messe-sacrifice oriente tout le peuple de Dieu vers le Père, dans l’union avec et par le Fils qui s’est offert en médiateur. Chaque fidèle se sait « fils » du Père, mais pas nécessairement frère des autres. Ce qui est donc constitué par cette messe, c’est une fratrie (au sens vétérotestamentaire) assemblée en peuple. Tandis que la messe-repas du Seigneur tourne les fidèles
les uns vers les autres, les instaure comme frères autour du « frère aîné d’une multitude », Jésus-Christ, tous ensemble découvrant « leur » Père. D’un côté une priorité à la relation filiale, de l’autre une priorité de la relation fraternelle. Et les communautés « de base » ou fraternelles appartiennent à la deuxième version.
Nous voici dans le piège, que l’Esprit Saint s’efforce de dénouer en refusant depuis soixante ans de renouveler le clergé. Plus de prêtres, plus de messes ! Il veut nous orienter vers cette fraternité qui sauve le monde, particulièrement lorsque s’affrontent deux logiques : celle de l’individualisme exacerbé, et celle des nouveaux totalitarismes (la pensée unique).
Le repas fraternel du Seigneur en est la clé. Comment la mettre en œuvre ?
D’abord, en refusant d’opposer messe et repas fraternel. Le repas du Seigneur ne conserve sa puissance que si la fraternité est effectivement mise en œuvre, et surtout s’il ouvre à la reconnaissance de la filiation. Ce sont des frères qui découvrent le Père, mais s’ils ne le connaissent pas, ils ne peuvent accueillir le « don de Dieu » : l’Esprit envoyé du Père pour unir au Fils et qui étaye la fraternité dans l’« amour fraternel », l’agapè.
Le repas du Seigneur peut être la structure ecclésiale de base qui fait aujourd’hui défaut. D’abord parce qu’il fait une grande place à l’Esprit saint – Celui que la théologie catholique latine avait relégué au second plan. L’Esprit est celui qui assure la relation entre les frères, et il n’est pas réduit au rôle de faiseur de miracles. Deuxièmement, il réactive la mémoire du Seigneur à chaque occasion, ce que bien des équipes d’aujourd’hui ne font que peu ou pas. Enfin parce qu’il contraint les équipes homogènes à sortir partager leur nourriture propre avec ceux
qui leur sont hétérogènes ; c’est la rencontre des différences irréductibles.
Je conclus mon propos.
Lorsque l’on cherche à promouvoir ce qu’on appelait autrefois les « communautés de base », on doit articuler cela à l’eucharistie, et sortir de l’affrontement. L’ordre néotestamentaire est d’abord la fraternité, puis la filiation ; il ouvre à l’universel.
Source : Les Réseaux des Parvis n°113