L’affaire Rupnik : le scandale au plus haut niveau
Par Régine et Guy Ringwald.
Les révélations et les commentaires en tout sens qui se sont succédé, en ce mois de décembre 2022, sont-ils le premier chapitre de l’affaire Rupnik ? Un scandale d’abus sexuels qui rejoindrait les plus célèbres sur une liste déjà longue. Marko Rupnik est de ces monstres sacrés qu’on n’attaque pas : il a couvert les plus célèbres sanctuaires mariaux de ses mosaïques. Il est un personnage en vue au Vatican où il s’est fait une place jusque dans les dicastères et dans l’entourage personnel du pape. Ce qui vient maintenant au jour est terrible : Marko Rupnik est un prédateur sexuel qui sévit auprès des religieuses depuis plus de trente ans. Il est jésuite et tout montre qu’à ce titre il a bénéficié d’une protection sans faille, au point que sur cette longue période, seuls deux épisodes sont maintenant connus. Autrement dit, l’affaire, si l’omerta continue à être fragilisée, n’en est qu’à ses débuts.
L’autre aspect, qui alourdit beaucoup la portée de ces révélations, c’est la qualité et le niveau des protections dont Rupnik a de toute évidence bénéficié. On n’est plus dans un lointain diocèse et les protecteurs ne sont plus des autorités locales, fussent-elles de haut niveau, on est entre jésuites, et au Vatican. L’attitude du pape, ses interventions éventuelles sont mises en question. La mise sur la place publique de l’affaire Rupnik a pris tout le monde de court : les réactions ont été maladroites, parfois ridicules, les commentaires s’en ressentent qui distinguent, tout en les mêlant, deux épisodes qui ne sont que la partie visible des agissements de Marko Rupnik.
Marko Ivan Rupnik est slovène. Il est aujourd’hui âgé de 68 ans. Il n’est pas un grand responsable de la Curie, il ne fait pas partie du gouvernement de l’Église, c’est un artiste, un très grand artiste même (nous prononcer sur ce point n’est pas du ressort de cet article). Il est mosaïste. Avec les membres du Centre Aletti dont nous reparlerons, il a puissamment œuvré au prestige d’un grand nombre de « sanctuaires » majeurs dont la chapelle Redemptoris Mater au Vatican, la façade de la basilique de Lourdes, le fond d’un autel à Fatima, le grand centre marial d’Aparecida, au Brésil. Ses multiples réalisations l’ont aussi mené à Madrid et en Australie, à Cracovie (sanctuaire Jean-Paul II) et à Washington (chez les Chevaliers de Colomb [1]), et en bien d’autres lieux.
Peu connu du grand public, même catholique, il avait, au contraire, tout pour être bien connu à Rome, et il s’y est employé. Jésuite, ce qui à son niveau garantit un bon réseau, il peut se prévaloir de l’amitié de trois papes successifs, de Jean Paul II à François. Il est consulteur d’au moins trois dicastères dont celui sur le clergé (où il est en compagnie de Hans Zollner, lui-même jésuite, spécialiste de la lutte contre les abus et membre de la commission pour la protection des mineurs), celui sur le culte divin et la discipline des sacrements (cela ne manque pas de sel, nous allons le voir), le dicastère pour l’évangélisation. Il doit être aussi un grand maître spirituel puisqu’il donne des conférences, anime des séminaires pour des prêtres ou des religieuses et, naturellement, il dirige des exercices spirituels ignatiens.
