Ayons de l’ambition
Christine Fontaine.
Le bonheur ni au ciel ni sur terre !
Il y eut un temps dans l’Église, nous dit-on, où ce texte des béatitudes fut utilisé pour faire taire la révolte des masses. On disait aux pauvres de se réjouir de ne rien posséder sur la terre puisque le royaume des cieux leur appartient. On laissait pleurer les malheureux : leurs larmes annonçaient un avenir de consolation éternelle. Quant aux doux, on pouvait leur faire violence, on pouvait même voler leur bout de terre, puisque Jésus leur promettait de recevoir la terre entière en héritage. On invitait les miséricordieux à continuer de pardonner à leurs bourreaux dans l’attente d’une récompense pour plus tard. Les cœurs purs, ceux qui n’ont pas le cœur bouché par l’avarice, verraient un jour le Bon Dieu ; alors de quoi pouvaient-ils se plaindre aujourd’hui ? Et quel honneur plus grand pour les artisans de paix que d’être appelés un jour Fils de Dieu.
Il y eut, paraît-il, ce temps où les béatitudes furent interprétées ainsi. Mais il y eut un autre jour où certains se sont levés et ont dénoncé cette religion « opium du peuple ». Cette religion où le peuple a le devoir de tout supporter aujourd’hui en vue d’un bonheur pour demain, dans le ciel. Ceux-là ont montré aux pauvres que le discours sur la Montagne était pain béni pour les exploiteurs, dont les Grands de ce monde et ceux de l’Église faisaient partie. Alors des foules d’exploités se sont levées ; elles ont refusé d’attendre sur cette terre un bonheur toujours promis pour plus tard. Elles se sont battues parfois avec violence pour que justice leur soit faite dès maintenant, pour que la terre soit partagée équitablement entre tous dès aujourd’hui. Elles y ont cru, elles ont combattu jusqu’au sang… et on ne peut pas dire que ce fut concluant… Aujourd’hui les riches le sont de plus en plus et la misère des autres s’aggrave de plus en plus. La plupart des exploités ne mettent certes plus leur espérance dans le ciel, mais ils ne la mettent pas d’avantage dans un avenir qui chanterait sur terre.
À quoi bon !
Nous sommes ainsi passé d’un désenchantement d’une religion qui faisaient miroiter le ciel pour faire supporter le malheur ici-bas à un désenchantement de l’existence humaine sur la terre. Nous connaissons les méfaits d’une religion opium du peuple : nous ne pouvons plus nous contenter de vivre en espérant un bonheur pour demain au ciel. Mais nous connaissons aussi les méfaits du stalinisme ou du nazisme qui prétendaient chacun à leur manière procurer le bonheur dès maintenant. Nous sommes désabusés, désenchantés, sans grand espoir ni pour aujourd’hui ni pour demain.
« Le démon de notre cœur, disait Bernanos, s’appelle ‘À quoi bon !’ » À quoi bon se battre pour un monde plus juste ? À quoi bon vouloir que la douceur l’emporte sur la violence ? À quoi bon lutter pour que la justice ne soit pas sans miséricorde ? À quoi bon ! Et, progressivement, nous limitons nos ambitions à un entre-soi qui seul semble être à notre portée pour connaître un tant soit peu de bonheur. L’entre-soi peut être un nationalisme exacerbé : on nous fait croire alors que le malheur vient des autres. Il peut être un repli sur son clan ou sa famille : seul compte le bonheur de nos proches. Il peut-être enfin un repli sur soi-même : mon propre bonheur d’abord, dès maintenant et avant tout ! Et c’est le culte de l’individualisme. Nous n’ambitionnons plus le ciel mais nous n’avons pas pour autant d’ambition collective pour la terre.
Pour sortir de cette impasse, peut-être les croyants ont-ils à retrouver l’espérance que leur ouvraient les béatitudes. À ceux qui pleurent, qui choisissent la douceur et le pardon, aux artisans de paix, Jésus promet un avenir de bonheur… mais il ne précise pas si cet avenir sera sur terre ou dans les cieux. Simplement, il conjugue les verbes au futur : « ils seront rassasiés, ils seront consolés, ils seront appelés fils de Dieu… » Jésus indique aussi à ses disciples que cela n’arrivera pas sans qu’on les insulte, les persécute ou qu’on dise faussement du mal contre eux. Les lendemains qui chantent ne seront pas sans souffrance sur cette terre mais, à en croire Jésus, cette souffrance elle-même est bonne. Elle vient du désir de vivre et de faire vivre qui a sa source dans les cieux, en Dieu.
Le bonheur au ciel et sur terre
Peut-être faut-il réapprendre à ambitionner le bonheur du ciel pour avoir quelque ambition pour cette terre… Peut-être faut-il accepter de combattre dès maintenant sans se laisser arrêter par les échecs pour découvrir que le bonheur du ciel est déjà sur la terre… Peut-être l’espérance du ciel est-elle nécessaire pour construire un projet collectif de bonheur ici-bas…
Saint Paul écrivait aux Corinthiens : « Si c’est pour cette vie seulement que nous avons mis notre espoir en Christ, nous sommes les plus misérables de tous les hommes. » (1Co 15,19). Pas pour cette vie seulement ne signifie aucunement que notre espoir sera toujours déçu sur la terre. Paul s’adressait à ceux qui étaient déjà tentés comme nous de penser « À quoi bon ». Il leur disait de tenir bon et de croire – sans forcément voir – que leur travail n’est pas vain.
Les béatitudes invitent les croyants à demeurer dans l’espérance sur cette terre. « L’espérance, écrit encore Bernanos, est une vertu héroïque. On croit qu’il est facile d’espérer. Mais n’espèrent que ceux qui ont eu le courage de désespérer des illusions et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu’ils prennent faussement pour de l’espérance. L’espérance est un risque à courir, c’est même le risque des risques. L’espérance est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme. » C’est cette victoire que le Christ, dans les Béatitudes, nous invite à remporter.