La présence réelle
Christine Fontaine
Présents à distance
« Partir, c’est mourir un peu,
C’est mourir à ce qu’on aime :
On laisse un peu de soi-même
En toute heure et dans tout lieu…
On connaît la chanson !
Pour échapper à cet avant-goût de la mort, l’humanité a progressivement inventé des moyens de combler la distance entre les personnes. On s’est toujours écrit pour maintenir la relation. À l’heure d’internet, de Skype, de Facebook et de la téléphonie mobile nous ressentons beaucoup moins le départ d’un ami ou d’un membre de notre famille – fut-ce à l’autre bout du monde – comme une certaine mort. Les techniques contemporaines nous permettent de remédier à leur absence physique. Leur présence à distance demeure réelle même si elle n’est pas aussi concrète que lorsque nous vivons à proximité les uns des autres. Mais quoi qu’on fasse pour maintenir des relations malgré la distance, nous venons tous butter sur une distance irrémédiable : celle de la mort. La nôtre et celle de ceux que nous aimons. Si partir c’est mourir un peu, mourir c’est partir définitivement.
Présents par-delà la mort
Il est question de distance dans cet épisode de la résurrection de Lazare. Jésus est loin de Béthanie lorsqu’on vient lui apprendre que Lazare est malade. Il creuse cette distance géographique par une distance temporelle : « Quand il apprit que celui-ci était malade, il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait. » Il est aussi beaucoup question de mort. Quand Jésus évoque dans quel état se trouve Lazare, ce qu’il dit est totalement impossible à suivre. D’abord, selon Jésus, cette maladie ne conduit pas à la mort. Ensuite Lazare s’est simplement endormi. Et lorsque les disciples lui disent que s’il dort il va guérir, Jésus précise qu’il est bel et bien mort. Quand on ne connaît pas le dénouement de la scène, c’est vraiment à n’y rien comprendre. Jésus, en ce qui concerne Lazare, se contredit totalement. Et le fait que nous connaissons la fin de l’histoire n’enlève rien à cette contradiction : cette maladie qui ne devait pas conduire à la mort l’a bien conduit à la mort, aux dires même de Jésus. Pour les disciples, croire Jésus sur parole c’est le suivre sans chercher à trouver une cohérence dans ces affirmations contradictoires.
En fait la cohérence de Jésus est ailleurs. En effet nous sommes à la veille de la Passion. Et, à l’occasion de la mort-résurrection de Lazare, il est d’abord question de préparer les disciples à la mort de Jésus et à leur vie avec lui par-delà sa mort. Les disciples depuis trois ans ne l’ont jamais quitté. Il était bien visible et audible comme n’importe quel autre être humain. Il va leur falloir passer de ce type de présence à une autre : d’une lumière extérieure à une autre intérieure qui leur permettra de traverser la grande nuit qui s’annonce. « Celui qui marche pendant le jour ne trébuche pas, parce qu’il voit la lumière de ce monde ; mais celui qui marche pendant la nuit trébuche parce que la lumière n’est pas en lui », dit Jésus.
Les disciples connaissent le danger. Lorsque Jésus envisage de retourner en Judée, ils lui disent : « Rabbi, tout récemment, les Juifs là-bas cherchaient à te lapider, et tu y retournes ? » La mort de Jésus est imminente. Elle va plonger ses amis dans une nuit obscure. Jésus les y prépare. Par ses paroles incohérentes sur la mort de Lazare, il leur prouve que la distance n’exclut pas une proximité réelle. Pour cela, Jésus se maintient à distance géographique et creuse la distance temporelle entre lui et Marthe et Marie ainsi que Lazare. « Jésus aimait Marthe et Marie, ainsi que Lazare », dit l’Évangile. L’amitié qu’il a pour cette famille fait que Jésus est présent à leur épreuve. Il la connaît. Bien que Marthe et Marie l’ignorent, il suit ce qui se passe pour leur frère. Il en rend témoins les disciples en leur annonçant la mort de Lazare, malgré la distance géographique qui le sépare de lui. De même, Jésus aime ses disciples. Ils vont avoir à vivre une séparation non plus seulement géographique et temporelle mais totale. Croyez, leur dit-il, que cette séparation absolue est le prélude à un autre style de relations encore plus fortes et plus intimes que celles que j’ai eues jusqu’à présent avec vous.
Jésus leur annonce ce qu’ils ne peuvent encore comprendre : il va disparaître à leurs yeux pour faire véritablement corps avec chacun d’entre eux. Sa présence leur sera d’autant plus réelle qu’il les guidera de l’intérieur. Leur propre corps charnel sera la demeure de Dieu. Ils seront alors la présence réelle de Jésus-Christ sur cette terre. Il s’agit pour les amis de Jésus de croire envers et contre tout ce que l’on peut voir ou comprendre qu’il est la résurrection et la vie. La foi est le lien indestructible qui leur permet de demeurer en Dieu, à la source de toute vie, par-delà la mort. « Si nous avons connu le Christ à la manière humaine, ce n’est plus ainsi que nous le connaissons », écrira saint Paul.
Réellement présents
C’est dans ce passage d’une manière humaine de connaître à une autre que nous sommes engagés aujourd’hui à la suite des apôtres.
Il ne s’agit pas seulement de connaître le Christ mais aussi de nous connaître les uns les autres. Nous le savons bien toutes les techniques du monde pour nous maintenir en relations sont artificielles si le cœur n’y est pas. Nous ne pouvons-nous connaître réellement que par le cœur, qu’en épousant les souffrances et les joies de ceux que nous aimons. C’est à tenter de connaître tout homme de l’intérieur que nous sommes invités aujourd’hui.
Dieu est Amour et l’amour ne passera jamais. Dieu est Amour et il est la Vie. Aimer Dieu et les autres, dépenser ainsi sa vie fut-ce apparemment en pure perte, c’est en vérité faire reculer la mort en abattant les murs de séparation entre les hommes.
Dans ce combat pour la vie, il arrive inévitablement que la mort nous touche. Il ne s’agit pas de nier l’immense douleur de la séparation. Il nous reste à pleurer comme Jésus sur la mort de son ami. Car sur cette terre si la mort est à combattre, elle n’est pas définitivement vaincue. Nous avons le droit de pleurer la mort d’un proche. Nous ne sommes pas faits pour vivre séparés de ceux que nous aimons. Certes, Jésus l’affirme, l’amour qui nous unit demeure par-delà la mort, mais sur cette terre la mort nous sépare encore. « Il faut que le Christ règne jusqu’à ce qu’il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. Et le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort » écrit Paul aux corinthiens (1 Co 15,25). Dans l’espérance de ce jour, ne vivons pas dans le déni de la mort et de son lot de souffrance aujourd’hui !