Ce qui est connu de l’affaire
Reconstituons les grandes lignes de ce qui, à ce jour, est connu de l’histoire. Au début des années 1980, Marko Rupnik participe à la fondation de la communauté Loyola, communauté de moniales dans les environs de Ljubljana, avec Ivanka Hosta qui deviendra la mère supérieure du couvent. A partir de 1992, commencent à se faire jour des allégations d’abus psychiques, abus de conscience et abus sexuels sur la personne de plusieurs religieuses dont une va, en décembre 2022, faire des déclarations explicites qui vont révéler publiquement la gravité du problème. En 1993, en conflit ouvert avec Ivanka Hosta, Marko Rupnik quitte la Slovénie et, en 1995, il prend à Rome la direction de l’atelier d’art religieux du Centre Aletti, un lieu de production artistique où il développe une théologie de l’art, imprégnée de spiritualité ignatienne et de culture orthodoxe. C’est là, qu’avec ses équipes, il va produire les œuvres qui décorent tant de lieux saints partout dans le monde. Pas gratuitement d’ailleurs, il se fait rémunérer au prix du marché. On dit qu’il est aujourd’hui très riche. C’est ainsi qu’entre 1996 et 1999, il supervise la rénovation de la chapelle Redemptoris Mater dans les appartements pontificaux : on parle pour cette seule réalisation d’un prix de 1,7 million d’euros [2].
Sautons à 2015, car au moment où nous écrivons, l’histoire reste encore très lacunaire, ce qui d’ailleurs pourrait recéler bien des surprises à venir. En 2015, Marko a, avec une femme adulte (une novice italienne selon certaines sources), une relation « condamnée par le sixième commandement », et il lui accorde l’absolution en confession. Voilà qui constitue un crime de la plus haute gravité au regard du droit canonique : « absolution du (en l’occurrence de la) complice ». Cela vaut excommunication automatique (latae sententiae). L’affaire est remontée aux jésuites en 2018. En juin 2019, ils imposent à Rupnik des restrictions de son activité spirituelle, mais cela ne sera connu que tout récemment. L’unanimité des juges de la Congrégation pour la doctrine de la foi confirme, en janvier 2020, la qualification du fait, et l’excommunication est prononcée en mai de la même année. Curieusement, elle est levée en ce même mois de mai. Par qui ? Nous verrons dans ce qui suit que c’est une grave question.
Revenons au volet de l’affaire qui concerne ce qui s’est passé à la communauté Loyola. Deux témoignages publics, précis mais récents, fondent les accusations : l’une de la première victime qui s’est exprimée, l’autre de la secrétaire de Ivanka Hosta. Une enquête est confiée à Daniele Libanori, évêque auxiliaire de Rome, un jésuite. Pendant ce temps, plusieurs membres de la communauté établissent les allégations de coercition et d’emprise contre Rupnik. La Congrégation pour la doctrine de la foi est saisie et demande une enquête préliminaire aux jésuites qui envoient leurs conclusions, tandis que Libanori conclut que les témoignages des religieuses sont crédibles. Selon des sources proches du diocèse de Rome, au moins neuf femmes ont accusé Rupnik. En juillet 2021, les jésuites renforcent les sanctions contre Rupnik. En octobre 2022, le dicastère pour la doctrine de la foi juge qu’il y aurait matière à poursuites mais qu’il y a prescription, et clôt le dossier. Il refuse de lever la prescription malgré la réclamation du procureur des jésuites qui fait valoir la gravité du cas qu’il qualifie d’effroyable.
La vraie mesure du problème va se dégager de la confusion qui règne dans les réactions déclenchées par la révélation de cette affaire, puis lors des premiers témoignages.
Les jésuites pris en défaut
Entre le 2 et le 4 décembre 2022, éclate le scandale, d’abord révélé par trois médias : Silere non possum, Missa in Latino [3] et Left. On y apprend tout à la fois les allégations contre Marko Rupnik, d’abus qui se seraient déroulés de 1985 à 1993 dans un couvent en Slovénie, où il était accompagnateur spirituel. On apprend en même temps qui est Rupnik, le mosaïste, présenté de plus comme proche conseiller de François. Puis, devant la gravité des faits et l’ampleur que peut prendre le scandale, les jésuites s’expriment. Leur communication a minima est un désastre.
