Marcel Légaut.

Pour être disciple de Jésus, il ne faut pas tellement s’attacher, me semble-t-il, aux raisons extérieures qui ont aidé les premiers chrétiens à le connaître. Ces raisons extérieures n’étaient déjà pas suffisantes pour eux, il fallait qu’ils aillent au-delà pour découvrir le Christ. Ces raisons extérieures le sont encore bien moins pour nous, pour la bonne raison que vingt siècles nous en séparent et que notre mentalité est absolument différente de celle d’il y a vingt siècles, car nous avons une formation intellectuelle, en particulier scientifique, qui nous interdit absolument d’avoir des évidences spontanées, les candeurs mêmes, que pouvaient avoir nos anciens quand ils adhéraient par le dedans à Jésus. Ils adhéraient réellement, mais par des moyens, par des biais, par des médiations qui étaient au fond, semble-t-il à nos yeux, des candeurs. Nous sommes beaucoup plus exigeants qu’eux.
Nous avons besoin de beaucoup plus de vérifications, de certitudes pour vraiment croire en Jésus. Et dans la mesure où nous nous dispensons de ces certitudes, de ces vérifications, par bonne volonté, par docilité ou par paresse, il y a en nous un manque de puissance manifeste. Peut-être cette paresse, que les chrétiens ont connue depuis vingt siècles en se contentant d’exploiter le trésor initial sans y ajouter de leur propre cru, de leur propre travail, de leur propre découverte, explique que le christianisme de notre époque soit aussi peu vivant. C’est une nécessité dans l’Église de relire non seulement l’Évangile, mais les Pères de l’Église, cette littérature abondante qui se trouve religieusement confinée dans les bibliothèques des séminaires et qui est fort peu lue, quoique fort utilisée dans les références. Mais c’est une erreur de croire que cela suffit.
À part quelques grands théologiens ou quelques grands saints, il y a chez nous beaucoup plus de répétition que d’invention, mais la répétition n’est pas une invention, ce n’est même pas une fidélité. Les vrais fidèles, ce sont ceux qui inventent et qui, par conséquent, ne répètent pas. S’il y a si peu de disciples de Jésus en définitive, c’est qu’il y a beaucoup d’écoliers et très peu de chercheurs. Il y a beaucoup de gens qui enseignent ce qu’on leur a enseigné et il y a peu de gens qui témoignent de ce qu’ils ont eux-mêmes découvert. La vitalité de l’Église est beaucoup plus conditionnée par la puissance de ceux qui cherchent et qui découvrent et qui par conséquent témoignent, que par l’exact enseignement de ceux qui ne font simplement qu’enseigner.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que nos jeunes séminaristes soient déistes vis-à-vis de Jésus, puisqu’ils n’ont pas encore vécu ni peut-être jamais rencontré quelqu’un qui leur parle de Jésus autrement que dans les chapitres d’un livre d’enseignement, puisqu’ils se sont efforcés de connaître Jésus par des moyens scolaires qui ne sont qu’une répétition appauvrie des moyens qui ont pu être utiles jadis, mais qui ne le sont plus. Fatalement, ces jeunes, malgré toute leur bonne volonté, malgré toute leur générosité, ne peuvent avoir de la vocation qu’une option formelle.
D’ailleurs, entre nous soit dit, on fait tout ce qu’il faut pour la leur donner. Quand je voulais partir au séminaire, j’avais demandé à mon directeur, qui m’avait prêté un livre sur la question, comment au fond savoir si on a la vocation. Sa réponse : avoir la vocation, c’est être missionné par son évêque. Nous avons repris ça d’ailleurs pour l’Action Catholique. Bien des choses se revivifient en ce moment dans l’Église. Mais autrefois, quand un jeune de 20 ans venait demander à son directeur s’il avait la vocation, le directeur, qui désirait qu’il l’ait, ne savait pas trop quoi dire parce que ce n’était pas très palpable, vu que la personne humaine de Jésus lui était au fond une image d’Épinal. Le résultat, pour lui donner une certitude, il lui disait : « Si tu es appelé par ton évêque, c’est que tu es appelé ». Cette certitude sociologique, appuyée sur l’appel de l’évêque, semblait pour ainsi dire un point d’appui suffisant. À mon sens, c’était plutôt une canne qu’une véritable base. Cela ne ressemble pas du tout à la mission de Saint Paul, à la mission des premiers apôtres. Il faut dire aussi que les résultats ne se ressemblent pas non plus.
Source : Association Culturelle Marcel Légaut, 1963, Archives Jean Ehrhard Ed. X. Huot Cahier n° 8 tome I, p.66-67