Par Jean-Pierre Schmitz.
Cet article est extrait du dossier du numéro 113 de la revue Les Réseaux des Parvis intitulé « L’autre, notre ennemi, notre adversaire » [1].
« Lorsque nous comprimons notre personnalité multidimensionnelle dans le corset d’une identité unique… alors il nous devient plus facile de voir en l’autre un ennemi. »
Cette déclaration de Salman Rushdie, qu’elle qualifie de magnifique, est citée par Delphine Horvilleur (Le Journal du Dimanche, 4 septembre 2022). Elle précise ensuite que l’obsession identitaire assigne une place qu’on occuperait pour toujours, par notre naissance, notre ethnie, notre origine…
Tout d’abord, qu’appelle-t-on ennemi ? C’est essentiellement l’ennemi de la nation, pas vraiment les ennemis des personnes. Comme le mot guerre, le mot ennemi fait peur, et on essaie de ne les utiliser que dans des situations exceptionnelles.
Dans ce qu’on désigne habituellement comme la dernière guerre, celle de 39-45, on parlait de l’Allemand – sous-entendu le pouvoir étatique – comme l’ennemi (les deux mots employés au singulier). Les citations à l’ordre de l’Armée de militaires tombés au combat faisaient mention du feu ennemi, ou des assauts de l’ennemi.
En fait, en dehors du cadre des opérations militaires, on mentionnait rarement à l’époque le peuple allemand comme un ennemi. On ne parle d’ennemi que dans les situations de guerres « officielles », suite à une déclaration de guerre par le pouvoir politique. Dans les autres conflits, on parle de rebelles, nationalistes, terroristes, insurgés, etc. L’ennemi est généralement désigné comme tel par celui qui subit l’agression.
Par contre, l’agresseur, avec toujours de bonnes raisons, ne parle pas de guerre. En Ukraine, le pouvoir russe mène une opération militaire spéciale et qualifie le pouvoir ukrainien de junte nazie !
En Algérie, l’armée française menait des actions de « pacification » contre les nationalistes.
Qualifiés ou non de guerres opposant des ennemis, des évènements violents ont marqué l’Histoire et l’actualité ; on peut citer les guerres de religion et de fondamentalismes religieux, et également les guerres coloniales et de dominations sous des formes variées.
L’Évangile de Matthieu, ch. 5, rapporte cette déclaration de Jésus : Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux. Cette parole, qui est souvent entendue comme message de générosité et d’humilité, est en réalité profondément subversive. Comme Paul le dira en prônant l’universalisme, il faut soustraire la vérité à l’entreprise communautaire, qu’il s’agisse d’un peuple, d’une cité, d’un Empire, d’un territoire ou d’une classe sociale.
Dans la parabole, Jésus cite en exemple le « frère ennemi » samaritain qui est le seul à secourir son prochain en difficulté. Parmi les dix lépreux, donc de ce fait exclus de la société, qui sont guéris après leur rencontre avec Jésus, un Samaritain est le seul à revenir manifester sa gratitude.
Ce message de paix, de partage et d’amour est indissociable d’une incitation à l’universalisme et doit donc contribuer à désamorcer les sources de conflits et de guerres.
Selon Paul, l’universalisme implique aussi d’être libre vis-à-vis de la Loi, même si cela est considéré comme sacrilège par les juifs de son temps. Ainsi en 2 Corinthiens, il écrit : « La circoncision n’est rien, et l’incirconcision n’est rien, mais l’observation des commandements de Dieu est tout. Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. »
Comme l’indiquent clairement les citations ci-dessus de Salman Rushdie et Delphine Horvilleur, lorsque les revendications d’identité sont absolutisées, les risques de conflit peuvent devenir désastreux. L’exemple le plus terrifiant fut évidemment le nazisme prônant comme quasi-religion d’État le racisme, la pureté ethnique, etc., avec comme conséquence que l’Allemand soit devenu l’ennemi pour ses voisins et pour le monde.
Malgré tout, et c’est un signe d’espérance, il reste essentiel de saluer les comportements d’individus ou de petits groupes qui refusent de se considérer en ennemis. Nous avons tous entendu parler des moments de fraternisation des combattants des deux camps ennemis dans les tranchées lors de la guerre de 14-18. Les rencontres entre Palestiniens et Israéliens refusant de s’enfermer dans leurs identités dans leurs pays en guerre sont aussi signes d’espoir de paix, il y en aurait beaucoup d’autres.
Note :
[1] https://nsae.fr/2023/01/03/les-reseaux-des-parvis-n114-lautre-notre-ennemi-notre-adversaire/