Le 5 décembre donc, la Compagnie de Jésus rend publique une note émise le 2, mais demeurée à usage interne : ils parlent de ce qui s’est passé en Slovénie, ils font savoir que Marko Rupnik faisait l’objet d’une restriction de ses activités spirituelles et sacramentelles, sauf approbation de son supérieur : interdiction de confesser, d’exercer la direction spirituelle, de diriger les exercices spirituels, de prêcher. Peine jugée bien légère, d’autant plus qu’on apprend vite que l’intéressé y déroge, sensément avec l’autorisation de son supérieur. Ses activités artistiques ne sont pas touchées par ces mesures. Rien au sujet de l’autre affaire, l’excommunication.
Heureusement, des voix se sont élevées, et d’abord celle de l’ancien provincial de la province euro-méditerranéenne, Gianfranco Matarazzo, qui parle de tsunami d’injustice, de manque de transparence, de gestion douteuse, de communauté apostolique sacrifiée au chef. Il demande à la congrégation d’assumer sa pleine responsabilité, une reconstitution détaillée des faits, l’ouverture des archives, et l’intervention de Hans Zollner. Daniele Libanori s’exprimera dans le même sens.
Le 7 décembre, c’est le supérieur général de la Compagnie de Jésus, Arturo Sosa, qui monte au créneau, mais au risque de devoir ensuite se contredire. Dans une interview au site portugais 7Margens, il défend les mesures prises, assure qu’elles ont été maintenues « parce que nous voulons creuser encore l’affaire pour voir comment nous aidons les personnes concernées ». Poussé sur le silence observé sur cette affaire, il ose : « Nous ne sommes pas obligés de publier chaque cas, les déclarations publiques doivent être faites quand la chose est publique ; quand ce n’est pas le cas, il n’y a rien à faire, et cela ne veut pas dire qu’on cache quelque chose. Nous n’avons rien à cacher. » Le 9, le site conservateur Missa in latino révèle le cas d’excommunication. Arrive une pluie de questions : pourquoi l’excommunication a-t-elle été levée ? Pourquoi la prescription est-elle maintenue pour les accusations d’abus ? Le 14, poussé par une question de Nicole Winfield d’Associated Press, Arturo Sosa doit reconnaître l’affaire de l’excommunication, et dit maintenant que les mesures de restrictions ont été imposées à Rupnik pour cette raison. Quant à Hans Zollner, il reconnaîtra plus tard avoir reçu une plainte et l’avoir transmise, mais il regrette de n’avoir pas été suffisamment attentif à la suite.
Puis Johan Verschueren, supérieur majeur pour les Maisons internationales des jésuites de Rome, émet une déclaration officielle sur le site « Jesuits », invitant : « toute personne qui souhaite déposer une nouvelle plainte ou qui veut discuter de plaintes déjà déposées à nous contacter. Je vous assure que vous serez écouté avec compréhension et empathie. »
Du côté du Saint Siège, c’est le silence de toute part. Le dicastère pour la doctrine de la foi [4] dont le préfet est un jésuite, Luis Ladaria Ferrer, est strictement muet. Le pape François ne s’est pas exprimé. Le vendredi 16 décembre, le cardinal vicaire de Sa Sainteté pour le diocèse de Rome (évêque auxiliaire), Angelo De Donatis, en réponse à une question posée lors d’une réunion du conseil épiscopal, croyait pouvoir encore parler de calomnies visant Rupnik, ce qui a laissé rêveurs les évêques. Une semaine plus tard, le 23 décembre, il est contraint de publier une longue note contournée, dans laquelle il ment, affirmant d’entrée : « Le diocèse de Rome, fidèle à sa mission… estime de son devoir de se prononcer sur un cas désormais manifeste (sic) d’accusations médiatiques (sic) contre un clerc, le Père Marko-Ivan Rupnik… rendu responsable de graves abus… » Un peu plus loin, il reprend : « Le diocèse de Rome, qui n’était pas au courant (sic) jusqu’à récemment des questions soulevées… » Il concède qu’« il est du devoir de l’Église d’appliquer les critères de vérité qui sont les critères de Dieu ». Le 23 décembre mais pas le 16 ? De Donatis est ami de Rupnik, est-il besoin de le dire ? Il lui a d’ailleurs confié, ces dernières années, la rénovation de la chapelle du grand séminaire. Son collègue évêque auxiliaire, Daniele Libanori critiquera vertement son attitude. Mais sauf erreur, l’évêque de Rome, dont De Donatis est l’adjoint, ne s’appelle-t-il pas François ?
