Les Territoires zéro chômeur de longue durée sont « tout sauf anecdotiques »
Propos recueillis par Julie Clair-Robelet
Dans le livre « Repenser l’emploi », Jean-Christophe Sarrot, co-responsable du réseau Wresinski Emploi-formation d’ATD Quart Monde et Annaïg Abjean, ancienne directrice de la Mission régionale d’information sur l’exclusion de Rhône-Alpes et l’une des initiatrices de l’Entreprise à but d’emploi de Villeurbanne, décryptent la vision de l’emploi et le projet de société que construit l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée.
En quoi l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée peut-elle être une « manière radicale de repenser l’emploi » ?
Annaïg Abjean : Nous sommes nombreux à avoir eu, dès le départ, l’intuition que ce n’était pas seulement une expérimentation pour lutter contre le chômage, mais qu’elle permettrait aussi de réinventer l’emploi et le travail. Des signaux commencent à montrer qu’effectivement elle vient poser, bien au-delà des Entreprises à but d’emploi, la question du rapport au travail, de ce qu’est un travail décent, des conditions de travail… Territoires zéro chômeur de longue durée est également libérateur par rapport à l’enjeu de responsabilité individuelle qui pèse trop souvent sur les personnes privées d’emploi. Cela permet de se dire que la responsabilité est collective et donc bien plus importante, agissante. C’est tout sauf anecdotique.
Les réponses mises en place dans les Entreprises à but d’emploi sont parfois encore balbutiantes. Mais elles répondent à des enjeux qui prennent énormément de place dans le monde de l’entreprise en général. Les premiers Territoires zéro chômeur, avec quelques autres projets de l’économie sociale et solidaire, sont des éclaireurs. Ils défrichent des chemins qu’il faut explorer de manière bien plus collective.
Jean-Christophe Sarrot : Nous vivons une époque de bouleversements sur la question de l’emploi : des milliers de personnes s’interrogent sur le sens de leur travail… Il y a un sentiment d’impuissance face aux questions de chômage, parce qu’on ne voit pas de solutions alternatives qui puissent vraiment marcher. Territoires zéro chômeur de longue durée en est vraiment une en permettant à des personnes privées d’emploi durablement d’accéder à un emploi décent. Il faut que l’ambition de cette expérimentation pénètre dans l’imaginaire de chacun et chacune.
Quels sont les éléments qui, dans les Entreprises à but d’emploi, peuvent faire évoluer la perception du travail ?
Annaïg Abjean : Le CDI est vraiment l’élément déclencheur. Il permet de se projeter individuellement, de s’engager collectivement dans un projet d’entreprise, de s’imaginer capable de faire des choses. Il y a ensuite le « temps choisi » : les personnes embauchées choisissent leur temps de travail. C’est une condition du changement.
La question de l’emploi décent est également primordiale. Quand on demande aux personnes ce qu’elles ont envie de faire, beaucoup répondent qu’elles peuvent tout faire, mais qu’elles veulent avant tout travailler dans des conditions de travail dignes, avoir des relations avec leurs collègues, qu’on sache comment elles s’appellent…
Vous présentez l’emploi comme « un commun ». Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?
Jean-Christophe Sarrot : Dans l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, les emplois sont de proximité et on propose aux personnes de s’inscrire dans un collectif de travail, mais aussi avec un collectif d’habitants et d’acteurs locaux. L’emploi décent peut ainsi être un « commun local », à côté de l’emploi privé et de l’emploi public sur le territoire. Les trois sont complémentaires et doivent avoir les meilleurs moyens d’exister. Construire l’emploi comme un commun, c’est l’ancrer dans un territoire, dans un collectif d’acteurs locaux, et d’habitants, c’est réfléchir à une gouvernance commune. Cela ouvre des perspectives.
Fin 2022, 50 territoires devraient être habilités. Comment faire pour que le passage à une plus grande échelle ne modifie pas l’essence même du projet ?
Annaïg Abjean : Je crois beaucoup à la vertu un peu miraculeuse de la coopération. Pour moi, il y a eu un acte fondateur, quand les dix premiers territoires ont affirmé : « on est dans une course et c’est le dernier arrivé qui va imposer le tempo ». Il y a des territoires qui ne sont pas d’accord entre eux, qui ne fonctionnent pas de la même façon, mais il existe une solidarité, des échanges d’informations sur ce qui fonctionne ou non. C’est une chance pour les 50 territoires suivants, et les 150 et les 500…
Jean-Christophe Sarrot : Il ne faut pas oublier l’esprit du projet et la place des personnes très éloignées de l’emploi, aussi bien au niveau local que national. Il est également nécessaire d’avoir une gouvernance transparente, de ne pas hésiter à se parler des difficultés. Il sera important d’aller jusqu’au bout de la révolution que contient cette expérimentation en interrogeant aussi le système comptable et fiscal des Entreprises à but d’emploi. On peut réfléchir ensemble à ce qu’il est important de compter dans une entreprise et comment le compter. Sinon, on se heurtera à des limites, parce qu’à la fin de l’année il faudra toujours avoir un bilan équilibré. Pour ces points, je suis inquiet.
Il faut redoubler d’énergie, de vigilance et d’ambition, parce qu’on est au milieu du gué. C’est non seulement vital pour la lutte contre le chômage, mais aussi pour l’écologie des territoires, leur santé, leur avenir. Il faut voir les Territoires zéro chômeur de longue durée comme une arme pour la transition écologique, un outil incomparable.
Photo : © Territoires zéro chômeur de longue durée