Michel Deheunynck.

Voilà ! Nous sommes encore donc avec Jésus sur cette fameuse montagne en train d’écouter ce fameux sermon qui n’en finit pas de renverser, de bousculer les bonnes habitudes, la bonne sagesse, la bonne morale. On en avait déjà pris un bon coup dimanche dernier et voilà que maintenant, il faudrait tendre l’autre joue quand on s’est déjà fait tabasser la première ! Ben voyons ! Bientôt, pour être son disciple, il va nous demander de marcher sur la tête… Le pire, c’est que pour ne pas le contrarier, on en connaît qui seraient encore capables d’essayer. Ah, Saint-Paul, il a bien raison quand il nous dit que, si on veut suivre Jésus, faut surtout pas être bien sage.
Avant, c’était la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent. Et certains ont été tentés de s’en satisfaire. Comme ceux qui, aujourd’hui encore, défendraient la peine de mort… ou bien, plus banalement, lorsqu’on se défend de quelque indélicatesse en disant que c’est l’autre qui a commencé. Après tout, c’est de bonne guerre, comme on dit. Ou encore quand on estime que Dieu n’aimerait pas ceux qui manqueraient de foi ou de vertu. Ce serait du donnant-donnant ! Seulement Dieu, Lui, ce n’est pas un bon négociant qui monnayerait comme cela son Amour. Et si Jésus n’en veut plus de cette loi du talion, c’est justement parce que ce n’est pas cela la justice de Dieu. Non, pour Dieu, pas de différence : il fait lever son soleil et tomber la pluie sur les uns comme sur les autres, sur les gens sérieux comme sur les gens pas très sérieux, sur les gens bien comme sur les gens moins bien et même sur les gens pas bien du tout…
On peut penser qu’en écoutant Jésus sur la montagne, comme nous aujourd’hui, les bons croyants de l’époque ne devaient plus bien reconnaître ce Dieu auquel ils s’étaient habitués et qui avait fait d’eux son peuple préféré… puisqu’ils se croyaient mieux que les autres, quand même ! Mais non, désormais, plus de préférence, plus de prières pot-de-vin pour obtenir des faveurs divines, plus de dessous-de-table sous l’autel des offrandes. Dieu est maintenant ami de tous. A tel point que, quand Jésus nous demande d’aimer nos ennemis, on pourrait se demander si, avec Lui, on en a encore, des ennemis ! Et pourtant, Lui, il doit savoir qu’on en a. Sinon, il ne nous demanderait pas de les aimer… Mais encore faut-il les reconnaître et les affronter comme tels pour pouvoir les aimer. Car bien sûr, les conflits, les confrontations, ça fait partie de la vie, de toute vie. Chacune et chacun de nous en a sûrement déjà eu sa part, sa dose.
Il y a des conflits qui alourdissent l’existence en parasitant, en squattant la vie ensemble ou la vie personnelle. On en a plein la tête de ces conflits-là, Jésus, et on s’en passerait bien, tu sais. Toi, par exemple, tu as bien affronté le monde religieux et il te l’a fait payer très cher ! Alors, quand, en plus, tu nous demandes de vivre ça dans l’amour ! Mais, il y a aussi les conflits, disons, plus productifs : les conflits sociaux, les mouvements de libération et d’émancipation qui ont permis à des peuples, au prix parfois de bien des souffrances, d’en sortir grandis en humanité et en dignité. Ces conflits qui, en libérant les opprimés, libèrent aussi leurs oppresseurs ! Et puis, la vie, elle-même, elle grandit à travers des conflits. Quand le bébé pique sa colère pour bien rappeler qu’il existe par lui-même et pas seulement comme un objet de soins et d’affection. Quand des ados affirment leur personnalité en défiant la tutelle parentale. Tous les parents ont connu cela, depuis les caprices de la petite enfance jusqu’aux premières sorties en boîte, aux premières relations amoureuses. Et tous ces jeunes qui décrochent pour une vie déviante plus marginale. Que des conflits ! Mais que d’amour mis à l’épreuve dans ces conflits ! La vie, elle est souvent au prix de ces conflits et de cet amour-là. Et puis, il y a encore, certains le savent bien, tous ces conflits, toutes ces contradictions, tous ces tiraillements à l’intérieur de nous-mêmes. Les psychologues nous expliquent que, ça aussi, ça fait partie de la vie, à condition bien sûr, de ne pas s’y enfermer…
Les vrais ennemis que Jésus nous demande d’aimer ; ce n’est donc pas seulement tel ou tel avec qui on s’étripe, mais tout ce qui génère des oppositions et créée des obstacles en nous et entre nous. Alors, l’amour que tu nous proposes, Jésus, ce n’est pas une petite douceur pour sentimentaux un peu naïfs. C’est un chemin avec toi vers nos ennemis. Avec Toi, nous les affronterons et, comme Toi, nous les aimerons !
Source : La périphérie : un boulevard pour l’évangile ?, Michel Deheunynck, éditions Temps Présent, p. 25