Des témoignages accablants
Anna
Le 20 décembre, le quotidien Domani publie une interview d’Anna (nom d’emprunt) qui raconte ce qu’elle a subi dans sa jeunesse du fait des agissements de Rupnik, de 1985 à 1994. Elle avait 21 ans quand elle l’a rencontré, il était de dix ans plus âgé. Étudiante en médecine, mais passionnée d’art : « J’ai ressenti le besoin de grandir dans ma foi… Il est immédiatement devenu mon guide spirituel. » Anna explique : « Il était déjà une vedette pour les jeunes jésuites slovaques. Il avait un fort charisme pour expliquer l’Évangile et une grande sensibilité pour identifier les faiblesses des gens : il a immédiatement compris mes fragilités, mes insécurités et mes peurs. » Elle décrit le processus malheureusement classique du dérapage dans les contacts physiques : « Je ne pouvais pas comprendre que l’étreinte après chaque confession était une invitation à aller plus loin. » Elle révèle un penchant : « Je ne pouvais pas imaginer, qu’à l’époque où il m’expliquait que les corps dessinés sur les planches Kama Soutra sont une forme d’art, il fréquentait déjà les cinémas porno. »
Anna décrit le processus classique de l’emprise, « la peur de perdre son approbation », la dévalorisation de la victime, y compris en public, la perte de toute capacité de résistance : « C’était le début de la distorsion de mon identité et de la perte de moi-même. » Rupnik avait imprimé sa marque sur la communauté : « Le Père Marko exigeait de moi une disponibilité et une obéissance absolue, caractéristiques qui étaient aussi un trait distinctif du charisme de la communauté dont il était le garant devant l’Église au nom de l’archevêque de Ljubljana de l’époque, Alojzij Chuttar. » Ajoutons l’abandon des études, l’éloignement et la rupture avec la famille : « Des années plus tard, Hosta m’a écrit pour demander pardon à moi et à ma famille, à qui on avait dit que j’étais schizophrène. »
Rupnik instrumentalise les rites et les sacrements : « Un don que le Seigneur ne fait qu’à nous… Il m’embrassa sur la bouche, me disant que c’était ainsi qu’il embrassait l’autel où il célébrait l’eucharistie. » On croit toujours avoir touché le fond, mais là il y a du nouveau. Reprenons le témoignage d’Anna : « Le Père Marko m’a demandé de faire des trios avec une autre sœur de la communauté, car la sexualité devait être, selon lui, libre de possession, à l’image de la Trinité… » Et pour compléter la panoplie, voici les exercices ignatiens : « Vous devez comprendre comment fonctionne le discernement ignatien : vous êtes appelé à une disponibilité et une ouverture totales, et c’est votre père spirituel qui vous guide dans la compréhension de ce qui est bien et de ce qui est mal. »
Anna raconte comment le supérieur de Rupnik, Tomas Spidlik, l’a sèchement éconduite (ce qui ne l’a pas empêché de devenir cardinal). A la question : « Avez-vous été aidée par quelqu’un à ce moment-là ? », Anna répond : « Personne ne m’a aidée : ni la supérieure Ivanka Hosta vers qui je me suis finalement tournée, ni les autres sœurs de la communauté, pas même les supérieurs de Rupnik, ni l’archevêque. » Et de décrire comment elle a été ostracisée, et les « marques indélébiles sur mon esprit et sur mon corps », et sur sa vie affective : « Je n’ai jamais pu avoir de relation affective et fonder une famille. »
Anna ne fut pas la seule victime : « Au début des années 1990, il y avait quarante et une sœurs (dans la communauté) et d’après ce que je sais, le Père Rupnik a réussi à en abuser près de vingt. »
Ester
Le 29 décembre 2022, c’est l’ancienne secrétaire d’Ivanka Hosta qui est interrogée par Domani, sous le pseudonyme d’Ester. Elle a aujourd’hui 60 ans. Comme Anna, elle a fait partie des premières sœurs de la communauté. Elle parle du silence, tant des jésuites que de l’Église, qui a protégé Rupnik. Ester explique comment il avait « construit un mur entre Ivanka et les autres sœurs de la communauté qui ne pouvaient se confier à elle… » Ivanka ne savait pas transmettre son charisme,« lui seul pouvait interpréter ce don et le transmettre ».
