Dieu serait-il comestible ?
Michel Deheunynck.
Nous poursuivons donc, de dimanche en dimanche, ce discours de Jésus sur le pain de vie dans l’Évangile de Jean. Un discours toujours aussi grandiose, mais toujours aussi un peu… indécent. Car enfin, de quoi est-il question aujourd’hui ? De manger sa chair et de boire son sang ! Du vrai cannibalisme en quelque sorte… Manger sa chair ! Il n’y a que Jean qui utilise ce mot « chair » et dès le début de son Évangile « Le verbe s’est fait chair ! » nous dit-il. Ses trois collègues évangélistes utilisent, eux, le mot « corps ». En Jésus, Dieu serait donc comestible ! C’est une bien étrange communion avec Lui qui nous est proposée… la chair, le sang : quelles images plutôt saugrenues pour évoquer la vie divine ! Et avec quelle insistance en plus !
C’est vrai que, dans la culture juive, la chair, le sang, ça veut dire : la vie tout entière. Alors que, nous, on dirait plutôt « corps et âme »… la vie avec Dieu, comme une vie qui rejaillit, qui resurgit à tout moment, en n’oubliant pas que cette vie, elle est aussi et toujours à offrir aux autres, à partager avec eux. C’est cela la communion universelle, le fameux Royaume de Dieu.
C’est vrai aussi que, dans cet Évangile de Jean, Dieu tel que Jésus nous le propose n’est pas un dieu lointain, là-haut dans le ciel auquel on accèderait par l’adhésion à des dogmes ou par la pratique de rites, mais comme une nourriture, comme un carburant qui alimenterait toute notre vie. Dans cet Évangile, c’est ainsi que l’on s’unit à Jésus. Non pas d’abord en apprenant des choses sur Lui ou en récitant des prières, mais d’abord par une relation avec Lui dans notre humanité. Avec Lui-même, en personne. Ce Jésus qui nous sourit, qui nous tend la main, qui se moque des puissants, des bien-pensants, des donneurs de leçons, qui renverse les rapports humains et invente une vie toute neuve. Et beaucoup qui se sont sentis dégradés dans leur vie auraient bien envie de se sentir concernés par cette vie toute neuve.
Et c’est pour cela qu’Il nous propose de l’accueillir, de le recevoir en vérité, de communier avec Lui, marcher avec Lui, partager avec Lui ses amours et ses révoltes, son projet de solidarité entre tous et, pour cela, sa volonté de changer le monde.
Son corps, c’est la chair de tous les malmenés ; son sang, c’est celui de tous les crucifiés. Son corps livré, son sang versé, nous dit-il, parce qu’Il s’est donné Lui-même au peuple, en dérangeant les pouvoirs civils et religieux, quand ces pouvoirs soumettent et s’aliènent le peuple.
Communier avec Lui, c’est donc, pour nous aussi, donner, à notre tour, un peu de nous-mêmes pour que d’autres, et pas seulement ceux qui nous sont proches, vivent un peu plus, existent un peu plus, se fassent reconnaître, se fassent respecter, quitte à déranger, nous aussi, pour cela. Dans le partage de la communion, Il nous dit « Ce que Je fais, faites-le, vous aussi ! »
Communier, ce n’est donc pas d’abord un rite religieux. C’est un geste qui témoigne de notre attachement vital à Jésus et qui nous compromet avec Lui. Mais cela veut dire aussi que Lui-même se compromet avec nous, à chaque étape, dans les épreuves comme dans les avancées ; dans les rapports conflictuels comme dans les liens de fraternité et de solidarité ; dans les moments de doute comme dans la confiance retrouvée ; quand nous sommes sur nos croix comme quand ressuscite en nous le goût de la vie.
Il est en nous comme nous sommes en Lui. Car, comme nous le disions dimanche dernier, nous sommes son Corps. C’est tout le sens de notre communion à son pain de vie.
La périphérie : un boulevard pour l’évangile ?, p. 99