Comme Anna, Ester aussi est isolée de ses contacts : « Il m’a interdit de vivre une profonde amitié avec l’une des sœurs… m’a ordonné de couper les liens avec elle… Et ne n’est pas tout : le Père Rupnik nous a demandé d’écrire une lettre à nos parents et à notre famille pour les informer que nous n’aurions plus aucune relation avec eux pendant un an. » En 1994, quand Anna a parlé de ce qui s’était passé, « beaucoup d’autres personnes sont venues me dire qu’elles avaient été abusées par Rupnik… Je les voyais pleurer depuis des années, depuis 1985, mais ce n’est qu’alors que j’en ai compris la raison ».
Loin d’être une libération, le départ de Rupnik a laissé des séquelles. La supérieure, par crainte que l’affaire ne s’ébruite, a adopté une attitude répressive, contrôlant tout. Et revoilà la confession : « Nous ne pouvions plus choisir librement notre confesseur, ni même tout lui dire. On a également vérifié ce que nous avions dit en confession, et les réponses données par le confesseur. » La prière personnelle était l’objet d’un contrôle strict, « la liberté individuelle a été presque entièrement supprimée ». La moitié des sœurs ont quitté la communauté.
A la question : « Y a-t-il eu une réaction des jésuites ou de l’Église ? », réponse : « aucune ». Ester raconte qu’elle est allée tout raconter aux jésuites, et encore en 1998 à Francisco Engaña, alors délégué pour les maisons internationales des jésuites à Rome,« mais là encore rien ne s’est passé ». Sur les sœurs qui vivent actuellement dans la communauté, ses paroles sont terribles : « Beaucoup souffrent de graves problèmes physiques et mentaux… Certaines prennent des drogues qui les dévastent… D’abord Marko et ensuite Ivanka ont réussi à leur enlever le peu d’estime qu’elles avaient pour elles-mêmes. »
Toujours selon Domani, Ester a écrit en juin 2022 une lettre sur les abus de Rupnik, adressée aux jésuites et à diverses personnalités, au préfet (jésuite) du Dicastère pour la Doctrine de la Foi, Luis Ladaria, au cardinal vicaire Angelo De Donatis : aucune réponse. « Et dire, ajoute Ester, que je connais personnellement beaucoup d’entre eux. »
Quelques questions
Rassurons-nous, tout ce que nous venons de relater, et qui n’est pas contesté malgré l’usage de pseudonymes, est prescrit, verrouillé. Pourtant, dans des cas graves touchant des abus sur mineurs, la prescription a pu être levée. On insiste ici sur le fait qu’il ne s’agit pas de mineurs. Non, mais il s’agit de jeunes religieuses sous l’emprise du prédateur. Sur des cas d’une telle gravité, les affaires sont souvent traitées au-delà du délai de prescription. Associated Press rapporte que Kurt Mertens, avocat canoniste, trouve « étrange » que le Vatican n’ait pas renoncé à la prescription, ajoutant que cela lèverait le doute sur le fait qu’un jésuite connu pourrait avoir bénéficié d’un traitement de faveur de la part d’un pape jésuite, d’un préfet jésuite du dicastère et d’un procureur, lui aussi jésuite.
Il apparaît maintenant qu’Anna n’est pas la seule victime : une vingtaine selon son témoignage, beaucoup d’autres selon Ester. Libanori parle de neuf. Personne ne semble non plus s’inquiéter de la conduite de Rupnik entre 1993 et 2015. Le Dicastère pour la Doctrine de la Foi n’a pas fait le rapprochement entre les deux épisodes avant de clore le dossier. Quand les jésuites ont ouvert la possibilité pour des victimes de se signaler, une dizaine de personnes se seraient manifestées dans les jours qui ont suivi. Jusqu’où tiendra le rempart qui protège Rupnik ?
Pourquoi et par qui l’excommunication de Rupnik, a-t-elle été levée presqu’aussitôt qu’elle avait été prononcée ? En droit, seul le pape a le pouvoir de prendre une telle mesure. La levée de l’excommunication pourrait-elle avoir été prononcée par Ladaria ? On voit mal qu’il aurait pu le faire sans l’aval du pape. Selon Il Messaggero, qui se réfère à « une source autorisée », Ladaria avait décidé de la confirmer, le pape l’aurait contraint à la lever. Quand on a demandé à Arturo Sosa ce que le pape savait de l’affaire, il a répondu qu’il « pouvait imaginer » que le préfet du dicastère avait informé le pape de cette décision.
Pourquoi Rupnik s’est-il vu infliger une punition aussi légère ? Et pourquoi a-t-il pu diriger encore des exercices spirituels, donner des conférences sur le site d’Aletti et sur Youtube, prêcher une retraite à des prêtres slovènes en août 2022, recevoir une distinction de l’Université Paraná, au Mexique, le 30 novembre dernier ?
Cette affaire en rappelle d’autres
Le cas Rupnik était bien destiné à ne jamais sortir, comme on le voit à l’embarras que cause chez tous les protagonistes la diffusion sans doute inattendue, et mal préparée, des premières informations. Il a pourtant bien des chances de devenir « l’affaire Rupnik ». On doit constater qu’elle implique, en concentré, tous les aspects qu’on retrouve dans toutes les affaires d’abus dans l’Église catholique, qu’elle touche la Compagnie de Jésus, peut-être la plus importante congrégation de vie religieuse et la plus influente, et enfin que le pape lui-même est concerné. Le problème est d’autant plus grave que, dans tous ces domaines, cette affaire en rappelle d’autres.
Sur le mécanisme de l’emprise, tout y est. L’influence paternelle du prédateur, l’alternance de paroles et d’attitudes enjôleuses, de menaces et de propos dévalorisants, parfois proférés en public, le discrédit porté sur l’équilibre mental des victimes, l’éloignement de la famille et l’isolement, le dévoiement des sacrements, l’instrumentalisation de la confession (un grand classique, bien commode), et dans ce cas, des exercices spirituels. Pourquoi se priver ?
Sur la dissimulation et les complicités, on atteint ici un sommet. Qu’on fasse le compte de tous ceux et celles qui savaient : les religieuses de Loyola, les nombreux destinataires des lettres d’Anna et d’autres, et jusqu’au plus haut niveau. Allait-on s’attaquer à un pareil « monument » ? Too big to fail.
Perverse l’attitude du Dicastère pour la doctrine de la foi : on ne prend en compte que le cas d’Anna : les faits remontent à 1993, ils sont prescrits. Mais les jésuites disent avoir demandé la levée de la prescription et qu’elle a été refusée. Dans les cas graves, c’est possible. Et d’autres cas sont maintenant signalés, mais on ne va pas y regarder. La victime est une femme majeure, donc il s’agit simplement d’un acte sexuel, certes transgressif, mais on oublie l’emprise personnelle du prédateur.
Et les jésuites ? Les voilà divisés, heureusement des voix se sont élevées. Mais le fait est, que dans ce cas, la Compagnie de Jésus va être regardée comme une vaste entreprise de dissimulation. Comme au Chili. Dans l’abominable affaire Poblete [5], un jésuite qui s’était rendu coupable des pires outrages sur la personne d’une jeune femme, tout a été fait pour ne pas divulguer les résultats d’une enquête : certains éléments (significatifs cependant) ont été rendus publics et seulement un résumé transmis à la justice. Une vaste enquête sur une longue période, menée par la suite, a montré que tous les Provinciaux successifs avaient couvert de tels abus. C’était au Chili, cette fois c’est à Rome.
Mais le pape ? Il a pourtant connu des passages douloureux, quand il a dû assumer la colère froide de tout un peuple en Irlande, ou quand il a dû, au Chili, écrire dans une lettre rendue publique : « J’ai commis de graves erreurs. » Mais on peut encore nourrir quelques doutes. En Argentine, le cas Zanchetta : le premier évêque qu’il a nommé en 2013. Accusé d’abus sur des séminaristes, il a d’abord été exfiltré à Rome, puis condamné à quatre ans et demi de prison (rien que cela). Il purge sa peine, mais pas en prison, dans une congrégation religieuse pour cause de maladie cardiaque. On peut aussi se rappeler que la Conférence des évêques d’Argentine, alors présidée par Jorge Mario Bergoglio, avait commandé à des avocats une énorme étude (plusieurs milliers de pages) pour tenter d’innocenter Grassi, un prêtre pédophile qui fut cependant condamné à quinze ans de prison. Le pape donc, ignorait-il tout des agissements de son « ami » Rupnik quand il l’a reçu le 3 janvier 2022 ? Est-il pour quelque chose dans la levée de l’excommunication ?
Pour conclure (provisoirement sans doute), indignons-nous, hurlons notre indignation quand nous constatons qu’il s’agit encore une fois d’abus perpétrés sur des religieuses par un clerc dépositaire d’un pouvoir. Qui ne sait qu’elles sont souvent entrées jeunes au couvent, pas vraiment aguerries, si l’on ose l’expression, et qu’elles vivent sous le régime de la règle d’obéissance, et à l’écart du monde ? Le problème semble être général. Golias a fait la place qui convenait à ce qui a été mis au jour en France à ce sujet, et a aussi parlé de l’Afrique. Toujours dans les colonnes de Golias, nous avions révélé ce qui arrive aux malheureuses religieuses du Kérala, en Inde, celles qui sont violées et dont le prédateur, un évêque, est acquitté à l’issue d’un procès inique, celles qu’on retrouve suicidées ou mortes au fond d’un puits, par accident, bien sûr [6]. La seule suite des démarches faites à Rome par les plaignantes ou celles qui témoignent se sont terminées par leur exclusion.
Il s’est trouvé quelqu’un pour penser à « demander pardon pour ce scandale ». L’idée n’est pas neuve, un peu usée sans doute… Pendant ce temps-là, l’incendie est peut-être en train de se propager.
Notes :
[1] Association d’hommes laïcs tout à fait conservateurs, grands défenseurs de la famille et de la morale, dont le fondateur a été béatifié par François en 2020. [2] Le Figaro 26 décembre 2022/ [3] Silere non possum (je ne peux pas me taire) et Missa in Latino sont des médias très conservateurs, Left est considéré comme libéral. [4] Le Dicastère pour la doctrine de la foi (parfois abrégé en DDF) remplace la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (CDF) depuis la récente réforme de la Curie. [5] https://nsae.fr/2019/08/09/chili-poblete-%E2%80%89polvete%E2%80%89-les-jesuites-a-leur-tour-dans-la-tourmente/ Voir aussi La bataille d’Osorno. [6] Golias Hebdo n° 589 (5-11 sept. 2019) et n° 707 (10-16 fév. 2022). [7] https://www.aciprensa.com/noticias/denunciante-del-caso-rupnik-no-descansare-hasta-que-la-historia-se-aclare-19905Source : Golias Hebdo n°751. Reproduit avec l’aimable autorisation de Golias.